Chapitre 1 (partie 1)
Les regards sur moi me dérangent, plus que d’habitude.
Je continue d’avancer, et tous ces regards continuent de me brûler la peau.
Pourtant, il n’y a rien de plus ou de moins visible sur moi que d’ordinaire.
Je ne peux ignorer qu’elles me scrutent, m'analysent, me jugent; elles veulent savoir si je vais être violent, si je suis un danger.
Elles changent de trottoir, les enfantes me montrent du doigt, se retournent sur mon passage.
Au cas où… quoi ? Pris d’une pulsion meurtrière, je me mettrai à attaquer tout ce qui se trouve autour de moi ?
C’est ridicule !
Elles m'ont vu grandir, me connaissent… mais maintenant que je ne suis plus un enfant, que je ne suis plus une “curiosité inoffensive”…
Je suis un homme.
Grand, impulsif, agressif… violent…
À 17 cycles de Saisons Gravisiennes, plus personne ne peut me confondre avec une fille maintenant.
Dans tous les cas, enfant ou adulte, je ne serais jamais rien d'autre qu’un intrus, une présence silencieuse dans les vies de femmes gênées de mon existence…
J’entends Molly dans ma tête me dire qu’elles ont peur.
Je comprends la peur.
Je respire un grand coup, et j’entre dans la boutique. Je m’avance de quelques pas. La cloche n’a même pas terminé de tinter mon entrée que trois femmes sortent précipitamment. Parmi elles, la mère de Charline. Elle vit en face de chez nous. Ce n’est pas comme si c'était la première fois qu’elle me voyait…
Le magasin ne s'est pas complètement vidée à mon arrivée.
Il y a toujours eu plusieurs réactions à ma présence; il y a celles qui me fuit sans la moindre discrétion, celles qui m'ignorent complètement, pour lesquelles je n’existe pas, mais finalement ce sont celles qui osent s’adresser à moi qui me dérangent le plus.
En général, les femmes de cette catégorie ne sont plus toutes jeunes. Elles savent que je ne représente pas réellement un danger. Elles ont connu une époque où les hommes était un peu plus nombreux qu’aujourd’hui, elles n'ont pas peur.
Ce qui est bien pire en fait, parce que ce sont elles qui répandent les histoires du passé qui terrorisent les autres habitantes du quartier. Des histoires racontent leurs propres points de vue, en déformant la réalité, et en mélangeant les dates, comme si les chasse aux sorcières terriennes étaient de leur temps… Les génocides donnent naissance à une haine qui se transmet de génération en génération.
Sur Gravis il n’y a jamais eu de violence masculine, seulement des mensonges et de l'ignorance.
L’apothicaire fait partie de ces femmes. Malgré son statut de “parva-media” elle est respectée par la communauté en raison de son ancienneté. C’est notre pharmacienne.
À la seconde où je mets les pieds dans sa boutique, je sais qu’elle me surveille. Elle attend avec impatience que je fasse quelque chose de répréhensible.
Depuis mes 11 cycles, je suis chargée de récupérer le traitement de Molly, et c'est précisément à cette période qu’elle a fait installer des caméras de vidéo-surveillance. Elle a dû se les procurer sur Fàinne. Ces appareils sont bien plus fréquents là-bas qu'ici.
Ma mère a fait comme si ce n'était qu’une coïncidence, les autres habitantes n'ont rien remarqué. Molly, elle, était scandalisée. Elle a menacé ma mère de ne plus prendre ces médicaments si elle ne faisait pas quelque chose. Je l’en est dissuadée, bien sûr; a quoi bon..? Je ne reste jamais longtemps de toute façon.
L'odeur des mélanges d’herbes et de produits désinfectants me pique le nez. Je m’approche du comptoir immaculé. Mes pieds nus sur le marbre froid me donnent encore plus le sentiment de ne pas être à ma place.
Molly ma trouver “légèrement excessif” lorsque je lui est fait part de ma théorie selon laquelle cette femme aurais choisie volontairement un sol froid et inconfortable dans sa boutique. Elle serait bien assez arrogante pour affirmer subrepticement QUI à sa place chez elle.
Seuls les “Parva Media” comme l’apothicaire, porte des souliers souple ou des sandales sur Gravis, en signe de reconnaissance envers les castes sup qui les ont autorisé à quitter Fainne pour une vie plus agréable sur cette belle planète.
Il est de coutume que les familles fortunées, elles, ne portent rien au pied en dehors de quelques bijoux.
“Gravis est une planète propre, ou l’on se balade en toute sérénité.”
“Les chaussures c’est fait pour les Fàinniennes. Cela les protège des maladies, des infections, et la saleté, des blessures éventuelles dans des rues mal entretenues… pas pour nous dans notre bel environnement saint.”
Dans notre capitale, aucune femme de bonne famille ne portera jamais de souliers sur Gravis. Cela reviendrait à dire ouvertement que tu n’a pas confiance en notre gouvernement, et notre organisation parfaite, toi qui pourtant joui de tous ces privilèges…
Une femme me double dans la file d’attente et s’adresser directement à l’apothicaire. Je crois reconnaître la sœur de Lyrae. Je n'ai pas eu le temps de bien la voir lorsqu’elle est passée près de moi et maintenant elle est de dos, mais la coloration de ces poils en magenta me confirme que c’est elle, ou au moins l’une de ces amies. Je m'écarte de deux pas.
“Tu dois toujours, en toute circonstance rester à 5 pas derrière.”
Elle n'est pas dérangée par ma présence. Comme si je n'étais pas là. J’attends qu’elle ait terminé de passer sa commande, et me place devant la pharmacienne qui me regarde, d’un air interrogateur, comme si c'était surprenant de me voir ici alors que je viens, le même jour, chaque semaine.
Je lui donne le nom de Molly, bien qu’elle le sache pertinemment. Elle entre le nom dans son système et retrace l'ordonnance de ma sœur.
- Alooorrs, Quesque çaaa nous diiiit ? marmonne-t-elle dans sa barbe, - Des recharges d'oxygénothérapie, - des capsules froides pour auto-doc + pro, - des Gintenolol… elle me regarde sans redresser la tête, "Que comptez-vous faire de ces médicaments, Jeune-Homme?"
- Vous savez qu’il s'agit du traitement habituel de Molly, que je viens récupérer comme d’habitude.
- Ce ne serait pas plutôt pour fabriquer une drogue, dans le but d’abuser d'une jeune fille innocente?
- Avec des bêtabloquants ?
- hoooo, mais associée à 200 mg de feuilles de Virola-T, vous aurez assez de psychotrope pour modifier un état de conscience pour une nuit complainte…
- Merci du tuyau… dis-je un sourire en coin avec un clin d'oreille tout en prenant le sac de médicament tout juste sortie du distributeur automatisé, pour ensuite m'éloigner de la femme au visage blanc de stupéfaction.
Molly a suivi la scène avec délectation, depuis le temps qu’elle rêve de clouer le bec à cette vieille folle…
- Arrête de rire ! je n’aurais pas dû faire ça.
- Oui ça pourrait te retomber dessus, ou pas d'ailleurs, mais reconnaît que c'était quand même drôle de voir sa tête se décomposer. Tu as fait attention aux caméras ?
- J’était dans l’angle mort, je suis pas si stupide.
- Dépêche-toi de nous rejoindre.
J’avance encore de quelques mètres dans cette rue où tout est si oppressant, et je tourne rapidement sur ma droite, pour m’éloigner des habitations monochromes et m’entourer davantage des arbres de la forêt.
Le chemin sera plus long, mais rien ne vaut la tranquillité… Non ?
Lise et Molly sont déjà au cabanon depuis ce matin, alors je ne les ferai pas attendre trop longtemps quand même.
J’adore quitter les mouvements de la civilisation pour m'immerger dans le calme de la forêt.
Nos villes ont quelque chose d'irréel pour moi. D'inaccessible. Je ne suis autorisé à y aller que très rarement. Je ne connaîs que le petit quartier où se trouve notre maison, et la forêt.
Même dans les rues que je connais et que je pratique tous les jours, je ne me sens pas chez moi. C’est difficile de toujours rester à 5 pas en arrière, difficile de circuler quand je suis obligé de m'arrêter chaque fois qu’une passante change de direction, etre toujour a l’affu de ce qu’il ce passe autour de moi, de changer de trottoir lorsque je croise une femme qui ce balade seul, pour ne pas l’effreiller. Alors passer par la forêt est plus simple, moins stressant, t’en pis si le chemin est plus long. De plus Gravis, est entièrement recouverte de sylves qui entourent Prìhom, elles sont particulièrement incroyables, sauvages, magnifiques.
Comme cela me plairait d'être un membre de cette harmonie... Chaque être, du plus infime au plus majestueux, a sa place, son importance. Lorsque je pénètre les murs épais de végétation, j'ai l'impression de m’introduire dans un monde à part, un monde où ni la peur, ni le mépris n’ont de place.
J'accélère malgré la sérénité du lieu. J’ai beau me sentir mieux dans cet environnement, j’ai quand même bien hâte de retrouver Lise et Molly.
Aujourd’hui est un jour important pour nous.
Je sens déjà le parfum velouté et beurré des chaussons aux pommes de Molly qui dominent les odeurs boisées de la forêt. Toutes les occasions sont bonnes pour pâtisser selon elle. Je ne vais pas la contredire.
J'entends leurs voix qui se mêlent au bruit du vent dans les branches, signe que je ne suis plus très loin.
Elles rient.
J’aime lorsqu’elles sont complices, c’est toujours beaucoup plus compliqué pour moi quand elles sont en conflit. Comment pourrais-je m’en sortir au milieu de deux tornades ? Je marche sur la mousse fraîche, en me demandant comment Lise va bien pouvoir réagir à la modification de sa puce de communication ?
Échanger avec Molly a toujours été facile, comme si elle était dans ma tête depuis notre naissance. Mais je ne peux pas m'empêcher de me demander si notre complicité est le résultat de tous ces cycles G* de cohabitation mentale ou bien le fait d’avoir partagé, à une époque, le même utérus ?
cycles G* = cycle de saison Gravienne, correspond aux années sur Terre.
Ma relation avec Lise va-t-elle changer en connectant nos puces, comme Molly et moi l’avons fait il y a longtemps ?
Bien que la température saisonnière soit douce et qu’aucune brise ne vienne me rafraîchir, comme c’était le cas avant que je ne m’enfonce davantage dans la végétation dense, les branches molles aux feuilles paresseuses ondulent joliment loin au-dessus de ma tête. Une journée parfaite et tranquille. Exactement ce dont nous avons besoin pour procéder à l'opération qui, peut-être, nous permettra de continuer à vivre l’une avec l’autre dans un environnement qui nous refuse ce luxe.
Je m’avance près du lac, elles sont installées sur la terrasse. Elles semblent captivées par leurs conversations.
« - Je suis arrivé. »
Annotations