Chapitre 35
Deux petits coups discrets frappés à la porte nous ont interrompus : Julia.
« On vous attend pour ouvrir le Champagne, Martin et Céline sont arrivés.
_ On arrive, commencez à servir ! »
Je remis mes chaussures, et passai dans la salle de bain vérifier ma coiffure, pendant que Gauthier sortait son téléphone de sa poche. Il nous rejoignit cinq minutes plus tard alors que je finissais de dire bonjour aux derniers arrivés, et nous avons commencé à manger les canapés et les petits fours, arrosés de Champagne.
J’avais amené un gros pamplemousse chinois, qu’on avait épluché avec Paul : la peau est si épaisse qu’il faut un couteau pour l’entamer, et les quartiers sont entourés d’une peau très dure, immangeable. Au final, une fois dépiauté, ça se présence sous la forme de petits morceaux de pulpe, c’est frais et doux, pas amer comme un pamplemousse classique, et moins sucré qu’une orange. Les gars regardèrent ça comme si ça allait leur sauter à la figure, et j’eus droit à une série de commentaires gentiment moqueurs sur ma « bouffe de fille » et mes « lubies de nana végétarienne », le fait qu’à Noël on mange des trucs gras et lourds, et qu’en légumes on peut éventuellement avoir des marrons, mais certainement pas du pamplemousse, que je dénaturais l’esprit des fêtes de fin d’année, etc…
Heureusement que Julia et Céline étaient là pour me soutenir – un peu – parce que même Paul me regardait avec un sourire en coin, et l’air de dire « je te l’avais bien dit »…
On était tous assis dans le salon, sur le canapé, les fauteuils, des chaises qui avaient été amenées des autres pièces de l’appartement, et les tables basses au milieu croulaient sous les plats de nourriture. On discutait, on riait, c’était bon d’être tous ensemble. On trouvait toujours l’hiver un peu long, pas de rando ; et même si on se voyait régulièrement - au bar ou au restaurant – qu’on organisait des journées au ski, c’était différent de l’esprit des randonnées. Paul, assis sur l’accoudoir du large fauteuil où j’étais installée de travers, mes pieds à côté de moi, laissa glisser un doigt le long de l’encolure de mon corsage, dans mon dos : « Ça va, chérie ? » murmura-t-il « Tu as l’air absente… »
Je souris : « Oui, ça va. J’étais juste en train de me dire… vivement le printemps, j’ai hâte de retrouver la montagne.
_ Chhht, profite du moment présent… »
Son filet de voix dans mon oreille, son doigt qui chatouillait ma clavicule à présent, et son souffle dans mon cou, me donnèrent tout à coup envie de profiter d’autre chose… Je fermai les yeux un instant, laissant aller ma tête et mon épaule contre lui, effleurant sa cuisse du bout des doigts. J’avais envie de lui…
Les autres continuaient à parler autour de nous, j’avais l’impression d’être dans une bulle, comme à l’écart, protégée par la présence de Paul à mes côtés, et à la fois vulnérable : le sourire de Gauthier, son clin d’œil depuis l’autre bout du salon. Lui avait compris, il me connaissait trop bien… Il savait à quoi je pensais. Je sentis chauffer mes joues, et évitai son regard en me levant pour aller piocher dans un plat deux feuilletés au fromage : un pour moi, et un pour Paul.
Virgile entra dans le salon à ce moment-là, portant Corentin.
« Qui a envie d’aller voir Tatie Lou ? » gazouilla-t-il en s’approchant de moi. Et sans que je comprenne comment, je me retrouvai avec le bébé dans les bras. Je me figeai, n’osant plus bouger de peur de lui faire mal, ou qu’il se mette à pleurer. Immobile, je regardais cet être minuscule qui reposait contre moi, qui ouvrait de grands yeux sur son entourage et agitait ses petits poings.
« Hey, Louise, tu peux recommencer à respirer, tu sais ! » lança Alexandre. Je le foudroyai du regard, il se moquait de moi, en plus…
« Il a raison, P’tit Bouchon… » glissa Virgile à mon oreille. Assis sur le second accoudoir de mon fauteuil, il surveillait la chair de sa chair qui commençait à s’agiter un peu. Comme je faisais mine de lui rendre, il m’aida à repositionner le bébé, le posant cette fois contre moi, sa tête sur mon épaule. Je sentis Corentin attraper la manche de mon corsage dans sa petite main, et je restai là, une main dans son dos, soutenant sa tête, et l’autre sous ses fesses.
Paul, ce traitre, laissa sa place près de moi à Nico, et sortit son portable pour nous prendre en photo.
Ils me regardaient tous, un sourire moqueur ou attendri sur le visage, et bien sûr ça n’a pas loupé, il fallut que quelqu’un dise « Et toi, quand est-ce que tu t’y mets ? »
Je dus avoir des yeux paniqués, parce que Paul sourit, avant de me défendre : « Hey, oh, doucement, là ! Je vous signale que j’ai mon mot à dire à ce sujet, quand même ! »
Je soupirai intérieurement, il venait de se sacrifier pour m’éviter d’être le point de mire de tout le groupe… Et Attila contourna le canapé derrière lequel il avait trouvé un coin tranquille, pour venir se planter devant moi. Sans doute avait-il senti que je n’étais pas à l’aise. Mais il était calme, comme s’il voulait juste me rassurer de sa présence, me rappeler qu’il était là. Se tenant sur ses quatre pattes, les oreilles dressées par la curiosité, il avait fière allure et je lui souris, me détendant un peu plus malgré le poids du bébé contre moi. Mon chien s’approcha, et tendit le cou au-dessus de mes genoux pour venir flairer les pieds de Corentin. Il me regarda et s’assit, la langue pendant hors de sa gueule. Il attendait quelque chose. Je jetai un coup d’œil à Virgile qui me sourit. Julia arrêta de parler avec Céline, la copine de Martin, pour nous surveiller, le regard un peu inquiet.
Avec précautions, je tournai Corentin pour l’asseoir contre moi, et Attila s’approcha doucement, pas trop. Ils se regardèrent, et le bébé tendit la main vers la gueule de mon chien, la posa sur la truffe noire. Il gigota un peu en gazouillant un sourire, fit des bulles avec sa bouche, battit des bras et ce faisant, tapa – gentiment – sur la truffe d’Attila. J’entendis Julia pousser un cri étouffé, mais je ne la regardai pas : je surveillais mon chien. Qui sortit une langue immense pour lécher la main du bébé, avant de me regarder en quête d’approbation. Je tendis le bras pour lui caresser le crâne.
« C’est bien mon chien, couché. »
Il obéit, et je rendis son fils à mon frère. Dès qu’il fut en sécurité – comme s’il avait couru un danger ! – Julia se leva pour le prendre à son tour, et disparut avec lui, sans doute pour lui laver la main. Et je ne pouvais pas lui en vouloir, je l’aurais fait moi-même si elle n’y avait pas pensé. De plus, je savais qu’elle n’avait jamais beaucoup aimé Attila… Leur première rencontre avait été un peu froide, et depuis elle n’arrivait pas à dépasser ses craintes.
Virgile me sourit, le sourire rassurant de mon grand frère, celui qui me faisait toujours chaud au cœur. Je souris en retour, avant de me laisser glisser au bas de mon fauteuil pour m’asseoir par terre près de mon chien, qui vint se lover contre moi. Je le caressé, le gratouillé de tous les côtés, et les autres auraient pu quitter la pièce, je ne m’en serais pas aperçue… le monde s’évanouissait lorsque j’étais avec Til.
Mon chien finit par se coucher en soupirant d’extase, sa truffe posée sur ses pattes avant. Je le caressai encore un peu, puis réintégrai mon fauteuil après être allée me laver les mains. La sonnette le réveilla un peu plus tard, il se releva d’un bond, en alerte, et fila plus vite que moi vers la porte d’entrée, mais sans aboyer ni gronder. Je lui courus après pour l’empêcher de sauter sur Hugo. Et j’en profitai pour présenter mes excuses à ce dernier qui sourit, un peu nerveux. Il se détendit lorsque Gauthier posa un bras sur ses épaules en disant : « Allez, viens, tout le monde est là. »
On rejoignit les autres dans le séjour, et je m’arrangeai pour m’installer pas trop loin d’eux, histoire de pouvoir faire connaissance avec Hugo. Gauthier ne se mêlait pas trop de notre conversation, plus occupé à parler rugby avec Alex et Clément, mais Paul participa.
« Gauthier m’a dit que tu étais illustratrice ? » demanda Hugo au bout d’un moment, avant de me poser des questions sur le dessin et ce que j’aimais faire, mes projets… Je lui parlai de ma collaboration avec Stéphanie, qui avançait bien.
« Et puis j’ai quelques demandes de l’éditeur de mon père. Si on arrive à s’entendre…
_ Pourquoi ? Ça ne se passe pas bien, avec Pierre-Luc ? » s’inquiéta Virgile.
« Il veut me faire dessiner des licornes roses. Non mais t’imagines ? » m’indignai-je.
Ils ont tous ri.
Pierre-Luc m’avait en effet demandé d’illustrer la couverture et l’intérieur d’une série de romans pour fillettes, Nina et les licornes. Bien que désespérée par la mièvrerie de ces histoires juste bonnes à rendre les gamines idiotes, j’avais accepté. Mais quand je lui avais présenté mes épreuves, il les avait balayées de la main : « Non, non, c’est quoi, ça ? Je t’avais dit qu’on visait un public de filles entre sept et neuf ans, avec cette série !
_ Ben oui, où est le problème ? » Sincèrement, je ne voyais pas ! J’avais dessiné Nina, une petite fille avec une robe violette, c’était bien précisé dans les romans – que j’avais parcourus rapidement pour savoir ce que j’étais censée illustrer – et les licornes avaient chacune leur propre identité.
« Il faut attirer l’œil des petites filles, Louise, barbouilles-moi du rose là-dessus, et ce sera très bien ! »
J’avais quitté la salle de réunion, mes dessins dans ma pochette, les dents serrées, en lui disant qu’il pouvait barbouiller ce qu’il voulait, mais que moi je ne le ferais pas.
Tout le monde rirait en m’écoutant raconter ma dispute avec mon patron, et je me renfrognai un peu. « Non, mais sérieux, quoi, barbouiller du rose, et puis quoi encore ? Il m’a bien regardée, lui ? » Là, je ronchonnais carrément, ce qui les fit rire encore plus.
« Mais c’est joli, le rose, pour les petites filles, c’est une couleur qu’elles aiment… » commenta Céline.
« Ouais, génial... Les filles s’habillent en rose, aiment les poneys, la danse et jouer à la poupée. Les garçons, eux, préfèrent le bleu, les grosses voitures et faire du sport. Y’a rien qui vous choque, là ?
_ Hmm, si. » fit Clément. « Louise, t’es sûre que tu es une fille ? »
Et c’est parti en controverse, sur le thème du sexisme et des stéréotypes de genre. Certains étaient de fervents défenseurs de l’idée selon laquelle les filles aiment le rose parce qu’elles sont des filles, et que les garçons préfèrent le foot à la danse à cause de leur chromosome Y ; d’autres – moi en tête – défendaient la thèse de l’éducation et de la pression sociale. Ça nous a occupés un bon moment…
A la fin de la soirée, alors qu’on aidait tous à ranger, Julia me rendit mon saladier avec le reste de pamplemousse chinois. J’allais y mettre un couvercle quand Hugo me demanda : « C’est quoi ? Je peux gouter ?
_ Bien sûr, tiens. »
Il en mangea un morceau, avant de dire : « Hey, mais c’est super bon, ce truc ! C’est quoi ?
_ Ah ! » exultai-je en le trainant jusque dans le salon. « Ah ! »
Le pauvre avait l’air un peu perdu.
« Qu’est-ce qu’il t’arrive, Moustique ?
_ La preuve que mon pamplemousse n’est pas un truc de nana ! Hugo aime ça, lui. Il a du goût, ce mec. Garde-le, Gauthier. » ajoutai-je.
« Heu… elle est toujours comme ça ? » entendis-je murmurer Hugo derrière moi. Nico me prit par les épaules en riant : « Arrête de traumatiser ce pauvre Hugo, toi. » Et dans le même temps, Paul disait à ce dernier : « Je crois qu’elle est un peu pompette…
_ Oh… tu crois vraiment ? » dis-je en riant bêtement. « J’aurais pas dû finir ma troisième coupe de Champagne, alors… »
Il était plus de 2 heures du matin, et on a traversé la ville à pied pour rentrer chez nous. L’air frais me fit du bien, et la marche me remit les idées en place.
« Désolée, Paul, je ne me suis pas trop ridiculisée, hein ?
_ Mais non » assura-t-il « T’es mignonne quand t’as un coup dans le nez. »
C’est fou comme j’ai trouvé ça rassurant…
Il acheva de me rassurer, en rentrant chez lui, lorsqu’il m’a déshabillée. Visiblement, il ne me trouvait pas trop pompette pour faire l’amour, c’était déjà ça…
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