Chapitre 36
Début 2016
Dans les semaines qui ont suivi, on revit quelques fois Gauthier et Hugo, passant des soirées tous les quatre, ou plus. Hugo était sympa, et plutôt mûr pour un garçon de dix-neuf ans. On discutait de plein de choses, mais il y avait toujours une sorte de retenue entre nous, comme si je l’intimidais, et que je n’osais pas aborder certains sujets avec lui. Il y avait Gauthier entre nous, en quelque sorte…
« Alors Louloute, et tes licornes, elles vont bien ? » me taquina ce dernier un soir où on était chez moi. J’allai dans le bureau chercher ma tablette pour lui montrer mon travail.
« Ça, c’est ce que j’avais imaginé au début. » dis-je en affichant une fillette avec une petite robe mauve et des couettes brunes, une fillette à la peau mate, entourée de licornes argentées. Chacune avait son propre style, crinière en crête iroquoise verte fluo, crinière en bataille bleu électrique, crinière orange joliment ondulée…
« Et ça, c’est ce que j’ai barbouillé sur commande… » soupirai-je de dépit en ouvrant un autre document. La fillette avait toujours sa robe violette mais un joli teint rose et des cheveux blond paille. Les licornes étaient toutes roses, avec une crinière rose. J’avais même dû retoucher leur forme, plus en rondeur. Ça ressemblait à des ‘mon petit poney’ avec une corne entre les deux yeux. Et ça ne me plaisait pas du tout. Mais ça me permettrait de me nourrir…
« Tu sais déjà quelle version je préfère, Louloute. » me dit Gauthier avec un clin d’œil. Paul et Hugo confirmèrent en souriant. « Tu as fait autre chose, ces derniers temps ?
_ Tout est sur ma page Facebook. Et Pierre-Luc m’a promis que si les ventes étaient à la hauteur de ses espérances, il sortirait la série en version collector dans un coffret, avec les illustrations à ma façon…
_ Tu vaux mieux que ça, Loulou… Ça ne te dirait pas de publier tes propres bouquins ?
_ Moi ? Je dessine, Gauthier. Écrire, c’est pas mon boulot. Je ne sais pas faire. » répondis-je. Il n’était pas le premier à me poser cette question, cependant…
***
Un jour, début février, j’allai courir avec Attila dans les champs, comme je le faisais régulièrement. Il fallait juste un peu plus de temps que pour une balade normale, puisque je devais prendre la voiture pour nous emmener loin de Clermont, mais c’était agréable de se retrouver dans la nature. Après deux bonnes heures de marche et de course dans les chemins, nous sommes rentrés. Paul est arrivé en même temps que nous, et m’a embrassée. Je l’ai abandonné le temps de me doucher, et en sortant je l’ai trouvé qui remplissait la gamelle d’Attila.
« Il n’avait plus d’eau ? » Il me semblait pourtant que si…
« Si, si, il vient de la finir. Il avait une grosse soif. »
Je regardai mon chien vider à grandes lampées sa gamelle, puis se coucher sur sa couverture. Bizarre… Un peu plus tard, il boue ses croquettes ; encore plus bizarre.
« Viens te coucher, Louise. » m’a dit Paul, assis dans mon lit. « Laisse-le dormir, ça ira mieux demain. Il doit être fatigué…
_ …Oui. Si ça ne va pas mieux, je l’emmènerai chez le véto. »
Forte de cette bonne résolution, je caressai une dernière fois le crâne d’Attila, et rejoignis Paul sous la couette.
Le lendemain matin, Attila n’allait pas mieux. Il ne mangea presque pas – il n’avait pas touché à sa gamelle de toute la nuit – et je dus insister pour qu’il me suive hors de l’appartement pour aller se promener. Il trottina sans grande conviction jusqu’à la pelouse qui entourait l’immeuble, et au bout de cinq minutes demandait déjà à rentrer. Je n’hésitai à appeler le cabinet vétérinaire, et la secrétaire réussit à me caser un rendez-vous en urgence, entre deux autres. Je déjeunai sans grand appétit, puis rangeai un peu mon appartement, tout en surveillant Attila qui somnolait sur sa couverture.
Le vétérinaire n’était vraiment pas loin, et en temps normal nous y allions à pied, mais là je préférai prendre la voiture : Til manquait singulièrement d’allant, et je ne voulais pas le fatiguer inutilement s’il était malade. Dans la salle d’attente, mon chien se coucha à mes pieds en soupirant, comme les soirs où on rentrait après deux ou trois jours de randonnée. Or, il n’avait fait que cinquante mètres, depuis le parking… Et alors que d’habitude il était sur le qui-vive, surveillant les chats ou les furets dans leurs caisses, tenant en respect les autres chiens par son attitude de loup en chasse, là il avait plutôt l’air d’une loque… Je crois même l’avoir entendu gémir faiblement, à plusieurs reprises.
« Mlle Bréat, le Dr Ducroc va vous recevoir. » appela l’assistante. Oui, Ducroc. Ça ne s’invente pas ! C’était un super vétérinaire, il suivait Attila depuis notre arrivée à Clermont, et je crois qu’il l’aimait bien.
« Alors, notre Attila ! Houu… ça n’a pas l’air d’être la forme, mon vieux… » Il avait à peine pris le temps de me saluer, comme toujours, je crois qu’il s’intéressait plus aux animaux qu’aux humains… Il se baissa pour le caresser et le regarder, puis désigna la table d’examen :
« On va le faire monter là-dessus.
_ Til, grimpe ! Allez mon grand ! »
On dut l’aider, et ça c’était bien la première fois…
J’observai le vétérinaire ausculter mon chien, le palper de partout, écouter son cœur et sa respiration, regarder dans ses yeux et sa gueule, je répondis à ses questions, parlai du manque d’appétit et de la grosse soif de la veille… J’évoquai même l’allergie qu’il avait déclarée cet été pendant les vacances dans les Alpes, on ne sait jamais. Le Dr Ducroc balaya l’air de la main : « Aucun rapport. Ça s’est déclenché hier soir ? Qu’avez-vous fait dans la journée ?
_ Comme d’habitude, une balade le matin dans le quartier, et l’après-midi on est allés courir à la campagne.
_ Hum. Vous le tenez en laisse, ou vous le laissez libre ?
_ Je le libère pour qu’il se défoule. Il revient toujours quand je l’appelle.
_ Est-ce qu’il aurait pu manger quelque chose, sans que vous le voyiez ?
_ C’est possible, oui… » murmurai-je. « Est-ce que… c’est un genre d’intoxication alimentaire ?
_ En réalité, j’appellerais plutôt ça un empoisonnement… »
Je sentis mes cheveux se dresser sur ma tête, réellement. Pour la première fois de ma vie, je compris cette expression.
« Je vais lui faire une prise de sang, et le mettre sous perfusion.
_ Il va s’en sortir ?
_ On va tout faire pour, en tout cas. » m’assura-t-il.
Je le regardai faire, surveillant Attila qui se laissait manipuler, un peu amorphe, alors que franchement ça ne devait pas être agréable… Ensuite, on l’emmena dans une pièce où se trouvaient plusieurs cages, certaines étaient occupées : chats, lapin, un minuscule chien plein de poils, et deux… enclos ? Comment appeler ces espaces grillagés, qui m’ont ramenée des années en arrière, lorsque j’étais allée chercher Attila au refuge de la SPA, en sortant du foyer ? Dans l’un d’eux, on fit entrer mon chien qui se coucha aussitôt. Un bandage entourait une de ses pattes, d’où sortait un tuyau relié à une bouteille que le vétérinaire a pendue au grillage.
Mon cœur se serra de le voir aussi misérable, il avait juste l’air d’un pauvre chien malade… J’entrai dans son chenil et m’assis à côté de lui pour le caresser et lui parler doucement. Le vétérinaire nous laissa seuls, il avait d’autres patients. Attila ouvrit les yeux, me regarda, et je me noyai dans ses yeux jaunes. Les chiens interprètent un regard yeux dans les yeux comme une agression, mais entre nous ça avait toujours été un moment de communion.
« Ça va aller mon grand, tiens bon. Ça va aller… » lui promis-je avec une assurance que j’étais loin de ressentir. Puis l’assistante vint me chercher : « Mademoiselle, il faut le laisser se reposer, maintenant… »
J’acquiesçai avant d’embrasser Attila sur le crâne : « Allez Til, bats-toi. Je t’aime, mon loup. »
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