Chapitre 29
Fin mai 2017
Je suivis du regard la moto chromée qui redémarrait en pétaradant au feu vert.
« T’aimes les motos, toi, maintenant ? » s’étonna Clément. Je le regardai : il y avait un truc dans sa voix, un truc pas habituel. Mais je ne voyais pas ce que c’était. Je haussai les épaules en répondant :
« Ça me fait penser à Paul et à son frère, c’est tout…
_ Aha… alors t’aimes les mecs avec des grosses motos ? Ça te manque ?
_ N’importe quoi, qu’est-ce qui te prend ? »
Quelle mouche l’avait piqué ? Il se balança d’une jambe sur l’autre et répéta : « Ça te manque ?
_ Mais t’es pas bien, toi ? C’est fini avec Paul, t’as pas remarqué ? C’est avec toi que je sors, aux dernières nouvelles, Clément !
_ Et ? En quoi c’est contradictoire ? »
Je fis un pas en arrière, puis un second.
« Tu déconnes, là ? Ecoute, je sais pas ce que tu as mangé, mais ça te convient pas, hein ! T’es vraiment qu’un imbécile ! »
Je me connaissais, je savais que mes yeux lançaient des éclairs. Sans un mot de plus, je tournai les talons. La fuite, la bonne vieille fuite… puisque j’avais mûri et que nous étions au centre-ville, je ne suis pas partie en courant, bien que les pieds me démangent…
« Louise, attends ! »
Dans tes rêves, mon vieux.
« Princesse ! »
Rien à foutre.
Clément me rattrapa en quelques pas, et me prit par les épaules pour m’arrêter. Penché sur moi, il murmura : « Louise, arrête tes conneries, on est place de Jaude, tout le monde nous regarde. »
Ça m’a un peu calmée.
« S’il te plait, Princesse… »
J’ai accepté, de mauvaise grâce, de m’asseoir sur un banc à côté de lui. Lenka est venue me faire la fête, comme si on ne s’était pas vue depuis des jours… je l’ai chassée d’un geste du bras.
« Qu’est-ce qui te prend, bon sang ?
_ Qu’est-ce qui te prend à toi, Clément ? C’est quoi, cette crise de jalousie débile ? » Je n’allais certainement pas me laisser faire. « Tu sais très bien que…
_ Non, justement ! Non, je ne sais pas ! Je ne suis sûr de rien, avec toi ! »
Hein ?
« Tu vas parler, bon sang ? Tu vas te décider à dire les choses, Louise ? »
Sa voix était tendue. Pas en colère. Suppliant, plutôt. Il ne me quittait pas des yeux.
« Qu’est-ce que je dois savoir ? Pourquoi j’ai pas à être jaloux ? Dis-le, bordel ! Tu ressens quoi, pour moi ?
_ Mais… Clément… » Il me tenait à présent par le cou, ses grandes mains posées doucement sur ma peau, ses pouces caressant mes joues, ses doigts jouant avec le lobe de mes oreilles… J’ai posé mes mains sur les siennes, m’accrochant à ses doigts. Mes lèvres tremblaient un peu.
Entre nous, ça s’était toujours passé de mots. Jamais de grandes déclarations, juste des gestes, des actes.
« Clément, nous deux c’est… au-delà des mots. Non ?
_ Nan, princesse, pas cette fois, tu t’en tireras pas comme ça. Lance-toi, bon sang. Ça fait neuf mois qu’on est ensemble, c’est pas suffisant pour savoir où tu en es ? Je t’aime, et j’ai fait en sorte de te laisser de l’espace et du temps, mais là je peux plus, il faut que tu m’aides… »
Sur ces derniers mots, il écarta ses mains de mon visage. Je me mordillais la lèvre inférieure, Clément me regardait. Il attendait. Alors je murmurai un minuscule : « Moi aussi.
_ Quoi ? »
Grande inspiration : « Moi aussi, je t’aime… »
Ses bras se refermèrent autour de moi, il m’attira contre lui.
« Viens là, ma belle… C’était si difficile que ça ? »
Sa voix était tendre et caressante, il me berçait en paroles aussi bien qu’en gestes.
« J’ai pas besoin qu’on se le dise vingt fois par jour, mais j’ai besoin de l’entendre parfois, d’accord ? Et ça faisait neuf mois que j’attendais que tu me le dises… »
Je hochai la tête, et il me fit lever un peu le visage pour poser ses lèvres sur les miennes.
« Hey, prenez une chambre ! »
Gauthier… le premier arrivé à notre rendez-vous. Les autres ne tarderaient pas, on s’est installés en terrasse pour les attendre. Hugo est arrivé peu après, puis Julia avec la petite Lucile dans sa poussette. 4 mois, déjà ! Et Virgile avec Corentin qui a escaladé mes genoux en piaillant : « Tatie Lou ! Tatie Lou ! »
J’ai réussi à embrasser mon frère, quand même, et j’ai emmené mon neveu faire un bisou aux autres : Hugo, Gauthi et Tonton Kément.
On a bu un verre en discutant tous ensemble, puis Virgile et Julia ont donné le signal du départ : il était temps pour eux de rentrer, sinon les enfants allaient rater leur repas…
« Tu viens avec nous, Moustique ? Nico doit appeler tout à l’heure, il a insisté pour que tu sois là. »
Bizarre…
Une fois chez eux, j’ai donné son biberon à ma nièce – je n’étais pas vraiment à l’aise avec un bébé aussi petit dans les bras, mais bien calée dans le fauteuil, je ne risquais pas de la faire tomber – pendant que Virgile donnait la becquée à Corentin, et que Julia préparait le repas pour les adultes. Après avoir couché les petits et mangé tous les trois, mon frère m’a entrainée dans la chambre d’amis où on s’est affalés sur le lit en attendant l’appel de Nico.
« Ça va, Bouchon ? Vous aviez l’air tendus, avec Clément. »
Je lui racontai. Mon frère me regarda comme si un troisième œil venait de me pousser au milieu du front.
« Ben évidemment, Lou ! Comment tu as pu croire qu’on pouvait se passer de dire ce qu’on ressent ?
_ Mais c’est juste des mots… Le montrer, c’est pas plus important ? »
Le « bloup-bloup-blip » de l’ordinateur m’a sauvée : Nico sur Skype !
« Salut vous deux ! Ça boume ?
_ Salut Nico, t’as l’air en forme.
_ Devinez quoi ? Je rentre à Clermont ! »
Vu son air extatique, il ne parlait pas seulement d’un week-end ou de vacances.
« Sérieux ? Pour de bon ?
_ Ouais, Moustique.
_ Quand ? Quand ?
_ Je commence au premier septembre. Et ici, j’ai encore deux-trois missions, et puis je liquide mes congés. »
Les frangins rigolaient en me regardant, j’étais folle de joie. J’allais enfin retrouver Nico ! A part sur Skype, on ne s’était pas revus depuis mes trois jours à Paris en février, puisqu’il passait ses week-ends avec Meaza… J’en profitai pour lui demander de ses nouvelles, il m’assura que ça allait un peu mieux. Quant à sa demande d’asile, pas de nouvelles justement…
Quelques jours après, nouvel appel de mon frère.
« Salut Nico ! J’étais en train de te chercher un appart’ ! J’en ai trouvé des sympas à louer, tu verras ce que tu en penses, je t’envoie le lien vers les annonces. »
Papa avait prévu de lui payer un appartement, comme à Virgile et à moi. Mais en attendant, il faudrait bien qu’il loge quelque part, alors je prospectais dans les agences immobilières, puisque j’étais sur place.
« Cool, mais c’est pas pour ça que je t’appelle, Lou. J’ai une autre bonne nouvelle.
_ Ah ouais ? Quoi ? » demandai-je distraitement, le portable coincé entre l’épaule et la joue, navigant avec ma tablette sur le site d’une agence que je n’avais pas encore visité.
« Meaza a ses papiers ! Sa demande d’asile a été acceptée ! »
J’ai failli en lâcher tablette et téléphone.
« Merci mon Dieu. » Je n’étais pas croyante pour un sou, mais… « Oh putain c’est génial !
_ Tu veux bien aller la chercher à Aurillac et l’héberger quelques jours, le temps qu’on s’organise ?
_ Ben oui, évidemment ! »
J’ai fait la route le lendemain, et ramené Meaza et ses affaires. Elle n’avait que quelques fringues et son téléphone, autant dire rien. Et pourtant j’avais l’habitude de voyager léger !
Meaza était toute gênée de s’imposer chez moi, mais ça me faisait plaisir de l’accueillir. Elle était devenue une amie, pas seulement la copine de mon frère. On s’entendait bien.
La nuit on partageait mon lit, ça ne la dérangeait pas et je n’avais pas très envie de camper dans mon bureau…
La journée je dessinais pas mal. J’avais dépoussiéré mon vieil ordinateur portable, dont je ne me servais plus mais qui fonctionnait encore très bien quoi que pas très rapidement, et je l’avais donné à Meaza. Sur internet elle suivait des cours de maths et de sciences par vidéo, et elle continuait à travailler le français. La conjugaison surtout lui posait problème, les accords, la grammaire. A l’oral par contre, elle était très à l’aise, elle parlait avec un accent mais on la comprenait très bien.
Meaza était boulimique de connaissance. Elle voulait apprendre, tout savoir sur l’histoire de France et celle de la région, elle s’intéressait à des tonnes de sujets qui me laissaient de marbre.
« J’ai dû arrêter l’école à dix-sept ans, lorsque j’ai quitté l’Erythrée. » m’expliqua-t-elle un jour que je m’en étonnais. « Et dans le camp de réfugiés, il n’y avait pas d’école. C’est seulement en France que j’ai pu recommencer à apprendre, mais il y a tellement de choses que je ne sais pas ! »
Elle me parlait parfois de son pays, de son enfance quand sa famille était encore en vie. De mon côté, je lui racontais des anecdotes sur Nicolas, et je lui faisais découvrir la cuisine française...
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