Dān
On les voyait bien aujourd'hui.
Dong Ru avait tourné son téléscope vers le Soleil et installé une de ces lentilles hors de prix qui lui permettait de voir la silhouette de l'astre de manière impeccable, et parfois même d'être témoin de quelques éruptions. Il se demandait si de telles lentilles étaient aussi coûteuses au siècle dernier, lorsque les Puisards n'étaient encore qu'une folle idée dans les têtes de quelques savants de la NASA. Les gens étaient-ils aussi fascinés par le Soleil autrefois ?
Alors que Ru terminait de paramétrer sa mise au point, un doux tintement retentit dans son implant auriculaire ; quelqu'un était à la porte. Il quitta sa terrasse avec une grimace - l'air était frais mais agréable en cette soirée d'octobre à Xi'an, et le quadragrénaire commençait à apprécier ces fins de journée solitaires, en tête-à-tête avec les étoiles. Il traversa le salon et ouvrit la lourde porte de son luxueux appartement.
Un homme d'une trentaine d'années affichait un grand sourire sur le pas de la porte, une bouteille de champagne français dans les bras.
- Tu pensais pouvoir te passer de crémaillère ? dit-il sans se défausser de son sourire.
- Entre, Wen, répondit Ru à son ancien collègue avec un rictus amusé.
Il n'appréciait pas les visites à l'improviste, mais Wen était un homme d'une éternelle jovialité que Ru lui enviait. Par ailleurs, il avait eu le bon sens de venir seul... et avec une belle bouteille.
Les deux hommes s'installèrent dans le riche salon de cuir sombre, côte à côte devant une table basse aux bords travaillés. Ru débouchonna le champagne pour le verser dans des flûtes de cristal qui ne semblaient jamais avoir servi, et Wen le regarda faire en croisant les jambes, l'air satisfait de ne pas s'être fait rejeter au seuil de l'appartement de son ami. Il ne se souvenait pas d'un moment où Dong Ru s'était montré foncièrement méchant avec qui que ce soit, mais il le savait rustre, un peu vieux-jeu sur les bords ; sa décoration inspirée du vingt-deuxième siècle trahirait au moins cet aspect de sa personnalité à n'importe qui.
Avant de trinquer, Ru s'excusa et se dirigea vers la cuisine, où des placards s'ouvrirent et se fermèrent ; Wen supposa que son ami cherchait quelque chose pour accompagner dignement le champagne. Ses yeux vagabondèrent sur la petite table qui supportait les flûtes, et derrière elles, s'attardèrent sur la couverture d'un livre à la couverture impeccable - la dernière lecture de Ru, pas encore terminée à en juger par le marque-page dont la position témoignait tout de même d'un certain intérêt de la part son ami. L'illustration était simpliste, un vague fond spatial avec quelques étoiles çà et là. L'intitulé emplissait la moitié de l'image : Paradoxe de Fermi - Hypothèses et Essais.
- Le Paradoxe de Fermi ? Le truc qui dit que si les aliens existaient, ils seraient déjà là ? lançait Wen en retournant le livre pour en lire rapidement le résumé.
Dong Ru revenait de la cuisine au même instant, quelques coupelles emplies de saveurs variées dans les bras. "Quelque chose comme ça. Je sais pas si on peut vraiment appeler ça un paradoxe, en réalité, mais le bouquin en lui-même est intéressant." Il s'interrompit le temps de se saisir d'un couteau lointain, puis reprit en préparant un toast de foie gras pour son ami et lui-même. "Je veux dire, quelques-unes des solutions à la question qui y sont exprimées sont intéressantes. Ou du moins, elles donnent matière à réfléchir. Je ne suis pas sûr de réussir à me convaincre d'aucune d'elles."
Wen remercia Ru d'un hochement de tête en se saisissant du toast qui lui était tendu. "Et ta préférée, c'est laquelle ?"
Dong Ru tordit les lèvres quelques secondes en mimant la réflexion et mordit dans le pain. Sa diction gênée par sa gourmandise, il répondit : "C'est dur à dire. Il y a en une qui est un peu fantasque, mais qui suppose qu'en réalité, si les extra-terrestres ne sont toujours pas venu nous voir, c'est parce qu'ils ne veulent pas, pour se cacher."
- Se cacher ? De nous ?
- Non, du Grand Filtre. C'est un événement purement hypothétique, qui suppose que quand une espèce évolue assez pour pouvoir voyager en dehors de sa planète d'origine, elle évolue assez pour être repérée par quelque chose qui la détruirait, un peu comme un super-prédateur cosmique. Ou alors elle évolue assez pour comprendre quelque chose qui la convainc de ne pas aller voir ailleurs.
Il marqua une pause pour avaler bruyamment, et reprit : "Comme un filtre quoi, qui ne garde existantes que les civilisations stellaires qui ont assez évolué pour savoir qu'il ne faut pas se signaler aux autres. Bien sûr, c'est purement spéculatif. Je pense qu'on aurait largement eu le temps de disparaître si cette théorie se validait, non ? Je veux dire, tu penses pas que les Puisards feraient office d'énormes balises spatiales ?"
Le sourire de Wen revint éclairer son visage alors qu'il levait sa coupe de champagne au-dessus de sa tête. "Je pense que tu n'as pas changé. Je pense que tu réfléchis toujours autant, pour pas grand chose. À la tienne !"
Dong Ru secoua la tête en réprimant un sourire, mimant le désarroi face à la désinvolture de son ancien collègue. Il leva son verre, puis la tête pour que leurs regards se rencontrent. Derrière Wen, la fenêtre ne donnait plus de lumière, comme si la nuit était soudainement tombée.
"Hé ! Dans les yeux !"
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