Tēries
On les voyait bien aujourd'hui.
Les écrans de son bureau s'illuminaient toujours quelques secondes après qu'il y rentre, tous les matins, en déversant les images les plus récentes des Puisards, prises par plusieurs satellites en orbite autour de Mercure. Il avait beau ne plus ressentir le stress et l'anticipation d'une journée de travail, du haut de ses soixante-six ans, Paul Lipson se découvrait toujours un frisson d'émerveillement à chaque nouvelle vision de ces machines - de ses machines. Une vie de science, de recherche et d'ingénierie consacrée à l'évolution de la civilisation humaine vers un stade de prospérité jamais espéré ; mais combien avaient fait ces sacrifices au nom du bien commun sans avoir la chance d'en voir le fruit de leur vivant ? Paul était un homme comblé.
Aujourd'hui, peu savaient vraiment comment fonctionnaient les Puisards. En réalité, les plus jeunes ne savaient même pas à quoi ils servaient. Ils étaient simplement nés dans un monde orbitant une étoile entourée d'un collier de fer, comme domestiquée, domptée par une espèce humaine à l'intelligence catalysée par la peur de l'extinction. Un monde où le savoir était gratuit, où le confort était norme, où les lointains problèmes émergents des vingt-et-unième et vingt-deuxième siècles avaient soudainement trouvé leur solution. Un monde qui avait vu l'humanité entrer dans une nouvelle ère de son existence, plongeant dans un puits d'éternelle jouvence.
Toutes les cinq secondes, un satellite héliosynchrone de Mercure envoyait une nouvelle image sur l'écran du bureau, offrant une vision des Puisards en temps quasi-réel. Chaque Puisard était un genre de grande plaque de métal qui orbitait doucement autour du Soleil. Trop petits pour gêner sa luminosité, ils étaient juste assez grands pour chacun recueillir en une minute l'énergie que consommait l'humanité sur Terre en deux siècles. Un collier reliait les cinq Puisards entre eux et était piloté depuis la Terre en permanence pour assurer au dispositif une orbite constante. La moindre variation dans celle-ci faisait sauvagement varier la température incidente sur les Puisards qui, bien qu'assez robustes pour supporter les conditions dans lesquelles ils fonctionnaient, se disloqueraient si ces différences environnementales se faisaient trop abruptes.
Les avancées scientifiques dans le domaine ondulatoire avaient permis le relais de l'énergie collectée par les Puisards jusqu'à la Terre, désormais inondée du luxe de l'énergie devenue infinie à l'échelle humaine. Les défis engendrés par la surconsommation de l'énergie fossile dès le vingtième siècle s'étaient évaporés dès la mise en marche du dispositif. En quelques minutes après les premiers résultats, l'humanité était passée d'espèce menacée à espèce supra-spatiale. Les sociétés se reformaient, la criminalité baissait, les gens devenaient heureux, la surpopulation n'était plus qu'un problème de logistique, la nourriture avait trouvé de nouveaux endroits où pousser - ou être créée.
Les Puisards n'avaient jamais cessé de fonctionner depuis, bénissant les Hommes de ses raz-de-marée d'or en ondes. On avait simplement dû relancer beaucoup de satelllites ; les radiations émises par le dispositif étaient gigantesques, tant les transferts d'énergies localisés étaient grands. L'on soupçonnait que le séisme inarrêtable que provoquait les Puisards pouvait se ressentir jusque dans des systèmes solaires éloignés sous forme d'ondes diverses et de résidus corpusculaires exilés. Loin de s'en inquiéter, les scientifiques se réjouissaient plutôt d'avoir fait d'une pierre deux coups, en créant un moyen d'envoyer des signes de la vie humaine plus loin qu'ils ne l'avaient espéré. Une balise cosmique qui invitait toute autre espèce consciente et curieuse. N'importe qui. N'importe quoi. La communauté des chercheurs trépidait à nouveau quant à la perspective d'une rencontre avec une espèce extra-terrestre, leurs autres maux guéris par la plus importante des ressources universelles - l'énergie.
Il restait tout de même quelques réticents. Des philosophes, des gens qui n'avaient plus qu'à penser. Des pessimistes, se disait Paul Lipson, les bras croisés devant les images satellites. Ceux qui pensent que la curiosité est un vilain défaut, quand bien même c'était elle qui les avait mené sur ce long chemin du progrès.
Quelque chose était nouveau, sur cette photo. Paul attendit la prochaine quelques secondes plus tard pour y prêter vraiment attention. Oui, quelque chose était changé, dans l'arrière-plan qui contenait le Soleil et ses Puisards. Un forme sombre sur laquelle se reflétait la lumière de l'étoile, sans dévoiler de forme.
Une autre photo. Paul laissa sa mâchoire pendre et ses poils se dresser.
Le flux d'images s'interrompit. La nuit était tombée sur Terre.
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