Rafflésie
Une liane noire s’agite dans l’air sec. Pour quelque raison, tu la suis au lieu de t’écarter de son fouet.
Suis-la, oui.
Suis-la jusqu’à ce qu’elle joigne ses semblables. Jusqu’au ruisseau végétal qu’elles forment au doux vent.
Là encore, elles se mêlent. Vois-tu le fleuve ébène ? Va. Jette-toi en lui. Remonte ses cascades jusqu’à sa source, jusqu’à la montagne tendre sous tes pas légers.
Suis-le jusqu’à moi, jusqu’à ce que j’ai été.
Viens festoyer en mes vastes vallées. Te blottir en mes largesses, t’abreuver de mes pluies de richesse. Viens te soustraire au besoin, t’abriter, t’allonger, me peupler, danser, chanter…
Je suis un jardin merveilleux, n’est-ce pas ?
La vie prend racine en mes entrailles. Elle serpente mes artères, sinue jusqu’à ma poitrine. Je l’entends battre à l’unisson, au rythme du fantôme de mon cœur.
Mon sang, leur sève.
Vois les lys percer mes veines. Les mousses couvrir ma peau. Les insectes sillonner ma svelte sylve.
Je suis jardin luxuriant aux doigts faiseurs de lierres, aux pores berceaux de fleurs, aux lèvres couveuses de papillons, aux cheveux germes de saules, aux ovaires enceints de fruits, aux jambes matrices de chênes, et tous ces mots de contes.
Je suis forêt noyée engloutie abîmée en mer de brume. L’empyrée des assoiffés.
Je suis jardin aux yeux de marbre, d’où coulait la pluie. Jardin fertile à la peau basalte, où poussait tout ce qui vit. Un corps mort dont les vapeurs restaurent les spores.
Je suis un jardin.
Un jardin immortel. Une fleur sans fanaison.
Un jardin rien qu’en rêves, en songes de morts ; moins qu’illusions.
J’aimerais être un jardin.
J’aimerais
allaiter les fleurs
cultiver les vers
former les fonges
donner la vie.
J’aimerais
sentir la chanson sereine au sein de ma chair
embrasser les danses soudaines du désert
valser aux vives salves des vents de l’ossuaire
J’aimerais quitter la crevasse, transcender cette carcasse de pierre que même les monstres plaignent. Eux qui ne pleurent jamais, qui jamais ne s’enlarment pour ceux de mon espèce, ceux-là pourtant s’apitoient pour ce corps inchangé ; intouché ; inerte. Leur petit cœur rocheux s’attriste et bat
pour ce jardin que je ne suis pas.
Seul répit des maudits, seul salut des perdus si coupés de la vie qu’ils ne l’effleureront jamais : nos descendants, s’il nous en reste, porteront leur regard sur nos sois inchangés. Nous, témoins du passé, de possibles n’ayant jamais été.
Ces gorges taries qui courent les dunes, voûtées sous les flèches du jour ; elles aussi aimeraient
que nous soyons jardins.
Même l’éternité m’échappe. Je sais seulement la guetter d’entre les remparts de la crevasse où perce un morceau de ciel ; une lézarde azurée, piégée. Les vœux pieux des assoiffés, leurs espoirs vains s’oublieront comme du sable au vent parmi les sables du temps lorsque le désert, grain après grain, nous aura couverts. Et de ma sépulture séculière, je les envierai. Aveugle, oubliée, invisible, je les envierai. Là, éon après éon, incapable de bien mourir, de passer de l’être au souvenir, j’envierai ces damnés, déchus trop jeunes, libres d’abriter la vie pour la seule raison qu’ils ont
chuté un peu plus loin.
Ils seront jardins.
J’épie les grains virevoltant au vent là-haut. Pourvu que leur rudesse me griffe.
Ils choient doux
quiets
calmes
sereins
sans même érafler ma peau.
Cette fine neige ocre qui marque seule la marche du temps. Ce voile lent couvrant doucement notre impérissable pâleur. Ses promesses pétries de mensonges, son masque sur notre inanité.
Là-haut
souffle et siffle l’air du désert
sur ses voyageurs solitaires
Ci-bas
patientent
les carcasses chronophobes
dans les gouffres où, trop légère,
l’atmosphère a oublié comment se poser
D’instant en moment, le désert s’écoule grain à grain dans nos rets privés d’air. Grain à grain il l’enlise, espère en vain le dévorer. Grain à grain il s’acharne. Grain à grain. Mais nulle graine. Jamais.
Nous ne sommes pas jardins.
J’avais aussi chuté.
Petit grain dans l’éternité.
Graine rien qu’en souhaits,
sitôt pétrifiée.
Je blâme une divine volonté pour mon souffle volé. L’une de celles qui ne savent que faire des sacrifiés. Qui ne dévorent, n’embrassent, ne disposent. Par indifférence ou répugnance : qu’importe. Elles nous condamnent aux limbes ; nous, les charognes de la faille. De toutes époques et toutes espèces. Unies dans l’injuste oubli.
Jamais ne sourdra de fleuve pour mener nos âmes vers l’endomonde.
Ma fin… le début de l’éternité.
Il se peut que les dieux soient sans reproche.
Que le désert soit innocent.
Que moi seule sois à blâmer.
Qui d’autre accuser de m’avoir enterrée dans ce tombeau tellurien ?
Le monde pour sarcophage.
Le ciel pour voûte.
Mon corps pour linceul.
Cessons les artifices : je me suis donné la mort. La mort sans après-vie.
Née au fond d’une fosse, je me suis efforcée de rattraper mes pairs. J’ai glissé, trébuché, chuté. Jusqu’à tomber ici. Plus bas qu’au premier jour ; plus bas que la souche de l’atmosphère. Un génosuicide, par lequel j’ai tué les multitudes en moi.
Ce que j’ai fui vers le vide, j’aimerais pouvoir l’oublier.
Ce qui n’a pas retenu mes pas, j’aimerais cesser d’y croire.
Comment ai-je pu ignorer qu’avec chacun de mes souffles, une part de mon âme s’envolait. Chaque respir douloureux me le criait pourtant. Le dernier, plus que tout autre.
À la vérité, je n’ai pas assez aimé. À l’époque où mon cœur battait, je le calmais de mensonges. Lui parlais de dangers, de futilité. Je ressentais si peu.
J’aurais dû m’éprendre du vent sur ma peau. Des baisers chantés de ma mère. Du vol des hespéries. Du sable s’échappant de mes mains. Du grondement des ruminants. De la rosée matinale. Du gazouillis les lézards. Du clin d’œil des étoiles.
Les papillons dans mon ventre
envolés
L’air par-dessus ma tête
envolé
Le sol sous mes pas
envolé
La vie et moi sommes passées
d’amoureuses à étrangères
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