Données cryptées : les Bons Voisins
Heath avait passé la journée à courir après les poneys, et le soir tombait déjà. L’été touchait à sa fin : les jours se faisaient plus courts, le fond de l’air, déjà, plus frais.
— Quand est-ce qu’on rentre à la maison ? demanda Catherine, sa sœur.
— Dès que j’ai fini de réparer cette clôture. Tu ne veux pas que les poneys s’échappent encore, non ?
La petite fille secoua la tête.
— Mais j’ai envie de rentrer. Il va faire nuit, et maman dit qu’il ne faut jamais être dehors quand il fait nuit. A cause des Bons Voisins. C’est l’heure où ils sortent faire leur chasse.
Heath la regarda avec un sourire indulgent.
— Tu crois encore à ces fables ? Il est temps que tu saches, Cathy : les Bons Voisins n’existent pas. On raconte ça aux petits enfants pour qu’ils se tiennent tranquilles et obéissent. Mais tu es avec moi, maintenant : je m’occupe de tout. Tiens, mange ce quignon en attendant. On arrivera juste pour le souper.
Catherine tendit la main pour prendre le morceau de pain – un reste de leur repas de midi – qu’il lui tendait et s’assit sur une pierre. Derrière elle, l’allée s’étendait, longue et rectiligne. Elle paraissait sans fin.
Heath hésita un moment à dire à sa sœur qu’ils se trouvaient précisément sur ce qu’on appelait un ley, un chemin des fées. Selon les légendes, ces chemins bordés d’arbres, qui partaient d’un point mystérieux et ne menaient nulle part, avaient été construits par les trows et les ylfes pour aller d’un Bosquet de chez eux à un autre. La nuit de la Saint Jean, on pouvait parfois y entendre les hurlements sinistres des âmes des mauvais chrétiens qui s’y étaient perdus. L’herbe qui poussait à côté y étant plus verte qu’ailleurs, leur père avait décidé d’y mettre ses poneys, et Heath n’y trouvait rien à redire. Angus McDeir était un homme connu pour son bon sens et son pragmatisme : ce n’était pas quelques superstitions qui allaient l’empêcher de gérer sa ferme.
— J’ai fini, murmura enfin l’adolescent. On va pouvoir y aller.
Mais Catherine ne lui répondit pas. En se redressant, Heath remarqua ses yeux agrandis, et la pâleur de son visage poupon. Dans ses pupilles se lisait une expression de pure terreur.
Le cœur battant plus vite et la sueur coulant le long de ses tempes, Heath suivit la direction qu’indiquait le regard de sa sœur. Une procession de cavaliers. Ils venaient sans un bruit, les sabots de leurs immenses montures aux yeux blancs semblant flotter sur la brume qui montait du sol. Une myriade de lumières voletant comme des lucioles les entouraient et des chiens les précédaient, la gueule rouge et la langue pendante, leurs orbites brûlant d’une lueur infernale.
— Ferme les yeux et donne-moi la main, murmura aussitôt Heath, tout en poussant sa sœur en dehors du chemin.
La procession fantomatique arrivait à son niveau. Le premier chien les dépassa, puis le deuxième. Chacun d’eux était gros comme un poney shetland, et Heath constata que les montures avaient toutes, au minimum, la taille d’un grand cheval de trait. Les minuscules lumières volantes tournèrent autour d’eux, avant de les abandonner. Fasciné et un tout petit moins effrayé en constatant qu’ils passaient inaperçus, Heath remonta les yeux sur les cavaliers. Leurs hautes silhouettes comme leurs visages étaient dissimulés par des capes de brocart miroitant, mais le garçon put voir qu’en dessous, les cavaliers portaient des armures somptueuses et de longues chevelures aux couleurs chatoyantes, lisses et coulantes comme de la soie. Certains d’entre eux arboraient des oriflammes frappées d’héraldique comme une armée en campagne et, en apercevant les anciens symboles du carreau et de l’as sur l’un d’eux, Heath comprit qu’il se trouvait devant la daoine sidhe, la phalange féerique.
La procession passa en silence, sans lui prêter attention. Cette fois, le jeune homme regardait franchement, gravant dans sa rétine tous les détails qu’on lui demanderait à la veillée. La couleur blanc os et rouge sang de leurs chevaux, dont les sabots ne touchaient pas la terre. La longueur de leurs chevelures, qui dépassaient de leurs capuches et coulaient librement le long de leur armure comme une somptueuse parure. La finesse et la dimension de leurs doigts, aussi, qui tenaient les rênes… Lorsque le dernier de la procession fut passé, Heath remonta sur le chemin afin de mieux les voir partir. Au loin, le début de la cohorte s’évanouissait déjà dans la brume.
Un renâclement se fit entendre au niveau de son oreille. Se retournant brusquement, Heath se trouva nez à nez avec l’un des cavaliers, qui, visiblement, avait pris du retard… ou était venu le retrouver.
Le haut du visage dissimulé par sa capuche, le seigneur fae le regardait. Heath n’aperçut que le bas de sa figure, mais il le trouva d’une beauté telle qu’il faillit pleurer.
— Qui êtes-vous, et où allez vous ? osa-t-il demander.
— Pas de la race d’Adam. Notre peuple s’en va, et il ne reviendra plus jamais en ce pays. Les Portails seront fermés, la moindre sylve retombera dans l’oubli. Vous, les humains, devrez vous débrouiller sans nous.
Sa voix était à la fois musicale et spectrale : Heath la trouva magnifique.
— Pourquoi ? Pourquoi ne restez-vous pas ? se trouva-t-il à crier malgré lui. Sur le moment, cela lui parut la chose la plus dramatique du monde.
Le cavalier féerique ne répondit pas à cela. Mais, avant de tourner bride, il posa à son tour cette question fatidique :
— Ne veux-tu pas venir avec nous ?
Le garçon hésita. Une seconde de trop, car le cavalier le dépassa et continua son chemin, sans un regard en arrière. Heath McDeir eut pendant longtemps la meilleure histoire à raconter à la veillée, mais il regretta jusqu’au jour de sa mort de ne pas avoir suivi le cavalier fae et la daoine sidhe.
Hugh Miller, Contes et légendes écossaises (préhistoire technologique). Chapitre 7 : La procession de Glen Eathie.
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