Infiltrés : III

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Surpris, Círdan tourna son attention sur l’homme. Vu son accoutrement – une vieille combinaison spatiale fonctionnelle, mais dépassée, parsemée ci et là de fournitures militaires, un gros fusil plasma en bandoulière – il s’agissait d’un naute, qui devait croiser seul. À ses pieds se trouvait un bio-chien, un animal de compagnie cloné adjoint d’un port terminal, que Círdan compara aux eyslyns, aux sluaghs ou aux fynasyn qui servaient de personnel dans les cours ældiennes.

Gamin, songea-t-il en regardant le vieil homme. Alors que je suis certainement – et de loin – plus âgé que lui.

— Doni Montolio, se présenta l’homme en lui tendant sa main. Cap’taine du Berserker.

Hochant la tête, Círdan tendit sa main à son tour.

— Louis Wu, se présenta-t-il. Capitaine de l’Astartès.

Ravie, Angraema fit de même, plaçant sa main à côté de celle de Círdan.

— Angraema Rilynurden d’Aleanyr, se présenta-t-elle. Je ne sais pas encore bien piloter.

Círdan faillit se cacher le visage dans sa main, mais heureusement, le vieux Montolio était dur d’oreille et n’avait rien entendu. En outre, il n’était même pas certain qu’il identifie ce nom comme étant ældien : quel humain parlait leur langue de nos jours, à part Baran ?

— Bon, laquelle je dois serrer en premier ? s’amusa Montolio en voyant les deux mains tendues devant lui. Celle de la dame, ou la votre, Louis ?

Círdan se rappela à temps que, chez les humains, les mâles dominaient et qu’on leur donnait toujours la préséance pour tout. C’était absurde, mais réel.

— La mienne, évidemment, répondit-il. Mon épouse n’est que ma subordonnée.

Círdan fut étonné de la lueur de surprise qui s’alluma dans l’œil d’aigle du vieux naute. Il lui serra tout de même la main, mais l’écrabouilla dans la sienne.

Une démonstration de force entre mâles, comprit Círdan. Il avait lu quelque part que ce genre de rituel était extrêmement important chez les humains, surtout en présence d’une femelle.

— Alors, Louis, l’entreprit Montolio. Qu’est-ce qui fait dire à un jeune naute comme toi que cette république va droit au mur ?

Círdan se trouva fort embarrassé pour répondre. Comment lui expliquer que, étant âgé de plusieurs siècles et ayant vu d’innombrables guerres, et surtout ayant accès par ses rêveries à la mémoire antédiluvienne de son peuple depuis la création, il trouvait un petit air de déjà-vu à la phase civilisationnelle que vivaient les humains en ce moment ? Heureusement, Angraema s’immisça dans la conversation, et cette fois, elle sut ce qu’il fallait dire.

— Nous avons été attaqués par des pirates orcanides avant de venir ici, en sortant de la Trame. Ces attaques sont anormalement nombreuses ces derniers temps : ce n’est pas le signe imminent de la fin du monde, ça ?

Montolio les regarda avec un interêt renouvelé.

— Vous naviguez par les tunnels de la Trame ? demanda-t-il.

Círdan hocha la tête.

— Oui. Autant que faire se peut.

— C’est risqué, comme mode de navigation, observa le vieux capitaine. Peu de nautes s’y frottent, et seulement parmi les plus expérimentés… C’est fort, pour un pilote aussi jeune !

— Nous ne sommes pas si jeunes que ça, se hâta de préciser Círdan. Ceci est un corps provisoire que je me suis acheté pour remplacer l’original, détruit il y a quelques années, justement.

Une lueur de compréhension s’alluma dans le regard rusé du naute.

— Ah ! Je comprends mieux. Et je peux savoir quel âge vous avez, du coup ?

— Quelques siècles, sourit Círdan.

Encore une fois, son humour fonctionna. Le vieux lui tapa dans le dos, et il leur paya un nouveau verre.

— Vous parlez d’orcanides, dit-il d’un air mystérieux, mais il y a plus dangereux qu’eux en ce moment dans la Voie : les aeldiens. Ils sont de retour.

Il avait dit cela en baissant la voix. Mais son ton avait attiré l’attention de plusieurs piliers de bar, qui se rapprochèrent discrètement pour écouter.

— Les ældiens ? s’enquit Círdan. Que veulent-ils ?

— Ça, tout le monde l’ignore. Tantôt ils nous aident, tantôt ils nous attaquent. C’est la loterie. Ça a toujours été le mystère, avec ces créatures ! Ce sont des exos capricieux et fantasques, aux motivations incompréhensibles et imprévisibles. Cruels, aussi, et qui, malgré leur apparence familière, ont des besoins allant souvent à l'encontre des nôtres. Ils sont volontiers anthropophages et ne répugnent pas à avoir commerce avec nos femmes à l’occasion. On dit qu’ils aiment particulièrement les filles de petite taille, non modifiées : si j’étais vous, je ferais attention, avec la jeune femme qui vous sert de subordonnée !

Outré, Círdan fixa Montolio, tentant par tous les moyens de réprimer sa colère. C’était donc ainsi que les humains les voyaient !

— Je n’ai jamais entendu parler d’histoires de viols par des ældiens, lâcha-t-il, révolté. Chez eux, les femelles ont la main mise sur tout ce qui a trait à la reproduction, d’après ce que j’ai lu : jamais un mâle n’irait initier un rapport sexuel, et cela quelle que soit la femelle, ældienne ou humaine. Pour qu’il y ait accouplement, il faut que la femelle manifeste son désir pour le mâle en libérant ses phéromones : il est impossible de se tromper !

C’était précisément la raison pour laquelle il ne s’était toujours pas accouplé avec Angraema. Elle ne le désirait pas.

Le regard rusé du vieux naute se plissa.

— J’ai jamais prononcé le mot viol, gamin : j’ai dit avoir commerce. Il y a nuance.

Une nuance que Círdan ne releva pas.

— En revanche, continua-t-il sur sa lancée, j’ai souvent entendu parler du contraire : des humains qui violeraient des femelles ældiennes dans le but de s’approprier leurs pouvoirs…

— Violer des ældiennes ! s’esclaffa l’un des piliers de bar qui suivaient la conversation. Faut vraiment être maso ! Y a rien de plus terrifiant qu’une de ces foutues femelles ældiennes. Elles sont pire que les mâles !

Furieux, Círdan comme Angraema tournèrent leur attention sur le nouvel immiscé dans la conversation. Il était plus grand et plus large que la moyenne des humains, avec de gros muscles et un crâne rasé : un légionnaire.

— Mon bataillon a fait partie de la flotte qui croisait en orbite de Molesk lorsque les padmiens se font fait hacher menu, et qui est venue leur porter secours, raconta-t-il. Mon unité, en particulier, a affronté toute une cohorte de guerrières exos, les Furies Rouges, comme on les appelle. Je peux vous dire que je préfère me farcir toute une méga-ruche homoncule qu’une seule de ces démones ! C’est vrai qu’elles combattent presque à poil et ont un corps sculptural, mais couvert des tripes dont elles le décorent après avoir zigouillé leurs adversaires, c’est tout de suite moins sexy !

Círdan sut tout de suite à quoi il faisait référence. Les Sœurs du Rouge, une école initiatique guerrière dévouée à un aspect particulier de la voie de Naeheicnë, composé uniquement de femelles et dont le prestige consistait à affronter dans l’arène leurs adversaires sans porter d’armure, présentant leur peau nue et vulnérable au feu ou à la lame comme ultime bravade. Leur temple-mère se trouvait à Urdaban, sur les terres du royaume d’Elfaëma, la Sixième Cour d’Ombre, présidée par la reine guerrière Neachneohainë, d’où les parents de ses parents et une grande partie des survivants qui avaient suivi son père étaient originaires. Elfaëma, à l’instar de Kharë et de Sorśa, avait été déplacée en dehors d’Ultar pour avoir pris le parti de Malenyr lors de la grande scission des cours après Dagor Nuín Giliath, la Guerre Sous le Ciel : se pouvait-il qu’elle ait survécu à la catastrophe qui les avaient frappés ?

— Quand cela s’est-il passé ? s’enquit Círdan. Et où ?

— C’était l’an dernier, lui répondit le soldat, après la grande fête de la Fondation. Sur la colonie Shankara dans le Nouveau Bras Extérieur. Les padmiens étaient en train de fêter le sixième anniversaire de leur indépendance lorsque les ylfes leurs sont tombés dessus. Une vraie boucherie : il y a eu 80 % de pertes, et le reste a été emmené en esclavage. Les vaisseaux ældiens ont disparu dans la Trame comme ils sont venus, leurs cales rengorgeant de malheureux qui ont dû connaître un sort pire que la mort.

Des dorśari, pensa Círdan. Cela ne faisait plus de doute.

— On a eu une autre attaque des ylfes, tout récemment, ajouta un autre d’une voix grave et sombre. Vous le savez, n’est-ce pas ? Que Jupiter a été détruite. Atomisée par Tiger Sibricher, le mercenaire ældien à la queue blanche qui a crucifié Odoul Sangare et anéanti sa mine sur Mars il y a treize ans. Les padmiens l’avaient engagé pour les aider à quitter les Trois Kparsecs : résultat, il a démoli Arkonna avec un seul vaisseau, en répliquant un collisionneur CERG. Y a pas plus dangereux que cet exo, actuellement : d’après le SVGARD qui le recherche activement, son niveau de force destructrice vaut bien tout une cohorte des Astra Leo, une flotte orcanide ou une faction ældienne au grand complet. Il est de mèche avec une terroriste hérétique, une dénommée Rika Srsen, fille de l’ancien ingénieur de la Towa qui a pété un fusible et s’est voué à un culte hérétique. Je vous ai gardé le meilleur pour la fin. Tout à l’heure vous parliez de viol par les ældiens, et bien, tenez-vous bien : il paraît que cette nana se fait troncher par l’ylfe. Volontairement. Des rumeurs disent qu’elle aurait même enfanté des hybrides… Des êtres mi-ældiens, mi-humains.

C’en était trop pour Angraema. La jeune « Kendra Wu », fortement atteinte par le whisky qu’on lui faisait boire depuis le début de la soirée, se dressa sur son tabouret, écarlate.

— Ce sont d’ignobles mensonges ! hurla-t-elle. Rika Srsen et son consort ældien ne sont pas des terroristes ! Ce sont des héros qui par leur exemple même prônent le partage et la tolérance, oeuvrent pour la paix dans l’univers et viennent en aide aux démunis de tous bords, à tous les oppressés qui en font la demande, par pur esprit d’honneur et d’aventure ! Vous n’avez pas le droit de salir leurs noms !

Mortifié, Círdan la serra contre lui, tentant de la calmer alors que les hommes le regardaient, la mine sombre.

— Désolé, improvisa-t-il rapidement en mettant sa main sur la bouche d’Angraema. Ma femme vient de Padma. En outre, c’est une ancienne mineure, dont la famille mourut en colonie pénitentiaire… Pour elle, lorsque Rika Srsen et Ar-waën Elaig Silivren sont arrivés à bord de l’Elbereth pour leur venir en aide, cela a été un jour historique, marquant d’une pierre blanche l’épopée de leur libération.

Ar-waën Elaig Silivren, répéta l’un des hommes avec un sourire torve. Voilà ! C’est le nom de cet ældien. Il est différent des autres, encore plus dangereux. Croisé avec un nekomat génétiquement modifié, ou un truc comme ça… En plus, il parle Commun comme vous et moi et il sait se changer en humain. Quant à son vaisseau, l’Elbereth, ça au moins c’est de l’histoire ancienne : il a été détruit par le Président Singh, juste avant l’attaque de Jupiter, alors que c’t’exo et sa pute humaine étaient au sol !

Des chopes se levèrent.

— Longue vie au Président Singh ! clamèrent les buveurs de la salle.

Círdan sentit son cœur s’arrêter de battre. Pire encore, il reçut de plein fouet la détresse d’Angraema, juste à côté de lui. Il fallait fuir. Quitter cet endroit au plus vite, et partir se réfugier sur le cair, puis évacuer cet astroport.

— Que sont-ils devenus ? osa-t-il tout de même demander. Silivren et sa femme humaine ?

Le soldat le regarda.

— Ils ont réussi à s’enfuir, mais chacun de leur coté. L’ældien a détruit Jupiter à bord d’un destroyer de l’Holos équipé d’un CERG, puis il a sauté dans la Trame. Quant à l’humaine, elle avait son propre astronef, un petit chasseur rapide du type Stella-Ace. On l’a vu entrer en hyper-espace peu après, et le SVGARD aurait tracé ses vecteurs jusqu’à Solaris, où elle serait retournée. Mais en arrivant dans le périgée de Pluton, elle a soudainement disparu des radars. Depuis, plus rien : un vrai mystère.

— Encore un coup des ældiens, marmonna l’autre homme. Ils sont connus pour ça. C’est leur style de navigation, d’apparaître et de disparaître comme de foutus wyrms !

Círdan sentait Angraema au bord de l’ébullition. Les jeunes comme elles, sous le coup d’une vive émotion, pouvaient éprouver une explosion intérieure aux conséquences absolument désastreuses. C’est pour cela que, à un âge encore tendre, on apprenait aux petits à se contrôler par la discipline et la méditation.

Elle vient d’apprendre qu’elle a perdu toute sa famille, songea amèrement Círdan. Par vile trahison. Et ces gens s’en réjouissent.

— Eh, lança soudain un homme qui jusque-là participait silencieusement à la conversation. Vous savez comment on neutralise un ældien sur le champ de bataille ? C’est simple : il suffit de lui parler d'une bataille épique à quelques parsecs d'ici, et il vous oubliera pour aller se ruer dedans ! Et vous savez comment on récupère son enfant enlevé par les ældiens ? Il suffit de taper sur le petit ylfe qu’ils ont mis à la place, et la mère intervient dare-dare pour faire l’échange !

— Moi, j’ai entendu le contraire, grommela Montolio, qui avait gardé le silence jusque là. Tout ce qu’on fait au petit ylfe sera fait au petit humain dans l’autre monde, c’est à dire l’Ethereal où ils se sont réfugiés. S’il est bien traité, le bébé humain sera bien traité également. C’est une très vieille histoire, qui existait sur Terra bien avant la conquête spatiale.

— Foutus ylfes. Ils nous emmerdaient déjà à cette époque là !

Angraema se leva brusquement et quitta le bar, en courant. Círdan lui emboîta le pas sans se retourner. Avec un peu de chance, les humains penseraient qu’il poursuivait sa femme.

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