Infiltrés : IV
La jeune ældienne perdit sa configuration à peine quelques minutes plus tard, s’écroulant en larmes dans une contre-allée exempte de drones et autres capteurs. Círdan vint la soutenir : il était toujours impressionné par la capacité qu’avait Angraema à pleurer, mais visiblement, c’était une capacité utile, puisqu’elle lui permettait d’évacuer tout ce qu’elle avait sur le cœur. Avec leur manque de sensibilité intrinsèque et leur facilité à évacuer leurs émotions négatives, les humains étaient favorisés par rapport à eux, c’était certain.
— Mon père, ma mère, mes frères et sœurs… sanglota-t-elle. Tous morts ! Je suis seule au monde, à présent !
Círdan – qui avait repris momentanément sa forme ældienne, n’ayant aucun mal à passer d’une configuration à une autre – lui tapota gentiment le dos.
— Ne t’avance pas trop vite, lui murmura-t-il de la voix apaisante que les mâles prenaient naturellement avec les femelles qu’ils aimaient. Ton père et Rika ont survécu : ils ne se trouvaient pas sur leur cair lorsque celui-ci a été détruit. En outre, rien ne dit que ta mère ni Arda et Eren soient mortes ou même en danger. D’après ce que je connais d’elles, je dirais même qu’elles ne le sont pas.
Il marqua une pause.
— Et puis… tu n’es pas seule, Angraema. Je suis là.
La jeune ældienne sécha ses larmes. Círdan fut ému par son beau visage triste, tellement différent de cet air assuré qu’elle montrait d’habitude.
— Ils ont massacré des êtres beaux et innocents, fit-elle en serrant les dents. Tout un troupeau de carcadann, les derniers qui existaient dans la galaxie ! Une gentille femelle wyrm, un chien heureux de vivre qui avait survécu contre les odes du destin, une humaine que Rika s’était efforcée de sauver, et même trois petits pereædhil… Existe-t-il crime plus abominable que de tuer des carcadann, des femelles wyrm et des hënnil, Círdan ?
— Les humains ont trahi la confiance et l’amitié de mes parents en violentant ma mère, répliqua Círdan d’une voix métallique qui lui était inhabituelle. Ils ont profité de sa gentillesse pour la piéger, ont abusé d’elle pendant des jours et des nuits, la torturant, l’humiliant et se gaussant d’elle comme si elle n'était un vulgaire animal. Quand mon père est revenu, elle n’était plus la même, que ce soit sur le plan physique, mental ou spirituel. Elle était perdue à jamais. Je crois donc en connaître un rayon sur les crimes abominables. Mais ce n’est pas la seule spécialité des humains, et tu ne dois pas te laisser envahir par la haine. Pense à ce que dirait ton maître, s’il était là.
— Il me dirait de prendre les armes et de venger ma famille, grinça Angraema. Pas de pardonner aux humains et de passer à autre chose ! Mon père est un sidhe, Círdan : ne l’oublie jamais. C’est un tueur de métier, qui représente la colère de notre peuple contre ses oppresseurs !
— C’est vrai, lui concéda Círdan. Mais, par rapport à l'archétype sidhe, ton père n’est pas une marionnette qui tue aveuglément. Il prend ses propres décisions et réfléchit. En outre, il s’est consacré à une humaine. Je suis sûr qu’il ferait la part des choses. En tout cas, il ne te laisserait pas mettre ta vie en danger en craquant ici et maintenant, alors que ce n’est ni le lieu ni le moment. Il te dirait de prendre sur toi, de reprendre ta configuration pour quitter cette colonie, et te mettrait peut-être une petite claque pour te secouer.
Ce que moi, je ne ferais pas, ajouta mentalement Círdan.
Mais sa diatribe eut l’effet escompté. Se décollant du mur, Angraema se redressa. Círdan pouvait sentir qu’elle se ramassait sur elle-même, et cherchait à reprendre sa concentration.
Círdan lui prit la main, prêt à l’aider. Il savait qu’elle allait avoir des difficultés à reprendre la forme de Kendra Wu. Mais il le fallait. Il en allait de leur survie à tous les deux : sans remettre en cause les capacités guerrières de la jeune sidhe, ce lieu était le bastion des soldats les plus brutaux et efficaces des armées humaines. Or, Angraema n’était qu’une apprentie. De tous les guerriers ældiens, expérimentés ou non, seul quelqu’un comme Ar-waën Elaig Silivren aurait pu affronter une telle situation.
— Concentre-toi, lui murmura-t-il. Je vais t’aider à visualiser Kendra Wu.
Mais Angraema ne le regardait plus. Les yeux exorbités, elle fixait quelque chose derrière lui. Círdan se retourna, pour tomber sur Montolio et son bio-chien.
Le jeune ældien se durcit immédiatement, ses yeux ambrés prenant une inquiétante lueur rouge.
Tant pis, songea-t-il en tendant ses deux mains ouvertes devant lui. On a plus le choix, maintenant.
Une orbe jaune vif, éblouissante comme un petit soleil, apparut au-dessus de ses doigts effilés.
— Attends, croassa le vieux naute en tendant à son tour les mains devant lui, en signe de paix cette fois. Je ne vous veux aucun mal. Laissez-moi vous aider !
— Pour que tu nous trahisse comme les tiens ont trahi mon père et sa femme ? siffla Angraema. Comme ils ont trahi les parents de Círdan ? Vous êtes une race de traîtres ! Jamais je ne te ferais confiance.
— Tu fais bien confiance à Baran, souffla Círdan.
Il avait décidé, pour sa part, de laisser le bénéfice du doute au naute. Pour l’instant.
— Rika est des nôtres, répliqua Angraema. Elle a été rejetée par son propre peuple, et elle est devenue plus ou moins ultari, en se synchronisant avec Elbereth.
— C’est le seul qui n’a pas dit le moindre mot sur nous, tout à l’heure, lui fit observer Círdan. Je ne pense pas que ce soit un ennemi… Je me trompe ? demanda-t-il en se tournant de nouveau vers Montolio.
Ce dernier ne s’était pas enfui. Il était resté là, droit dans ses bottes, avec son chien, même face aux menaces des deux ældiens.
— Aussi sûr que je m’appelle Montolio, tu as raison, lui répondit-il. Je suis un vieux bougre âgé de presque trois siècles, et j’ai vu et entendu plus de choses que tous ces jeunots stupides qui tirent d’abord et pensent après. Je sais que les ældiens ont toujours été parmi nous, depuis les débuts de l’humanité, et que, s’il y a eu de nombreuses incompréhensions entre nos deux peuples, nous vivions en coopération étroite, dans une communauté d’intérêts mutuels. Votre espèce est proche de la nôtre, et ne nous est pas intrinsèquement hostiles. Vous, en tout cas, vous ne l’êtes pas. Ni ce Tiger Sibricher dont ils parlent.
— Son nom est Ar-waën Elaig Silivren, corrigea Angraema, les yeux rétrécis. Il s’agit de mon père !
Montolio haussa les épaules en signe d’excuse.
— Désolé, j’ai jamais été très bon en langues étrangères. Mais vous pouvez me faire confiance. J’ai entendu certaines rumeurs, et dès que je vous ai vus dans ce bar, en train d’essayer de commander du jus d’un fruit qui n’existe pas, de brandir du mithral et vous empêtrer dans les codes sociaux humains, j’ai compris que vous aviez à voir avec cette dernière affaire sur Jupiter et l’arrivée sur Arkonna d’un convoi mystérieux et les étranges mesures de sécurité spéciales qui s’en sont ensuivies.
Círdan haussa un sourcil. Comme la sienne, l’attention d’Angraema avait été éveillée.
— Des mesures de sécurité spéciales ? Un convoi mystérieux ? Que voulez-vous dire ?
L’homme, de nouveau, plissa les yeux.
— J’veux dire que, selon mon avis, vos petits frères et sœurs semi-humains sont vivants. Je pense qu’on les a fait transiter par ici, et je crois même savoir où.
Les deux ældiens se rapprochèrent, impatients d'en savoir plus. Enfin, Amarrigan, qui présidait à la destinée, faisait un geste vers eux !
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