Encore à moitié plongée dans sa rêverie, Eren se retourna dans son lit, attrapant le tendre oreiller pour se caler dessus. Machinalement, sa main se plaça entre ses jambes, alors qu’elle se repassait mentalement la scène de la veille. L’odeur omniprésente du clown mâle, son beau visage trempé de sueur, sa voix grave et assurée, son sourire insolent. Ses bras et son torse musclés, la sensation de ses grandes mains sur sa cage thoracique, la force et la passion avec laquelle il l’avait soulevée dans les airs, pour la faire tournoyer autour de lui… Honteuse, Erenwë ouvrit les yeux d’un seul coup. Un petit juron en dorśari franchit ses lèvres, et elle se redressa dans son lit.

Le clown l’avait endwollée, c’était certain. Ces filidhean possédaient un certain niveau en illusions et en sortilèges.

Par mesure préventive, Erenwë sortit un petit peu de poudre d’araignée qu’elle disposa dans un coupelle, avant de sortir le briquet que lui avait offert Rika de sa bourse et d’enflammer la poudre. Une odeur suave s’éleva, dissimulant celle d’Elshyn. Comme tous les mâles jeunes n’ayant pas de partenaire attitrée, le clown balançait des phéromones tout azimut.

Que la Tisseuse d’Ombre lui morde les parties, souhaita Eren en visualisant la Reine Araignée, chélicères en avant.

Un coup sourd à la porte faillit lui faire lâcher sa coupelle.

— Qui c’est ? demanda Eren, déterminée à ne pas ouvrir la porte si c’était Elshyn derrière.

— C’est Innafay, fit la voix douce et posée de la susnommée. Je peux entrer ?

Eren se leva pour aller lui ouvrir. Derrière, la sorcière des clowns attendait patiemment. Eren remarqua tout de suite qu’elle portait son costume, et son masque accroché dans le dos.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Eren, soupçonneuse. Encore une répétition ?

Innafay secoua la tête.

— Non. Mais nous partons nous produire sur le Ráith Mebd… Tu veux venir avec nous ?

Soupçonneuse, Eren fronça les sourcils.

— Le Ráith Mebd ?

— La cour de la reine Mebd. Le plus grand vaisseau-monde ædhel qui se trouve actuellement dans la Trame. Une véritable ville, qui équivaut un peu à la Haute Capitale d’Ælda. Nous nous y rendons régulièrement en tournée. Je pense que tu devrais venir avec nous : tout ædhel doit avoir vu ça au moins une fois, dans sa vie.

Eren comprit alors que l’opportunité tant attendue était enfin arrivée. Elle allait pouvoir profiter du fait que toute la troupe de clowns se trouve sur ce navire, le Ráith Mebd, pour pouvoir s’enfuir avec Arda et Roggbrudakh.

— Et ma sœur ? demanda-t-elle. Je ne peux pas la laisser là.

— Ta sœur est trop faible pour se rendre à bord du Ráith Mebd. Elle restera ici, à notre bord, sous la bonne garde d’Adoniel.

— Adoniel ne vient pas avec vous ? Pourtant, c’est le second après le commandant, non ?

Innafay secoua la tête.

— Parce qu’il est le second, il restera ici. Nous laissons toujours l’un des membres les plus puissants de notre troupe pour garder le vaisseau et préparer notre départ au cas où les choses tourneraient mal.

Eren leva un sourcil soupçonneux.

— Au cas où les choses tourneraient mal ?

— Nous sommes des filidhean, sourit Innafay, comme si elle s’excusait. Des parias… Nous sommes accoutumés aux réactions parfois extrêmes du public.

Eren hocha la tête. Cela, elle pouvait aisément le comprendre.

— Je pense que je vais rester ici, moi aussi, fit Eren l’air de rien, en s’étirant. Sous la bonne garde d’Adoniel.

Innafay lui lança un sourire suave.

— Je pense pour ma part que tu devrais venir avec nous.

— Non, fit Eren, je vais rester.

Innafay baissa ses longs cils.

— Bon… Si c’est ton choix.

Avec un petit sourire, elle la laissa. Derrière elle, Eren aperçut Elshyn, dont elle croisa le regard. Le jeune ældien le soutint, avant de baisser son masque sur son visage.

Eren se réjouissait de la manière dont les choses tournaient. Mais au moment où elle s’apprêtait à dire au revoir à la troupe, elle aperçut la frêle silhouette de sa sœur parmi les filidhean masqués.

— Arda ! cria-t-elle en se précipitant. Arda ! Vous l’emmenez ?

Syandel, le meneur des clowns, se retourna.

— Ta sœur va mieux, et elle a émis le souhait de se dégourdir un peu les jambes sur le Ráith Mebd, lui expliqua-t-il.

Derrière le sourire narquois du masque, ses paroles sonnaient comme une gifle. Se moquait-il d’elle ?

— Et Roggbrudakh ? Je veux bien venir sur le Ráith Mebd avec Arda, mais à une seule condition : que je puisse emmener Roggbrudakh comme garde du corps.

— Roggbrudakh est un orcanide, souligna Adoniel, qui était venu assister au départ de la troupe, démasqué sur le pont. Jamais les gens d’Edegil ne lui permettront de monter à bord. Le Ráith Mebd est la plus importante concentration d’ædhil qui existe aujourd’hui dans le Dédale, et il abrite un nombre conséquent de trésors de grande importance pour notre race. Les orcanides n’y sont pas admis.

Eren soupira. Elle ne se voyait pas déserter sans l’orc blanc : elle s’était attachée à lui, qui avait tout quitté pour les protéger.

Ils le font exprès, devina-t-elle. Sales clowns !

— On se fera peut-être de nouveaux alliés, sur ce navire, murmura Arda à sa sœur en dorśari. Et on rencontrera des mâles de notre âge, qui nous aideront.

Arda n’avait toujours pas renoncé à l’idée de se trouver une paire de chevaliers servants répondant à leurs moindres désirs, comme leur sœur avec Círdan. Elles avaient décidé de se trouver deux frères, des jumeaux comme elles, beaux, serviables, de bonne famille et surtout, dociles. Vierges de préférence, afin de pouvoir les faire à leur main.

— D’accord, murmura Eren. Mais ensuite, il faudra aller chercher Roggbrudakh. On en serait pas là sans lui.

La jeune ældienne se tourna vers le chef des clowns, qui attendait sans rien dire.

— On va venir sur le Ráith Mebd avec vous, déclara-t-elle. Toutes les deux.

— Très bien, statua alors Syandel. Mon frère cadet, Elshyn, sera spécialement assigné à votre protection. Vous êtes des khari, et Ráith Mebd est une Cour lumineuse. Il se peut que vous rencontriez des réactions hostiles. Et comme vous n’êtes pas des nôtres, vous ne pouvez pas aller masquées.

— On peut toujours leur donner les masques de simples apprentis choristes, intervint Elshyn. Cela n’implique rien, et ça m’évitera d’avoir à leur servir de chaperon. J’ai des choses à faire et des gens à voir, sur le Ráith Mebd, moi aussi.

Eren lui jeta un regard noir, que l’arrogant ældien ignora. Il parlait d’elles comme si elles étaient d’encombrants paquets !

— Seuls les initiés peuvent porter le masque, répondit Syandel. Non, elles iront démasquées, et tu seras toujours avec elle, pour les protéger. Pendant les représentations, elles resteront dans les coulisses. Tu les emmèneras avec toi pour tes affaires.

Eren soupira. On allait leur coller Elshyn !

— Il est sympa, objecta Arda en dorśari en se tournant vers sa sœur.

— C’est un idiot fini, pédant et sûr de lui, répliqua Eren.

Mais elles n’avaient pas d’autre choix.