Fourvoyée : II
Il ne se montra que quelques heures plus tard, débarquant pieds nus dans le cockpit, toujours vêtu de son éternelle combinaison. À bien des égards, il me rappelait Ren, quand il se laissait aller. Ce qui n’était guère étonnant : Lathelennil était son oncle, après tout.
Son oncle destroy, pensai-je en le voyant se jeter dans le fauteuil et poser ses pieds griffus, aux ongles peints d'eyn noir, sur la console.
Rhaenya vint le rejoindre, et il discuta avec elle pendant un long moment, faisant défiler sous ses yeux des cartes holographiques de la Voie. Ce n’était pas les mêmes que Ren : les points d’intérêts semblaient différents, et elles étaient annotées en dorśari, non en ældarin, même si le système graphique restait le même.
En le voyant agrandir un objet sur l’écran – que j’identifiai comme un immense vaisseau – puis le sélectionner avant de refermer la carte, je m’approchais.
— Tu as trouvé quelque chose ?
— On va faire une escale sur un vaisseau-monde de clarté lumineuse, répondit-il. Le Ráith Mebd. On y trouvera sûrement un filidh ou deux, peut-être même des cristaux-cœurs. Et je pourrai me faire soigner.
Je levai un sourcil.
— Te faire soigner ? Pour tes fièvres ?
— Non, pas ça, grinça-t-il. Ma plaie au cœur. Je ne peux pas rester dans cet état, surtout sans cristal. Trop risqué. Le Ráith Mebd abrite à son bord le meilleur médecin de notre peuple : Edegil Arahael.
— Mais c’est un Lumineux, murmurai-je. Tu ne m’as pas dit que vous étiez en guerre ?
— Si. Mais il ne laissera pas un membre de l’une des rares familles régnantes à avoir survécu à la Grande Extinction mourir comme une merde. Je vais négocier un pacte provisoire de non-agression avec lui… Du moins, je vais essayer.
Je le regardai, plutôt dubitative. Lathelennil ne me paraissait pas être le diplomate idéal pour « négocier » ce genre de choses.
— Edegil a le même âge que moi et mes frères : avec Cirnnan de Tará, et quelques autres, il s’agit de l’un des ædhil les plus âgés. Il a connu la Guerre Sous le Ciel, la Chute. Même si on a souvent été en conflit, et qu’il nous considère, nous autres d’Ombre, comme directement responsables de la Grande Extinction, je pense que ce que j’ai à lui apprendre l’intéressera.
Lathelennil me regarda, rapidement.
— Il saura peut-être même où se trouve ton Ren, ajouta-t-il. Et là… Je lui présenterai un défi en bonne et due forme. La fosse d’Ymmaril, ou les arènes d’Urdaban… Je ne sais pas encore. Il ne pourra pas refuser, au risque de passer pour un lâche et de perdre tout son prestige. En outre, qui refuse une telle rencontre doit céder son esclave ! Dans les deux cas, tu m’appartiendras. Ton Ren a peut-être été as sidhe, mais par rapport à moi, ce n’est qu’un jeunot sans expérience. Je le battrai facilement.
Sentant la colère monter à nouveau, je fixai Lathelennil.
— Ce n’est pas la peine d’insister, Lathelennil, lui répétai-je. Je ne suis pas attirée par toi. Pas du tout. Je ne te dirai jamais oui. S’il advenait que je perde Ren… Je n’irais pas avec un autre ældien. Surtout pas un qui torture et mutile. Et, pour la millième fois, je ne suis pas son esclave ! Je ne suis l’esclave de personne.
Lathelennil me gratifia d’un sourire vicieux.
— On est toujours l’esclave de quelqu’un… De l’être aimé, de son roi, de son commandant. Ou d’un dieu, qu’il soit de l’Abîme, de Ténèbres ou de Lumière. D’un stupide code d’honneur, comme ton Ren… Tu ne cesses de répéter que tu n’es pas attirée par moi. Mais je sais, en tout cas, que tu es intriguée. Je le sens à ton odeur. Tu n’as pas l’air de le savoir, mais nous autres ædhil avons l’odorat très fin : c’est ainsi qu’on arrive à savoir si une femelle est réceptive ou non. À son odeur. C’est encore plus facile avec les humaines, qui sont intoxiquées par le luith… À la minute même où ton parfum exhalera la moindre marque de désir, je te prendrai, qu’on ai trouvé Ren ou pas. Sa tête ne sera qu’un bonus. Je n’ai pas besoin de ton oui : je préférerai que tu me dises non, d’ailleurs. J’aime conquérir des femelles par la force. Et j’aime votre capacité à pleurer, à vous, les adannath.
Je le regardai, horrifiée. J’étais dégoûtée à en perdre la voix. Comment avais-je pu penser un seul instant que ce Lathelennil était inoffensif, ou même, fréquentable ?
— Quelque part, grinça-t-il à nouveau, j’aurais aimé que tu rencontres notre frère. Lui, il aurait su te mettre à ta place. T’apprendre ce que c’est qu’un seigneur d’Ombre. Uriel a des côtés trop tendres : d’ailleurs, il a facilement succombé pour cette reine dorśari. Moi… Je n’ai de sentiments pour personne. Si tu crois que j’en ai pour toi, tu te méprends. Ce que je veux, c’est te posséder, mater ce petit air défiant et sûr de toi que tu affiches constamment, effacer cette espèce d’assurance que tu penses avoir sur nous. Te faire pleurer, crier, hurler, supplier, mettre à mal toutes tes fausses croyances. Te fouetter, t’écorcher, te couper, te brûler de mes mains, t’écarteler, te mordre, et surtout, enfoncer mon membre dans tous tes minuscules orifices et te pilonner jusqu’à ce que tu demandes grâce et que tu collapses, encore et encore. Alors ne me sors pas ton petit numéro. Trêves de pas la peine d’insister Lathelennil, ou de je ne suis pas attirée par toi… Je m’en fous royalement, de tes pathétiques excuses, de tes tentatives de fuite. Tu m’appartiendras !
Ma réponse lui parvint sous la forme d’un poing dans la gueule. C’était la toute première fois que je le touchais, et, je l’espérais, la toute dernière. Lathelennil, en dépit de tous ses beaux discours, ne s’attendait pas à cela de ma part. À ses yeux, je n’étais qu’une faible humaine, une esclave. Il croyait même que j’étais née ainsi, esclave. Aussi se prit-il mon attaque furieuse en pleine face, sans esquisser la moindre esquive.
Mais les ældiens sont des créatures féroces, dont la première réaction est toujours l’attaque. Son réflexe fut de mordre. Ses terribles crocs renforcés à l’iridium s’enfoncèrent dans mon poignet, et il se rua sur moi, les yeux complètement noirs, fous de rage. J’y discernai même une petite lueur de victoire : il avait enfin licence de faire ce qu’il voulait de moi. Comment avais-je pu oublier un seul instant que c’était un prédateur dangereux que j’avais devant moi, aussi potentiellement létal qu’un homoncule ou un orcanide ? J’avais trop baissé ma garde. L’amour que j’avais pour Ren, le fait d’avoir mis au monde des petits semi-ældiens et d’en côtoyer quotidiennement m’avait fait oublier ce qu’étaient fondamentalement ces créatures. J’avais cru posséder la formule magique, le moyen qui les ferait sauter dans le cerceau enflammé à ma demande. Or, les ældiens ne sont pas des bêtes de foire : ce sont des exomorphes agressifs et dangereux. Des chasseurs. Cela, je l’avais oublié.
J’avais déjà subi une attaque d’ældien : aussi me roulai-je en boule, protégeant mon ventre en posture défensive. J’oubliais mon idée initiale de frapper son cœur blessé. Je ne pensais qu’à la défense. Le ventre, et la gorge, voilà ce qu’il fallait protéger. Mais je ne parvins pas à le faire. Attrapant mes longs cheveux pour me renverser la tête en arrière, Lathelennil me mordit vicieusement. En sentant ses canines s’enfoncer dans ma carotide, étouffée par ses mâchoires, je me dis, pour la première fois de ma vie, que c’était la fin. Cette attaque me coupa tellement le souffle – au sens littéral du terme – que je n’eus même pas le réflexe de hurler. Comme une bête prise à mort par un prédateur, j’étais tétanisée, parcourue de soubresauts d’agonie. Je vais perdre conscience, compris-je alors. Je vais perdre conscience et me vider de mon sang. Mes petits seront seuls sur ce vaisseau avec ce psychopathe sadique, et je ne reverrai jamais Ren.
Mais Lathelennil me relâcha. Il desserra ses puissantes mâchoires, tout en me gardant dans ses bras, collée contre sa combinaison. Son odeur acidulée, mêlée à celle de mon sang, emplissait mes narines.
— Là, susurra-t-il d’une voix horriblement doucereuse, caressant mon visage trempé par une sueur glacée. Tu vois ce que tu me forces à faire ? J’étais obligé de te punir pour ton insubordination, alors que ça me brise le cœur !
J’étais trop choquée pour lutter à nouveau contre lui. Il avait sapé ma résistance.
Je mis ma main à la gorge, instinctivement. Mais je n’avais rien. Pas la moindre blessure. Ce fou furieux, par la seule force de son intention meurtrière, m’avait envoyé un véritable présage de mort.
— Je peux te faire très mal, prit-il la peine de préciser, dans ta chair certes, mais aussi ton esprit. Tu m’as frappé : tu méritais cette petite remise au pas. Plus tôt, tu es venue m’humilier, me donner des ordres, et même porter un fouet sur moi… Sans parler de ce petit regard condescendant et moqueur que tu affiches en me regardant ! Personne n’avait jamais fait une telle chose, et n’en est sorti vivant. Toi, je te laisse la vie… Mais je te mets en garde. Arrête de me prendre pour ce que je ne suis pas. Je suis un prince d’Ombre âgé de plusieurs dizaines de millénaires, responsable de l’annihilation de planètes. Pas un animal exotique qui amuse les humains, dont on se moque et qu’on prend de haut… Peut-être que ton Silivren se laisse humilier et tirer par la queue, qu’il accepte de jouer les bêtes de cirque pour tes beaux yeux. Mais pas moi. C’est le dernier rappel que je te fais. La prochaine fois… Je passerai directement à la punition. Compris ?
Je le fixai sans rien dire. J’étais tétanisée.
— Dis-moi que tu as compris, répéta Lathelennil en plissant ses yeux obliques, menaçant.
— J’ai compris, hoquetai-je, terrifiée. Je ne le referai plus. Dorénavant, je te montrerai du respect.
Satisfait, il se laissa aller contre la paroi de son cair.
— Bien. C’est tout ce que je te demande. Pas de maître, de formes polies ou autres salamalecs. Juste, du respect. Une reconnaissance de ce que je suis.
Je hochai la tête.
— Oui.
Je déglutis, puis ajoutai :
— Je suis désolée.
Lathelennil me regarda en silence, puis il se releva.
— Je programme le saut vers le Ráith Mebd. Va te reposer, pendant ce temps-là. Dès qu’on y sera, on descendra.
Je me relevai. Lathelennil se tourna vers la console pour programmer son saut, puis il s’assit dans son fauteuil, les pieds sur le moniteur. Mais je n’avais plus envie de sourire, ou de le comparer à un adolescent. J’avais également perdu toute envie de le manipuler.
Sur lui comme sur de nombreuses autres choses, je m’étais fourvoyée.
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