Archives de la Cour Exilée : la réunion
Aloithiel planta son regard d'opale dans le mien.
— Un candidat, tu dis ?
Je pris le temps de réfléchir à mes paroles. Tout dépendait de la façon dont j’allais présenter les choses. C’était comme au lugdaanan : chaque coup devait se méditer.
— Je pense avoir trouvé le candidat idéal, oui, assénai-je. Le prochain avatar de l’Étranger sur ce plan dimensionnel. L’Aonaran.
Le mot était lâché. Aloithiel, mais aussi Ynndelsith, Ailill, Nihilel, Lhaeriel et bien sûr Cyannil me regardèrent. Tous ollamh de leurs troupes respectives, parmi les plus réputés des 21 Royaumes.
— Si tu penses l’avoir trouvé, me dit Nihilel de sa voix douce, alors, tu dois tous nous réunir. Les Vingt-et-un ollamhim, dans la Cour Exilée.
Je m’étais préparé à cet argument.
— Tu sais bien que c’est impossible, ma chère, lui répondis-je en tapotant sur le coussin où reposait ma main. La Chasse Rouge est toujours engagé sur ce conflit sans fin avec les Sans-Yeux, La Lune Bondissante est partie instruire les masses dans les mondes éloignés, et là, je ne cite que ceux d’entre nous dont je connais l’actuelle position… Retrouver, contacter et réunir tout le monde prendra au moins deux révolutions, et on ne peut se permettre d’attendre. La situation demande une action immédiate, ou nous perdrons l’opportunité.
Lhaeriel me jeta un regard accusateur.
— Tu pourrais demander l’intercession de l'Amadán. Il t’écouterait, toi. Il l’a toujours fait.
Je me permis de sourire.
—Tu me prêtes un trop grand talent à ce jeu-là, Lhaeriel. Le fils de Lethë ne m’écoute ni plus ni moins que vous. Il répond à Ses enfants en difficulté, lorsqu’ils se trouvent vraiment en difficulté.
Tous avaient en mémoire la bataille de Thar-Nasad, un royaume vassal situé à périphérie de l’empire. La chance – ce qu’on appelle intercession de l'Amadán ? – avait sauvé la mise ce jour-là.
— Il y a autre chose qu’il faut que tu intègres, fit alors Aillil. Certains d’entre nous ne comprennent pas pourquoi tu favorises ceux qui jouent le Chant Sans Parole et pas les spécialistes des autres mythes. Ils demandent, eux aussi, à avoir l’Aonaran dans leur cathbeanadh, même s’ils ne racontent que des épopées mineures. Si tu choisis un nouvel avatar sans quérir leur avis ou même leur consentement, ils se sentiront lésés.
Je me laissai aller en arrière.
— Est-ce que l'Amadán nous demande notre avis, lorsqu’Il nous appelle pour sacrifier nos vies ? fis-je en haussant les épaules.
— Non, mais tu n’es pas l'Amadán, objecta Nihilel. Tu n’es qu’Ardaxe d’Urbaban, actuel Meneur des Astres Gelés.
— Ardaxe d’Urdaban, que vous avez tous nommé ard-ollamh, donc, représentant officiel du susnommé sur cette terre, si je ne m’abuse. Mais si ce titre et cette charge me sont contestés… je serais ravi de les passer à quelqu’un d’autre !
Évidemment, personne ne se proposa. Aloithiel, qui était probablement l’ellon dont je me sentais le plus proche après Śimrod, releva son hypnotique regard vert émeraude sur moi. Quel superbe mâle c’était, celui-là ! La vicieuse cicatrice qui lui mangeait le côté droit du visage n’altérait en rien sa beauté : c’était le signe de son mépris du danger et de sa férocité en tant que combattant, et qui laissait présager, pour qui avait de l’imagination, celle qu’il pouvait montrer à l’intérieur d’un khangg. La petite rune en forme de lune tatouée sous son œil gauche – la marque secrète des ollamhim, connue des seuls initiés – la rehaussait également, en donnant un air vulnérable à ce mâle visage. Sa chevelure noire était malheureusement coupée relativement courte, comme c’était le cas chez presque tous les filidhean : Pourquoi s’embêter à avoir les cheveux longs, lorsqu’ils sont tout le temps étouffés sous le masque ? Cependant, elle lui descendait dans la nuque et encadrait un visage à la fois doux et mâle, à la peau d’un blanc translucide. L’anneau unique qu’il portait à l’oreille mettait en valeur ses oreilles presque rondes, qui invitaient aux caresses buccales. Quand on y pense, c’était fort dommage que ce magnifique spécimen ne serve à rien d’autre que la guerre, sa beauté toujours dissimulée derrière un faux visage grimaçant. Le savoir un jour gisant sur quelque champ de bataille éloigné, son beau corps athlétique démembré dans l’indifférence générale, me brisait le cœur.
— Que dit l’Avatar à ce sujet ?
Très bonne question. Je lui fis un sourire et un clin d’œil, m’inclinant devant l’habileté de la pique. Là, Aloithiel m’avait déstabilisé.
— Il ne dit rien, mentis-je. Vous le savez tous : l’Avatar ne dit rien. C’est justement son attribution. L’Avatar agit, il ne se justifie pas.
Cette fois, j’eus droit à six paires d’yeux – émeraudes, améthystes, saphirs, tourmalines, ambres et diamants – tournées vers moi, brillant avec flamboyance.
— On sait tous que tu connais son identité. Et que tu prends le risque de lui parler directement. Certains pensent même que tu influences ses décisions.
J’eus droit à un petit regard inquisiteur de la part de l’assemblée. Ah, ça les faisait bien discuter !
— Je lui parle comme vous le faites tous, me défendis-je, en vers pentatoniques !
— Arrête de tourner autour du pot ! s’emporta Lhaeriel. Dis-nous ce qu’il pense de ce nouveau candidat. Est-ce qu’il le pense apte à reprendre son rôle ?
Je soupirai.
— Oui, il le pense apte. Mais il y a un autre obstacle à cette nomination, plus embêtant.
Je fis une pause pour assurer mon effet, avant d’asséner :
— Śimrod Surinthiel.
Cyannil ouvrit les yeux, étonnée. C’était une ancienne amante du susnommé, avec qui elle avait eu une relation brève, mais très tendre, à ce que j’avais compris. Śimrod parlait toujours d’elle avec une pointe de nostalgie.
— Śimrod ? Qu’est-ce qu’il vient faire là-dedans ?
Je me penchai en avant.
— Le candidat auquel je pense est son fils, murmurai-je sur un ton de conspirateur.
Lhaeriel se boucha immédiatement les oreilles. Quant à Nihilel, elle me jeta un regard furibond.
— Tu viens de nous révéler l’identité du prochain Aonaran !
— Est-ce que j’ai dit son nom ? Et est-ce que tu connais celui de tous les produits de Śimrod Surinthiel, sacré l’an dernier meilleur étalon du royaume ? fis-je en sous-entendant qu’il y en avait plein.
La jeune ollamh souffla, rassurée. Non, évidemment. Et il n’y avait aucun moyen de le savoir.
— Śimrod n’est pas filidh, fit alors Aillil. C’est un sidhe dépendant d’une ard-elleth. Quoi qu’il dise, si son fils est appelé, il n’y a rien qu’il puisse faire. Je ne vois pas en quoi c’est un problème.
Je croisai les bras.
— Śimrod est mon meilleur ami, lui rappelai-je. C’est même mon frère de sang. Je partage beaucoup avec lui.
— Beaucoup, oui, grinça Aloithiel avec un rictus. D’après ce que j’ai entendu dire, ce « meilleur étalon du royaume » ne ferait pas que saillir des juments, insuffisantes à combler ses ardeurs ! Il paraitrait qu’un certain hongre...
Je levai un sourcil.
— Serais-tu jaloux, par hasard ? Parce que si c’est le cas, le hongre, comme tu le dis si joliment, est disponible.
Surpris, Aloithiel me regarda, ses superbes yeux de chat plantés dans les miens, littéralement capturés. Puis il rompit le contact, et se mit à rire.
— Pour diverses raisons qui ne regardent que moi, je n’ai pas envie de me fâcher avec Śimrod pour rien, repris-je rapidement en détournant le regard d’Aloithiel (qui, lui, releva brièvement le sien). Parce que si je me révèle à son fils et lui propose le rôle, il me détestera. Il essaiera peut-être de me tuer, d’ailleurs.
— Mais tu es prêt à prendre le risque, objecta Aillil. L’incarnation actuelle de Naeheicnë, l’invincible gardien d’Æriban qui veut ta mort… autant te jeter dans la Montagne de l’Oubli tout de suite !
— Pour la cause. Toujours pour la cause ! Rien n’est trop risqué pour la gloire de l'Amadán, et surtout, pour la survie du Peuple. Pour chaque pion que j’avance sur mon plateau de lugdanaan, pour le sang de chaque filidh versé, le futur de l’un des nôtres est sauvé, mes sœurs, mes frères. Vous le savez tous autant que moi, vous qui avez quitté famille, ami, honneurs, plaisirs et richesses pour arpenter cette Voie… Vous dont les nuits sont désormais hantées par ce que les autres ne savent pas.
Je les regardai. Sur leur visage à tous, l’étincelle de la plaisanterie avait disparu. Seule restait l’ombre d’une lointaine tristesse, rehaussée par la lumière de la détermination.
— Ce jeune ellon est parfait. De ma longue vie, je n’ai jamais rencontré un ædhel aussi intègre, bon, et si peu corruptible. Sa gentillesse frôle la naïveté, sa bravoure, la folie. Il possède également une sorte de code moral, encore en gestation, qu’il nous appartiendra d’orienter dans le bon sens. Et il est fort. Très fort, que ce soit sur le plan mental, ou physique. Il a hérité de toutes les aptitudes de son géniteur. Je suis sûr qu’il passera le test, et vaincra nos ennemis, le moment venu.
Les autres me regardaient en silence. Ils ne protestaient plus.
— Un jeune mâle, tu dis, intervint Nihilel. De quel âge exactement ?
— Encore très jeune. Il a connu dix-huit révolutions, c’est tout.
— Est-il vierge ? demanda-t-elle. Si ce n’est pas le cas, ça peut poser un problème. Peu de mâles résistent à l’attrait de la chair une fois qu’ils ont eu une femelle. C’est vraiment la pire configuration pour un candidat au test : s’il n’a plus son panache, il est quasiment certain qu’il ne passera pas.
C’est là que j’abattis ma dernière carte.
— Il l’est, leur appris-je en souriant. Et il le restera. La perle rare, je vous dis ! L’accouplement ne l’intéresse absolument pas et les fièvres n’ont quasiment aucun effet sur lui : il les supporte sans broncher, ni rien changer à sa routine de vie. De ce côté-là, il est aussi innocent qu’un hënnel nouveau-né.
Nihilel fronça les sourcils.
— Ce n’est pas bon non plus. Il faut qu’il sache ce à quoi il renonce, qu’il puisse se gausser des tentations que lui agitera sous le nez le plus séduisant de tous. Il devra mépriser richesses, gloire et joies de la chair de la même façon, tout en connaissant leur existence, et marcher sur un fil encore plus ténu que celui que nous arpentons.
Je me penchai en avant.
— Tout cela, je le sais, ma chère, lui assurai-je. Et c’est exactement la raison pour laquelle je vous propose ce jeune candidat. Il est tout ce que vous dites, un Aonaran encore plus adéquat que l’actuel, qui, en quelque sorte, ne fait que subir son rôle au lieu de l’interpréter pleinement. Je le sens au bord du précipice. Il doit passer son masque au plus vite.
Les ollamh se regardèrent. La nouvelle ne leur faisait pas plaisir.
— Parle-nous encore de ce jeune, proposa Ynndelsith, qui était resté plutôt silencieux jusque-là. Sur quel chemin est-il engagé, pour l’instant ?
— Ça, je ne peux pas vous le dire. Cela compromettrait le plan et vous mettrait en danger, si c’est lui qui est choisi. Je ne le dirai qu’à l’ollamh qui se portera candidat pour l’initier. L’un de vous, peut-être ?
— Cet ollamh perdra l’opportunité d’accueillir l’Aonaran dans ses cathbeneadht, remarqua Aloithiel.
— Ou non. Certains sont assez courageux – ou assez fous – pour l’appeler tout en possédant ce savoir.
Cela, tous le savaient : la guilde dont le Meneur et les membres les plus anciens connaitraient l’identité de l’Aonaran – pour l’avoir initié – ne pourrait plus jamais faire appel à lui. Si elle le faisait, elle prendrait le risque de tout perdre.
Aloithiel me regarda. Cela dura le temps de cinq, dix battements de cœur.
— Je le prends, décida-t-il soudain, le regard incandescent. C’est moi qui ferai ce nouvel Aonaran !
Les autres frappèrent lentement dans les mains, reconnaissant la décision – et la superbe prise de risque – de leur camarade.
— Bravo, mon ami, le congratulai-je. Cette décision est bien digne du flamboyant Meneur du Chagrin de Minuit ! Bon, il va falloir agir vite, et bien. J’ai justement un plan pour faire passer le message au petit sans trop mettre Śimrod sur les dents.
À l’exception d’Aloithiel qui resta assis dans son fauteuil, fier et conquérant, les Meneurs se levèrent, et après m’avoir salué à tour de rôle, quittèrent un à un le Champignon Hilarant. Cyannil fut la dernière à partir.
— J’espère que tu sais ce que tu fais, fit-elle en me prenant dans ses bras. Tu connais Śimrod mieux que moi… S’il découvre le pot aux roses, il ne te le pardonnera pas.
Je le savais. Je savais également que Śimrod allait le savoir, puisque c’était lui qui allait devoir passer le rôle à son fils. Mais cela, je ne pouvais le confier à personne d’autre qu’Aloithiel, qui attendait, un sourire vainqueur sur son beau visage.
— Ne t’en fais pas, la rassurai-je en posant ma main sur sa frêle épaule. Je vous tiendrai au courant.
— Oui, dit-elle de sa voix douce. Fais cela.
Et elle quitta l’auberge.
J’étais seul avec Aloithiel.
— Alors ? Tu vas me dire le nom de ce jeune, maintenant ?
Je me tournai vers lui.
— Ar-waën Elaig Silivren, lâchai-je, le double vainqueur du barsaman. Et le fils unique de l’actuel Aonaran, Śimrod Surinthiel.
La tête qu’il fit valait presque la perte de ce dernier.
Ardaxe d’Urdaban, Ce que j’aurais à dire à mes détracteurs
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