Un visiteur inattendu : I

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— Allez, on se dépêche !

La voix de Lathelennil se fit pressante. Il avait peur. Après avoir laissé le corps du père de Naradryan dans la soute, il monta quatre à quatre les escaliers. Je le suivis, mollement. Je me sentais complètement découragée.

Lathelennil était en grande discussion avec Arda et Roggbrudakh, en dorśari. Visiblement, les deux « orcanides » s’étaient échinés sur le dispositif d’arrimage, en vain. Nous étions toujours accrochés au Ráith Mebd, par un système piloté par ce dernier et qui refusait de se déverrouiller.

— Bon, pesta le dorśari. Pas le choix. Je vais devoir me connecter à Ráith Mebd et parler avec elle.

Je lui jetai un regard appuyé.

— Tu es sûr ? Si le circuit dimensionnel est contaminé…

— Je risque de l’être à mon tour, je sais. Mais je me crois assez fort pour y résister.

Il me regarda de côté.

— Ton Ren y a bien résisté, lui.

Je ne répondis rien à cela. J’ignorais tout de cette histoire, de ce qui avait fait de lui un Aonaran condamné au néant. Ren ne m’en avait jamais parlé, et il venait tout juste de m’apprendre qui il était réellement.

Lathelennil s’assit dans son fauteuil, déterminé.

— Bon. J’y vais, fit-il avant de fermer les yeux.

Arda, qui s’était rapprochée, me regarda.

— Qu’est-ce qu’il va se passer si le réseau est contaminé ?

— Je n’en sais rien, Arda, avouai-je.

— Si réseau contaminé, ylfe bicolore se transformer en démon, nous apprit Roggbrudakh. Roggbrudakh déjà vu ça.

Arda serra ses petits doigts sur l’avant-bras musclé de son ami.

— Et là, on sera vraiment fichus… Tu saurais piloter son cair, Rika ?

Je hochai la tête.

— Je crois que oui. Du moins, jusqu’à ce qu’on sorte de la sphère d’influence de l’Elbereth… Et que je perde ma configuration.

Je baissai le nez. L’Elbereth. Cet endroit que j’avais cru être ma maison.

— Personne ne pilotera mon cair ! fit Lathelennil en ouvrant les yeux.

Tout le monde le fixa avec inquiétude. Qu’est-ce qu’il fallait faire, d’ailleurs, si un ældien se retrouvait possédé par les forces qui avaient contaminé le Réseau ? L’assommer ? Le tuer ?

— Alors ? finis-je par demander, hésitante. Tout s’est bien passé ?

— Je ne dirais pas ça… Mebd va bien, mais elle m’a refusé le désarrimage. À moi, le troisième prince Niśven ! L’insolence de ces lumineux commence à me taper sur le système.

Nous avons échangé un regard, tous les quatre.

— Comment cela ?

— J’en sais rien. Elle m’a dit non. Nous devons rester à son bord. Mais moi, personne ne me donne d’ordre ! Personne !

Lathelennil rugit, puis, comme un enfant capricieux, il donna un coup de pied dans son fauteuil, ne réussissant qu’à se faire mal. Après cela, fou de rage, il se saisit d’une caisse de fret et la balança contre la paroi, sous les yeux éperdus des quatre enfants qui vinrent aussitôt se masser contre mes jambes.

— Ça y est ? Il est contaminé ? s’enquit Arda en se serrant contre Roggbrudakh, suspicieuse.

Les petits gémirent. Je les fis passer derrière moi.

— Non, devinai-je, c’est juste une crise de rage. J’ai déjà expérimenté ça avec lui. Restez à distance, attendez qu’il se calme, et tout ira bien.

Rhaenya accourut alors, portant le pilulier doré qu’elle était allée pêcher dans sa cabine. Le capricieux prince de Dorśa le prit entre ses mains tremblantes et tenta de l’ouvrir une fois, sans succès. Je me mordis la lèvre : j’aurais voulu l’aider, mais je n’osai pas trop intervenir. À côté, Arda le regardait, complètement catastrophée, semblant hésiter entre le dégoût et la peur.

— Il faut se calmer, Lathelennil, fis-je en m’approchant prudemment. Là. Donne-moi la boîte.

Je profitai d’une seconde d’inattention pour attraper la boîte, bien aidée pour cette opération périlleuse par ma rapidité d’ældienne. Puis, posant soigneusement le pilulier sur une banquette, j’entrepris d’enclencher la combinaison pour en débloquer la fermeture. Cette suite de gestes assez complexe me paraissait impossible à faire dans l’état actuel de Lathelennil : c’était sans doute pour cela, d’ailleurs, qu’il avait rangé ses précieuses pilules là-dedans.

Lorsqu’elle s’ouvrit enfin, je sélectionnai une pilule bleue en forme de losange et une jaune, carrée : de l’ayesh, et le silentium. Lathelennil releva ses yeux noirs et sans pitié sur moi, tendant une main impérieuse, dans laquelle je m’empressai de déposer les narcotiques.

Quand tout sera fini, pensai-je en le regardant gober puis mâcher les pilules d’un coup de dent rageur, j’irai dans les colonies extérieures défricher un petit champ, que je cultiverai en paix avec mes gosses, loin des zones de guerre et des ædhil.

J’en avais ras-le-bol de ces ældiens, de leur psychologie de lunatiques, leur instabilité émotionnelle, leurs problèmes insolubles, leurs petits secrets et leurs intrigues. Ras-le-bol.

Mais les pilules firent bientôt effet. Lathelennil se laissa retomber dans son fauteuil comme un vieil élastique détendu, visiblement en proie à un immense découragement. Avec mes sens d’ældienne, qui me permettait de percevoir les émotions des autres, je le sentis au bord du précipice. Cette fois, il faudrait une pilule plus forte, un stimulant. Du psytroprène, peut-être ?

— Ça va aller, l'encourageai-je en venant lui masser les épaules. Si Mebd le dit...

— Arrête. Je peux plus te toucher, maintenant que je sais que tu es la femelle de l’Aonaran. Ne me tente pas. C’est déjà suffisamment douloureux de devoir te céder à ce bloc de glace sans cœur et sans passion, alors que je sais pertinemment que la seule chose qui me ferait aller mieux, c’est de te soumettre à mes désirs ! Même Edegil me l’a dit.

Je reculai et le regardai, interdite.

— Quoi ?

Ardamirë s’avança, les bras croisés sur son torse étroit.

— Je suis aussi choquée qu’elle. Insulter mon père, passe encore, mais se montrer si cavalier envers ma Seconde-Mère qui se montre si patiente et généreuse envers vous ! Vous êtes un grossier personnage, Lathelennil Niśven. Si ma mère et mes sœurs vous entendaient… Nul doute qu’elles vous puniraient, tout ‘prince’ que vous vous prétendiez.

Lathelennil lui jeta un regard si vipérin que j’eus peur pour elle.

— Merci Arda, mais je suis habituée à me faire molester par Sa Gargantuesque Terreur, lui rappelai-je en passant devant elle. Non, ce qui m’a fait réagir, c’est autre chose…

Je vins me planter devant lui.

— Pourquoi as-tu dit que tu ne pouvais plus me toucher, maintenant que tu savais, pour Ren ?

Lathelennil releva sur moi un œil vindicatif.

— Aucun ædhel sachant qui est Ar-waën Elaig Silivren ne te touchera, désormais. Normalement, je ne devrais même pas te parler !

— Pourquoi ? Je croyais que tu ne craignais rien ni personne.

— Moins que les autres, c’est vrai, fanfaronna-t-il sombrement. Parce que je me sais hors de portée de ses griffes. Mais l’Aonaran tire son pouvoir d’Arawn, le maître du Néant. Il lui est relié. Rester à traîner dans son sillage, ou près de quelque chose qu’il a touché ne peut être que funeste. Et puis, tu lui appartiens, désormais. On ne dispute pas sa proie à Arawn… Sauf quand on s’appelle l'Amadán, et encore.

Je reculai contre la paroi, sonnée. Cela n’avait pas été dans mon intention de me trouver un autre amant ældien après Ren, loin de là. J’avais suffisamment donné avec ces créatures inconstantes et versatiles, merci ! Mais apprendre de la bouche d’un dorśari – l’un des ældiens au coeur le plus dur, des créatures d’acier et de pierre – que j’étais désormais frappée d’ostracisme juste pour avoir été la « femelle » de Ren me scandalisait. D’autant plus que ce dernier m’avait répudié, justement pour m’éviter ce traitement !

— Ne t’inquiète pas, je ne le dirais pas, fit Lathelennil, magnanime. Cela restera notre secret. Mais il y avait des témoins, et certains ont dû survivre. Ça va se savoir. Tant qu’il y était, ton Ren aurait dû les éliminer !

Je me tournai vers lui, soudain agressive.

— Arrête de l’appeler comme ça. Ce n’est plus mon Ren, et d’ailleurs, ça ne l’a jamais été.

Lathelennil me regarda, de sa chaise.

— Ça l’était au moment où il t’a fait tes deux portées… D’ailleurs, femelle de l’Aonaran, c’est à vie. L’Aonaran, on ne le quitte pas. Si on est lié à lui, c’est jusqu’à la mort, et ça continue même après celle-ci.

— Mais c’est lui qui m’a quittée ! fis-je, révoltée. Tu étais là, non ? Tu as bien entendu ?

Lathelennil haussa les épaules.

— Il viendra te réclamer plus tard, le moment venu, tu verras. Ça me met hors de moi, parce que quand j’ai vu la manière dont il t’embrassait, avant de savoir tout ça, j’ai bien cru la partie remportée, et la mise volée !

Comme Arda et les petits se rapprochaient, je coupai court à la conversation. Je n’avais pas envie de parler de mes problèmes de couple devant eux.

— Au fait, le môme, on a ramené ton père, annonça Lathelennil à Naradryan d’un air désinvolte. Sauf qu’on ne peut pas décoller, donc, de toute façon, ça ne change pas grand-chose. On va tous mourir ici, sur le Ráith Mebd.

Je poussai un soupir sonore, tout en tapotant le dos de Naradryan qui s’était avancé :

— Je peux aller voir mon papa ? demanda-t-il d’une petite voix.

Je lui caressai le dos. Pauvre gamin !

— Est-ce qu’on va tous mourir ? demanda ensuite Nínim, qui avait entendu la sombre prophétie du dorśari. Et pourquoi le monsieur il est méchant comme ça ?

— Quand c’est qu’on va rejoindre papa ? continua Cerin, histoire de bien remuer le couteau dans la plaie.

Tout le monde, y compris Arda et Roggbrudakh, s’était rassemblé autour de moi, et me regardait avec angoisse.

— On ne va pas mourir ici, Lathelennil, affirmai-je pour rassurer les enfants. On va trouver une solution ! Il y en a toujours une.

Le susnommé posa ses pieds sur la console, et il croisa ses mains derrière sa nuque, comme pour se faire un oreiller.

— Ça, ma belle, ça m’étonnerait.

— Je croyais que j’étais la femelle maudite de l’Aonaran ? lui lançai-je en me levant. Allez viens, Naradryan.

— L’un n’empêche pas l’autre, grogna-t-il.

Je descendis dans la soute avec Naradryan. Mes trois autres enfants, impressionnés par la perspective de voir un mort, restèrent en haut avec Arda.

— Tu crois que le papa de Naradryan va se réveiller ? entendis-je demander Cerin. Et notre papa à nous, quand est-ce qu’il va venir ?

— Il me manque, gémit Nínim. Je ne suis pas resté assez longtemps dans ses bras !

Réprimant mes larmes et serrant les dents, je descendis dans la soute quatre à quatre.

Lathelennil avait assis le père de Naradryan sur une des banquettes jouxtant la paroi du deuxième sas. Le petit monta sur ses genoux, et se lova contre lui. Voir cela me brisa le coeur. Lorsqu’il ferma les yeux et se roula en position pour dormir, comme un petit hënnel dans son panier, je sentis mes yeux se mouiller.

Quelle sale journée, pensai-je en me frottant les paupières rageusement.

Et ce n’était pas terminé. La lumière qui indiquait l’état du sas clignotait : le premier sas, celui qui donnait sur le Ráith Mebd, avait été mal refermé. Je doutais qu’on arrive à décoller, mais on ne sait jamais : obstiné comme il était, Lathelennil allait peut-être réussir à dégager le Rhaenya. Il fallait fermer ce sas.

— Attends-moi là, fis-je à Naradryan. Je reviens tout de suite.

Dans les holofilms que je regardais avec Ren sur l’Elbereth – un différent tous les soirs – c’était le genre de phrase que disait la victime avant de se faire attaquer. Mais qu’importe. Cette époque était révolue.

J’entrais dans le premier sas, prenant bien soin de verrouiller l’accès à la soute derrière moi. Ainsi, s’il se passait quelque chose…

Effectivement, les trois volets en cercle concentriques qui fermaient les sas ultari n’étaient pas totalement joints. Je passais donc ma main devant le glyphe commandant la fermeture, qui se mit à apparaître en surbrillance.

— Etho, murmurai-je.

Pendant que le sas se refermait, mon regard tomba sur mes vêtements, toujours roulés en boule dans un coin. Roulés en boule ? Non… Quelqu’un les avait soigneusement pliés, et avait même suspendu le shynawil au parterre dédié à cet usage. Je m’en approchais, sentant de nouveau les larmes me monter aux yeux à la vue de la fourrure du panache de Ren. C’était tout ce qui me restait de lui. La nuit, je dormais avec, le serrant très fort, essayant de retrouver son odeur. Je m’en approchais et m’en saisis : aujourd’hui, je pouvais le sentir, ce parfum particulier que j’aimais tant.

Enfin. Lathelennil est bien sympa d’avoir plié mes vêtements, me dis-je en raccrochant le shynawil. Surtout venant de lui… Pour un ældien, il était particulièrement peu soigneux, et peu soigné.

Une sueur glacée couvrit ma peau lorsque je me souvins que j’avais été la dernière à remonter sur le pont. Et je n’avais pas plié mes vêtements. Je les avais jetés en boule dans un coin, prise par l’urgence. Arda et Roggbrudakh, peut-être ? Non : ils nous avaient avoué ne pas être sortis du vaisseau. Ils n’avaient pas tenté de forcer manuellement le système d’arrimage, Roggbrudakh – bien délicat pour un orc ! – ayant estimé que cela immobiliserait définitivement le cair. Arda l’avait écouté, car il savait piloter.

Quelqu’un, donc, ne faisant pas partie de notre équipage, avait plié mes vêtements. Quelqu’un… Ou quelque chose.

J’étais à peine arrivée à cette conclusion – que mon cortex reptilien avait admis depuis longtemps – que je me sentis tirée en arrière. Le passager clandestin s’était caché dans un recoin sombre, où il m’emmenait ! Je voulus hurler, appeler au secours, mais quelque chose s’écrasa sur ma bouche, étouffant mes cris. Je luttai un moment, avant de reconnaître cette douceur, le goût et la sensation de ce contact familier.

C’était Ren.

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