Un visiteur inattendu : II

11 minutes de lecture

C’était peut-être un mirage, un coup des Desséchés, de Shemehaz ou de Kurga. Peut-être qu’en acceptant son baiser, j’allais me couvrir de bubons purulents ou me voir pousser des cornes et une langue fourchue. Mais je n’en avais cure. Depuis le moment où j’étais montée sur cette barge pour rejoindre ce fichu vaisseau pirate qu’il avait réquisitionné, j’avais consenti à la damnation. Non… Dès que je l’avais suivi dans sa cabine sur le DEA, en fait. Je savais que c’était dangereux de faire cela. Il était arrivé à de nombreux mousses innocents de se trouver bien marris pour avoir suivi un étranger dans sa cabine.

J’ouvris donc la bouche lorsque sa langue se pressa sur mes lèvres, demandant gentiment l’entrée. Si le dieu de la Mort embrassait aussi bien, s’il (ou elle) embrassait comme Ren, je voulais bien souffrir mille tourments dans la dimension infernale de l’univers.

À ce stade, je n’étais pas bien sûre qu’il s’agisse vraiment de lui. Je repris mes esprits en entendant des petits gémissements sortir du fond de ma gorge, et surtout lorsque l’être ayant l’apparence de Ren se détacha de moi, et que, relevant ses yeux verts, ses yeux si beaux, que je n’avais pas vus depuis si longtemps, sur moi, il me murmura un bref « Je suis désolé ». Là, oui, je sus que c’était bien lui. Et je lui mis une claque retentissante. Avant de l’embrasser à nouveau.

Jamais un contaminé ne se serait excusé ni laissé frapper. Un adepte des sectes hérétiques m’aurait proposé un truc salace, m’aurait promis des plaisirs interdits et destructeurs. Mais Ren était différent. Sa personnalité tout en retenue, en douceur et en tendre gentillesse, personne ne savait l’imiter.

Finalement, au terme de ce qui dura, je pense, assez longtemps, nos bouches se séparèrent. Ren baissa le nez et regarda autour de lui, avant de darder un regard que je jugeais timide sur moi.

— Ne me refais jamais ça, Ren, le mis-je en garde. M’abandonner comme un vieux paquet. C’était vraiment la fois de trop.

Je me détachai de son étreinte et m’assis sur une banquette, sur laquelle il vint me rejoindre.

— J’étais obligé de le faire, dit-il en me regardant.

Je lui jetai un regard sévère.

— Obligé de quoi ? De me laisser sur Jupiter avant de l’atomiser, de me laisser me faire torturer chez les plus grands spécialistes de cet art dans la galaxie, ou de me répudier en place publique, sous les yeux de nos enfants et même de ton père, que je venais à peine de rencontrer ?

Il baissa les paupières.

— Oui… Je te présente mes excuses pour tout ça. Pour Jupiter… C’était une erreur. Je venais juste de me réveiller et je n’ai pas su bien appréhender la situation.

— Ah ça, c’est le moins qu’on puisse dire ! m’écriai-je. C’est même un grave euphémisme. Tu étais complètement dans les choux, Ren. Alors même que je t’expliquais ce qu’il en était. Si seulement tu m’avais écouté, ce jour-là… À deux, on aurait évité bien des déboires ! La mort d’Uriel, pour commencer.

Il releva ses yeux émeraude sur moi.

— Uriel ? Uriel Niśven ?

— Lui-même. C’était le nouvel amant de Mana. Il s’est fait avoir par Shemehaz.

Ren garda le silence.

— On en parlera plus tard, assénai-je. D’abord, je veux entendre tes justifications pour m’avoir répudiée, là-haut, sur le Ráith Mebd. Et ne me sors pas tes excuses habituelles, comme quoi tu dois arpenter ce chemin seul, que tu me mets en danger, que je suis victime du luith et ferais mieux de me trouver un amant humain, et toutes ces fadaises. Tout ça, il fallait y penser avant, au moment où tu as décidé de me faire une portée, puis une deuxième, avant de m’appeler reflet de ton coeur et de me dire que tu ne me quitterais jamais ! Quant au danger, c’est en étant séparée de toi que je le cours. Si tu savais tout ce qui m’est arrivé, encore, parce que tu as décidé de partir en me laissant me démerder avec mes petits moyens sur le champ de bataille !

Ren baissa à nouveau les yeux.

— Je suis désolé, répéta-t-il encore. Mais je n’avais pas le choix. Et puis, cette fois, c’était destiné à être provisoire, le temps que le plus gros danger sur le Ráith Mebd soit pacifié. C’est dur à dire, mais, en quelque sorte, et d’après ce que j’ai compris de toi… Je sais que je peux te faire confiance (Il releva son regard déterminé sur moi ) Tu es forte, Rika.

J’eus du mal à ne pas craquer face à ce regard, ce visage absolument parfait. Mais je retins tout geste affectueux. J’avais besoin d’entendre ses explications, de savoir qu’il m’aimait encore, et ne m’avait pas abandonnée comme un vieux sac de fret qu’on ne veut plus. Depuis le début, et sachant ce qu’on disait des ældiens, c’était ma pire peur. Des êtres inconstants et imprévisibles, qui s’entichent de vous, vous font danser le temps d’une valse, puis disparaissent en vous laissant le cœur brisé, dans le vide et le froid, oubliant totalement votre existence qui, au regard de leurs millénaires de vie, n’a duré que la durée d’un battement de cil. Bien entendu, les histoires disant exactement le contraire existaient. Des amours impossibles qui duraient des siècles, des amants désespérés qui mouraient sur place à la seule idée de perdre l’objet de leur convoitise. Les ældiens étaient également capables de très grands sentiments, à la portée si immense qu’on pouvait à peine le concevoir. Mais pour une humaine ? J’en avais toujours douté.

— C’était à cause de l’avatar de Shemehaz, commença alors Ren en cherchant à grappiller ma main de ses longs doigts. Je l’ai senti venir. Si je n’avais pas renoncé à toi devant lui, non seulement j’aurais perdu un peu de ce pouvoir, de la puissance que le rôle d’Arawn me donne. Surtout, il aurait renoncé momentanément à m’affronter pour s’attaquer à toi. Alors que là, il a compris – cru comprendre – que j’étais déterminé au point d’abandonner froidement femelle et petits, que je n’avais vraiment plus de cœur. C’est là-dessus que repose le pouvoir de l’avatar de l’Étranger, Rika : sur le fait qu’il soit seul, damné, et qu’il ait abandonné tout espoir de bonheur et de rédemption. Les autres le craignent, car face à un tel être, ils n’ont aucune prise.

— Sauf que c’est du bluff, n’est-ce pas ?

— Bien sûr. Tout ce que font les suiveurs de l'Amadán est du bluff… Sauf les sentiments qu’ils ont pour ceux qu’ils aiment.

De nouveau, Ren se pencha pour m’embrasser. Je le sentais néanmoins intimidé, et peu sûr de lui.

C’est normal, me rassurais-je. Il ne se souvient pas encore de moi. Il sait juste que je suis son épouse.

— J’ignore ce qu’on s’est dit lorsqu’on s’est rencontré, murmura-t-il. Comment on en est venu à s’aimer, et les promesses qu’on s’est fait l’un à l’autre. Malheureusement, je n’ai aucun souvenir de cette période. Mais quand tu as dit, là-haut, que tu te fichais que je sois l’Aonaran, l’as sidhe d’Æriban ou le descendant de Malenyr, que tu n’avais pas peur de la damnation, quelque chose dans le fond de mon cœur s’est rappelé de toi, et j’ai compris pourquoi j’avais pris le risque d’être séduit par toi. Pourquoi je t’avais fait prendre ce risque aussi… (Il me caressa la joue). Au-delà du fait que tu es extrêmement séduisante, évidemment.

— Je suis sous le coup d’une configuration, dis-je, rougissante.

— Je parle de la femelle que j’ai vue tout à l’heure sur le Ráith Mebd, avec son regard de feu, qui a tutoyé un prince d’Ombre, regardé dans les yeux un ard-æl et adressé la parole à un Aonaran… Ta beauté m’a frappé en plein cœur, alors, lorsque j’ai vu cette petite adannath d’apparence si fragile, avec sa peau pâle, ses yeux de perle et ses longs cheveux noirs, et pourtant si courageuse.

Sa main passa dans mes cheveux, passablement longs et épais grâce à la potion magique d’Uriel. Je décidais de ne pas lui dire, pour l’instant, que lorsqu’il m’avait connu, ils avaient été courts, et même, très souvent, rasés.

Ah, Ren savait conter la ritournelle ! De nouveau, j’étais conquise, toute ma colère (presque) envolée.

Je le laissais me caresser le visage, me renifler les cheveux et me murmurer quelques louanges à l’oreille. Ren était repassé en mode séduction, ce qui n’était pas pour me déplaire. J’espérais juste qu’il ne s’y sentait pas obligé, par Śimrod, notamment. Ce dernier était tout à fait capable de lui avoir passé un savon mémorable : j’imaginais très bien la scène.

Non, c’est pas le genre de Ren de feindre la séduction, me rappelai-je. Même s’il soutenait être capable de bluff, une telle chose était tout à fait contraire à son éthique.

— Jure-moi que tu ne m’abandonneras plus jamais, Ren, soufflai-je en me pressant contre lui. Jure-le moi. Et engage-toi à répéter ce serment sous un arbre-lige, dès qu’on en verra un.

— Je te le jure, fit-il en venant m’embrasser le cou. Sur ma vie même. Que je sois foudroyé si je ne respecte pas ce serment !

J’ignorais quelle était la réelle valeur du serment d’un damné, mais je l’acceptais tout de même.

— Je t’aime, lui murmurai-je en m’accrochant à son cou. Si tu savais comme tu m’as manqué !

Il me répondit par une métaphore un peu incompréhensible, me comparant à Nineath qui dansait nue sous la lune. C’était une déesse que je ne connaissais pas, mais je savais que c’était ainsi que les ældiens exprimaient leurs sentiments. Plus c’était lyrique, mieux c’était, surtout venant de Ren.

J’étais en train de me ramollir dans ses bras, rêveuse et prête à passer à la phase suivante, lorsque le sas intérieur s’ouvrit. C’était Lathelennil, armé de son énorme épée. Ses yeux noirs tombèrent sur nous, et il recula prestement.

— Je vois que je vous dérange, l’entendis-je dire. J’étais venu voir si tout allait bien, Rika.

Je jetai un coup d’œil à Ren. Ce dernier portait encore le shynawil de l’Aonaran, ce qui n’arrangeait rien. D’ailleurs, il le retira, le plia, et le posa sous le mien, toujours accroché à son parterre. En dessous, il ne portait pas son armure de sidhe, mais une espèce de combinaison noire et moulante du type de celles que portent les filidhean. Plastronnée sur le torse à la manière des gilets blindés du SVGARD, elle épousait les formes de son corps d’une manière très suggestive. Je laissais discrètement trainer mon regard sur les muscles de ses bras puissants, son ventre plat et ferme et son entrejambe, insolemment mise en valeur par une pièce d’armure en iridium battu.

— Le Ráith Mebd est sécurisé, murmura Ren à mon attention, envoyant ainsi un message indirect à Lathelennil. L’ennemi est repoussé pour l’instant. Edegil a dit qu’il allait s’occuper d’Uriel… Les gens de Syandel ont récupéré son corps.

Cette fois, n’y tenant plus, Lathelennil entra complètement dans le sas.

— Mon frère ? Arahael va le ressusciter ?

Ren lui jeta un regard prudent.

— Oui… Mais pour cela, il a besoin de son cristal-cœur.

— Je lui remettrai en mains propres, précisa Lathelennil.

— Il veut le faire le plus vite possible. En fait, on s’attend à une deuxième vague très bientôt. Edegil l’a vue dans sa dernière vision, pendant le combat.

Mon cœur se serra.

— Tu vas encore devoir te battre ? murmurai-je.

— Oui… Mais tout le monde va devoir se battre. Tous les ældiens. Même les humains, à terme.

— Quand Uriel sera de nouveau parmi nous, nous demanderons du renfort à mes frères, fit Lathelennil en brandissant un poing guerrier devant nous. Cela m’étonnerait que l’ennemi résiste face à toutes les armées de Dorśa, menées par le Roi de la Nuit en personne !

— Il a également demandé des renforts à Urdaban et aux autres guildes filidh, nous apprit Ren.

La situation me semblait gravissime. Pendant un moment, je me pris à réfléchir à un endroit où je pourrais mettre mes enfants à l’abri, avant d’y renoncer. Cela voulait dire me séparer de Ren, encore.

Je me levai. Ren m’imita, et il posa son regard miroitant sur moi.

— Cette aile du vaisseau va être fermée pour l’instant, le temps de la réparer. Les círdani vont bientôt arriver. En attendant, on va loger sur l’Elbereth.

Ren releva les yeux sur Lathelennil.

— Toi aussi, si tu le souhaites.

Ce dernier secoua la tête.

— Merci pour l’invitation, mais je préfère rester sur mon cair, vu la, euh… situation.

De nouveau, un léger sourire apparut sur les lèvres de Ren devant la tentative de rimes de Lathelennil.

— Cette aile sera fermée, répéta patiemment Ren. Elle ne sera plus accessible.

Ennuyé, Lathelennil le regarda de côté.

— Mais tu peux aussi loger chez Edegil, avec ton frère, reprit Ren.

— C’est ce que je ferai, répondit Lathelennil.

Je retournai à l’intérieur chercher mes affaires. En passant, mes yeux tombèrent sur Naradryan, toujours lové sur les genoux de son père.

— Il a bougé ! m’apprit le petit. Il a posé sa main sur mon dos !

C’était vrai : la main de l’aios était posée sur le dos du petit. Ren s’approcha, et il se pencha pour écouter son cœur.

— Il faut lui retirer son armure, fit-il. Vite.

Lathelennil vint aider, alors que je tirais Naradryan en arrière. Effectivement, l’aios respirait. Faiblement, mais il respirait.

— Comment s’appelle-t-il ? demanda Ren à Naradryan.

— Sirdhar Yllithainn, répondit le petit ældien en essayant de voir ce qui se passait.

Ren se mit alors à parler à l’aios, en l’appelant par son prénom.

— Sirdhar Yllithainn, demanda-t-il d’une voix douce, murmurante. Je m’appelle Silivren. Je suis avec votre fils Naradryan, actuellement : il va bien. Mais votre vaisseau, le Ráith Mebd, a été attaqué, et votre maison détruite. Votre fils a besoin de vous. Nous allons vous conduire à Edegil Arahael, afin qu’il vous soigne.

L’aios releva enfin la tête, plongeant son regard abyssal dans celui de son fils. Ses pupilles étaient aussi dilatées que celles de Lathelennil. J’avais en effet remarqué, depuis que je bénéficiais de la vision ældienne, que les yeux de ce dernier n’étaient pas entièrement noirs : ils apparaissaient ainsi, car ses pupilles étaient dilatées par l’ingérence de drogues et autres stimuli divers.

Naradryan, tout excité, vint de nouveau se lover contre son père, qui répondit à ses effusions par une petite caresse sur son dos. Je me sentais vraiment rassurée. Au moins, ce petit n’avait pas perdu ses deux parents.

— Il faut le conduire à Edegil, statua Ren. Le plus vite possible.

— Je vais demander de l’aide à Roggbrudakh ! fis-je en me précipitant vers la coursive.

À mi-chemin, je me figeai :

— Toi, pendant ce temps-là, va te changer, murmurai-je à Ren.

— Je vais lui prêter une combinaison, proposa Lathelennil, beau joueur.

En voyant leur père, les enfants lui firent une véritable fête. Je regardais le tableau du coin de l’œil, essayant de ne pas trop m’y attacher. On ne savait pas ce qui pouvait nous arriver par la suite.

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0