Les enchantements de Lathé : V

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Les ébats bruyants de Lathelennil avec son nouveau jouet me tinrent éveillée toute la nuit. La barmaid hurla comme une zubronne qu’on égorge, et d’après ce que j’entendis, elle fut sévèrement punie de sa vile curiosité. Impossible de dire si ses cris, ses râles, relevaient du plaisir ou de la douleur. On pourra me traiter de lâche, mais je ne levais pas le petit doigt pour la sortir du piège cruel dans lequel elle s’était sciemment fourrée. Je l’avais déjà avertie. Un proverbe de mes lointains ancêtres, cités par mon père dans ses bons jours, me flotta dans la tête pendant cette longue nuit : à chaque action, ses conséquences.

Lathelennil resta au lit tard le lendemain. Je n’osai pas aller le réveiller, de peur de tomber sur la fille, morte ou vive. Après avoir déjeuné, servie par l’IA domestique, je partis à la plage avec mes enfants. Isolda et Śimrod avaient disparu depuis la veille : mieux valait, à ce sujet là encore, ne pas trop se poser de questions.

Je passai une drôle de journée. Seule. Le soir, de retour à la maison, je tombai sur Lathelennil, qui se baladait torse nu dans l’espace domestique, tous tétons percés et glyphes hérétiques dehors, une coupe de poison alcoolisé à l’étrange couleur rouge entre ses longs doigts cruels. Il me gratifia d’un sourire suave en me voyant.

— Où est ton mâle ? Il n’était pas là la nuit dernière. Tu as dormi seule, observa-t-il, insidieux.

— Il est parti faire ce que lui a demandé Edegil, murmurai-je.

Lathelennil s’appuya contre l’encadrement de la porte, et il sourit à nouveau. Le charme sirupeux dont il savait adoucir ses traits de prédateur était tout simplement effrayant.

— J’espère qu’on n’a pas fait trop de bruit, la nuit dernière, fit-il en guettant ma réaction comme une mantiflixe à l’affût du moindre gémissement de sa proie.

— Aucun, mentis-je, j’ai dormi comme une souche. Je ne savais même pas que tu étais là.

Son sombre ricanement m’apprit qu’il n’était pas dupe. Il savait que je mentais.

Lathelennil insista pour prendre son repas du soir avec nous. À ma question, étonnée, de savoir s’il n’allait pas rejoindre sa belle, il me regarda d’un air interloqué :

— Qui ça ?

Ce qui ne l’empêcha pas de ressortir juste après. Pour aller où, mystère. Du reste, la barmaid vint s’enquérir de son impitoyable bourreau des cœurs à la maison. En ouvrant la porte, je lui trouvais une mauvaise mine : son air insolent et bravache n’était plus qu’un souvenir. Elle avait l’air d’une fragile plante exotique qu’un poing indifférent a trop serrée : une corolle fanée, à la tige brisée.

— Est-ce qu’il est là ? murmura-t-elle en se rongeant les ongles, les yeux hantés.

— Qui, il ? fis-je un peu durement.

— Vous savez de qui je parle. Celui avec qui je parlais au bar hier. Le prince exo en exil.

Un vague sourire passa sur son visage hâve, puis elle fut saisie de tremblements. Je commençai à m’inquiéter pour sa santé mentale.

— Il est parti plus tôt dans la soirée, lui répondis-je. Je croyais qu’il était avec toi.

À cette mention, la jeune fille se remit à se ronger les ongles, les yeux oscillant de gauche à droite avec angoisse, avant de revenir se poser sur moi.

— Vous mentez, souffla-t-elle d’une voix rauque. Vous dites ça pour le garder pour vous ! Mais il m’a marquée. Je lui appartiens !

La malheureuse dégagea son épaule, me dévoilant une vicieuse marque de morsure. Le dorśari lui avait enfoncé ses sept centimètres de crocs acérés à la base du cou, manquant presque de lui arracher le muscle. Je réprimai une grimace, la regardant avec une certaine commisération. Cette pauvre fille avait dû passer une bien pénible nuit sous la main cruelle de Lathelennil. Et pourtant, victime du luith ou tout simplement du charme d’outre-monde des ældiens, elle revenait supplier pour qu’on use d’elle, complètement intoxiquée par les enchantements de son impitoyable tourmenteur.

— Écoutez, lui dis-je, je pense que vous devriez vous reposer. Il n’est pas ici. Il viendra peut-être vous voir demain, qui sait ?

Elle secoua la tête avec véhémence, secouant ses épaisses boucles noires.

— Non, il ne viendra pas, rugit-elle d’une voix rauque. Et vous le savez tout autant que moi !

Je fis un pas en avant sur le seuil et refermai prudemment la porte derrière moi.

— Bon, ne criez pas comme ça, vous allez faire peur à mes enfants. Écoutez, entre nous, vous n’avez pas vraiment eu l’air de vous éclater hier soir, d’après ce que j’ai entendu. Et si vous vous félicitiez d’être sortie de là sans plus de dommages qu’une vilaine morsure ? C’est un sadique, je vous l’ai dit. Il a dû se trouver une nouvelle victime à martyriser, voilà tout. Si vous arrêtez de lui résister, vous ne l’intéressez plus.

Cette fois, la fille se prit les cheveux – qu’elle avait fort bouclés et épais – et se mit à hurler. Puis, une fois sa crise d’hystérie passée, elle fondit en larmes.

— Je dois le voir, insista-t-elle. Je l’aime !

— Mais vous ne le connaissez que depuis moins de 24 heures, objectai-je.

— Et alors, cela suffit pour savoir, fit-elle en braquant ses yeux noirs sur moi. Vous n’avez jamais été amoureuse, vous ?

— Si, mais…

— Ennil ! se mit-elle à brailler, hystérique. Ennil !

Ses hurlements attirèrent les IA domestiques, qui alertèrent le système de sécurité. J’en aperçus une, cachée derrière un cocotier, qui parlait discrètement dans un petit émetteur fixé sur son bras.

— On a un problème avec un membre du personnel, entendis-je murmurer. La barmaid du poste 134. Elle est en train d’agresser une cliente.

C’était presque le cas. La barmaid s’était jetée sur la porte, et après avoir hurlé le nom de son amer Casanova en vain, elle se mit à taper son propre crâne dessus. Plus j’essayais de la calmer, plus elle insistait. Finalement, la milice armée qui faisait office de sécurité sur le vaisseau arriva. Alors que certains se tenaient à bonne distance de tir, deux malabars vinrent ceinturer la malheureuse et la traîner, hurlante, hors de ma vue, tandis qu’un autre – visiblement un genre de médecin – lui injectait un coup de pistolet calmant dans la jugulaire. Elle s’écroula aussitôt, réceptionnée par l’un des deux miliciens.

L’IA vint me voir pour s’excuser au nom de la compagnie et m’offrir des promotions de compensation. Après avoir accepté les codes spéciaux, je rentrais prudemment chez moi. Cette altercation avait achevé de miner mon moral. Je m’installais dans le canapé devant l’écran holographique, et me servis de mes codes pour regarder un film en réalité virtuelle avec mes enfants, qui erraient autour de moi les yeux ronds comme des billes, choqués par les hurlements qu’ils avaient entendus. Mes pauvres gosses avaient vécu tant de choses ces derniers temps qu’un rien les stressait : je les sentais en plein syndrome post-traumatique, et je savais les jeunes ældiens particulièrement sensibles. Un rien pouvait traumatiser des petits perædhil : Ren me l’avait suffisamment dit.

— Elle va revenir, la méchante dame ? s’enquit Cerin en se calant contre moi.

— Tu crois que c’était une sorcière ? demanda Nínim.

— C’est juste une dame qui est triste, les rassurai-je.

— Triste ? Pourquoi, triste ?

Je poussai un soupir. Autant leur dire la vérité.

— C’est à cause d’oncle Lathé, leur répondis-je. Il a embrassé cette fille puis l’a laissé tomber, voilà.

Ils se regardèrent et poussèrent un « Oooh » déçu de concert. Puis, calmés par l’explication, ils passèrent à autre chose. Bien installés contre moi dans le canapé, ils s’intéressèrent au film, s’absorbant dedans comme seuls les ældiens savent le faire. Personnellement, le film, une espèce d’histoire de guerre avec héros humain servant une fois de plus à vendre la propagande de l’Holos sur fond de musique épique, me laissait de marbre. Mon esprit vagabonda entre Ren, ses ancêtres arachnides – cet affreux apport génétique avait été réalisé à quelle génération, au juste ? – à la cruauté gratuite de Lathelennil et à la stupidité des niaises qui en redemandaient.

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