Les enchantements de Lathé : VI
Le Don Juan tragique refit son apparition tard dans la soirée, vers la fin du film. À ce stade, je m’étais déjà à moitié endormie, et mes enfants gisaient éparpillés sur le canapé, comme des petits chatons tombés de sommeil sur place, là où ils se trouvaient. Lathelennil apparut dans mon dos, silencieux, prédateur. J’aperçus son reflet dans la vitre de la fenêtre en face de moi, alors qu’il longeait le canapé, ses longs doigts aux ongles taillés en pointe griffant le dossier en émettant un bruissement à la fois doux et déplaisant.
— La barmaid a demandé après toi, lui dis-je sévèrement sans me laisser impressionner la menace du smilodon qui louvoyait dans mon dos. Elle a été embarquée par le personnel du navire, parce qu’elle devenait agressive et hystérique. Qu’est-ce que tu lui as fait, au juste ? Ne me dis pas que tu l’as rendue accro aux drogues de combat ! Même les légionnaires génétiquement modifiés pètent les plombs avec ces trucs.
Lathelennil passa devant le canapé, entrant dans mon champ de vision. Fait rare, ses longs cheveux étaient détachés. Sa chemise – une bizarrerie ældienne en matière moirée et douce rouge gwidth, qui ressemblait au costume baroque d’un barde du moyen-âge pré-vectoriel – était ouverte sur son torse tatoué de symboles ésotériques, entre autres scarifications et marques hérétiques.
— J’ai l’ai juste baisée, répondit-il, le sourire large. Je ne gaspille pas mes mélanges spéciaux pour des esclaves adannath.
— Tu sors de chez ta nouvelle victime ? lui demandai-je, blasée. J’espère qu’elle ne va pas venir ici nous demander des comptes.
— Je ne ferais pas la même erreur deux fois, répondit-il avec un sourire complice. Ces serveuses ne sont pas intéressantes : elles ne méritent pas de connaître mon nom.
Je ravalai une remarque acide. Il était inutile de me lancer dans un énième duel avec lui : c’était ce qu’il attendait. Désœuvré, il s’assit dans le canapé, avant de regarder autour de lui.
— Si c’est le flacon de gwidth que tu cherches, il n’y en a pas ici, lui rappelai-je.
— J’en ai ramené de mon cair, fit-il en se levant. Attends.
Je le regardai filer dans sa chambre avec une certaine impatience. Moi aussi, je mourrais d’envie de boire du gwidth. Douce comme du jus de pomme, cette boisson rend facilement dépendant, et les ældiens la buvant comme de l’eau, je m’y étais accoutumée.
Lathelennil ramena un flacon cristallin et me servit dans une coupe de verre rouge, prise à bord de son cair de toute évidence. Puis il se servit et commença à boire.
— Tu es restée toute seule toute la soirée ?Ren n’est pas revenu ?
Je secouai la tête. Non. Il n’était pas revenu.
— Vous vous êtes disputés, c’est ça ? fit Lathelennil en tournant son visage vers moi, une expression d’intense satisfaction sur ses traits aigus et cruels.
Comme je ne répondais rien, il ajouta :
— Tu lui as parlé de ce que je t’ai dit hier, sur Śimrod.
— Oui, avouai-je.
— Et qu’est-ce qu’il a dit ?
— Il a confirmé la véracité de la rumeur, fis-je avec regret.
Lathelennil tourna à nouveau le regard vers la vitre, offrant cette fois son profil racé à la contemplation.
— Ne te fustige pas, dit-il alors. Je le savais déjà. Lorsqu’on a su que notre sœur avait touché le sable de l’arène, et que celui qui l’avait fait tomber était ce Śimrod… Au-delà du fait qu’il était un roturier, un simple mercenaire sans nom, l’humiliation fut d’autant plus dure à avaler qu’on connaissait les rumeurs à son sujet. Savoir que notre chère sœur allait porter sa progéniture bâtarde rendit notre aîné fou de rage, et plus encore, Uriel, qui projetait de faire d’elle sa femelle. Amarië avait un physique d’une grande noblesse, c’était une pure Niśven qui ressemblait à la fille de Naeheicnë en personne. Des cheveux noirs et lisses comme l’aile d’un corbeau d’Amarriggan, des yeux comme deux perles d’obsidienne, une peau blanche comme l’os. Une beauté, souillée par ce semi-orc… Pour ma sœur, l’humiliation fut si totale que plus jamais elle n’osa se présenter devant nous, ses frères, à Sorśa. Et elle se vautra dans l’absurde en devenant la marionnette de cet eunuque d’Urdaban complice de ton beau-père, Ardaxe, encore un rejeton d’araignée khari sorti de nulle part, comme ce Śimrod.
— Je pense que tu refais un peu l’histoire, murmurai-je, les yeux fixés sur la fenêtre devant moi.
La baie vitrée montrait l’image d’une petite humaine assise à côté d’une grande créature mince et blafarde, au visage étroit et pointu, dont les yeux noirs et sans âge brillaient comme deux flammes impies. C’est lorsqu’on les voit à côté d’un humain qu’on se rend compte à quel point les ældiens sont effrayants.
Sans remarquer mon trouble, Lathelennil se tourna vers moi.
— Non, persifla-t-il. Je connaissais ma sœur. Elle était fière et déterminée, Amarië. Jamais elle n’aurait accepté de se laisser dominer par aucun mâle, jamais… Elle avait même refusé Uriel ! Mais ce Śimrod, et cet Ardaxe… Ils étaient de mèche, tous les deux. Ils voulaient s’emparer d’elle pour manigancer leurs plans impies. Mettre au monde le meilleur combattant que les 21 Royaumes n’aient jamais connu, afin que les khari, les descendants de Malenyr, puissent s’emparer du pouvoir… Ça a toujours été leur but. Ils ont réussi à convaincre Amarië de prêter sa force et se joindre à leur cause en lui mettant un petit d’araignée dans le ventre… Jamais une mère n’abandonne son enfant, c’est bien connu ! Même la Haute Reine de Lumière s’est aperçue du complot. C’est pour cela qu’elle a envoyé l’Aleanseelith pour éliminer ton mâle… Mais elle a échoué. Au début, il était protégé par Śimrod, puis par la suite… Il devint vite impossible de le tuer.
Je me tournai vers lui.
— Tu crois que Ren savait tout ça ?
— Il le savait, oui. Ou en tout cas, il l’a découvert par ses propres moyens. Comment, quand, et ce qu’il en a pensé, cela je l’ignore. On ne peut pas présumer de ce que pense ton mâle… Même les filidhean ignorent s’il est encore de leur côté, ou s’il est irrémédiablement devenu un agent de Shemehaz, perdu pour la cause. C’est le problème avec les Aonaran. Nul ne peut présager du moment où ils vont basculer. Les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures… Plus le candidat est discipliné, plus il dure longtemps, mais ce longtemps est somme toute très relatif.
Lathelennil avait sans doute raison. Après tout, il connaissait la mythologie et l’histoire de son peuple mieux que moi, à qui Ren n’avait jamais rien dit.
Je restai silencieuse un moment, le regard plongé dans ses abyssaux yeux noirs. Là, dans la pénombre, alors qu’il me fixait, le visage dénué de toute animosité, de toute cruauté et de toute concupiscence, je me fis pour la première fois la réflexion qu’il était beau. C’était un ange déchu, une étoile tombée du ciel et odieusement corrompue, à l’âme et aux corps nourris de maléfices. Mais sous la cruauté et la douleur, sa nature profonde apparaissait, et c’était celle d’un être de lumière.
Comme tous les ældiens – d’après ce que j’avais compris – Lathelennil devait avoir un véritable don de télépathie, car à la seconde même où je réalisais qu’il était attirant, il se pencha en avant et m’embrassa. Il y a quelques mois encore, j’aurais vécu ce baiser comme une terrible agression. Mais ce ne fut pas le cas cette fois-ci. Lorsqu’il happa doucement mes lèvres et glissa sa langue dans ma bouche, je me laissais faire avec une complaisance qui m’étonna, captive.
— Ton mâle ne se vexera pas, ronronna Lathelennil à mon oreille, ses longs doigts caressant langoureusement mon cou. C’est normal que les femelles possèdent plusieurs soupirants, tu le sais ? Ma mère prenait plusieurs amants par nuit… Seules les esclaves ne sont la propriété que d’un seul mâle. Mais toi… Tu n’es pas une esclave, oh non. Tu es une femelle farouche !
Cette phrase me donna envie de me rebeller. Mais j’en fus incapable. J’étais complètement hypnotisée, passive. J’avais perdu toute velléité de rébellion. C’était donc cela, le luith ! Lathelennil profita de mon état de sidération pour me coucher sur le canapé, et ses grandes mains passèrent sous mon débardeur. Ses griffes – de véritables couteaux – brossèrent mon ventre, laissant des marques rouges sur ma peau blanche.
— Tu es à moi, grogna-t-il avant d’attraper l’un de mes tétons entre ses lèvres, exactement comme l’avait fait Caëlurín plus tôt. Pour cette nuit, en tout cas.
Vaguement, je songeai à le repousser. Mais je n’étais plus sûre d’en avoir envie. Une sorte de chaleur, douce et rassurante, s’était formée dans mes reins. Je ne voulais plus que Lathelennil arrête.
— Les enfants, lui murmurai-je.
— Ils ne se réveilleront pas, me rassura Lathelennil. Les hënnil, ça dort comme un mort !
— Mais tu n’y connais rien en enfants, Lathelennil…
— Ça au moins, je le sais, fit-il en achevant de me débarrasser de mes habits.
Sa griffe renforcée d’iridum passa sous ma culotte, et il l’enleva d’un petit coup de lame. Je me retrouvai nue devant lui, exposée, et incapable de bouger. J’étais prisonnière de son regard magnétique, de la magie maléfique de son odeur saturée de phéromones sexuelles.
— On dirait une jeune vierge, murmura-t-il, pervers. J’ai peine à croire que tu as déjà eu deux portées. Normalement, vous autres, humaines, ressemblez à une vieille baudruche, après avoir enfanté. Mais toi… tu es la femelle parfaite, pour un mâle ældien. Cette petite fente… Je vais faire attention à ne pas te la déchirer.
Indifférente à la menace, je sentis l’extrémité froide de son ongle sur mon intimité. Lathelennil m’examinait, tranquillement. Il enfonça doucement sa phalange dans mes replis, ce qui me tira un gémissement. Alors, il me regarda et sourit, satisfait.
— Ne t’en fais pas, dit-il en caressant ma joue. Je ne te ferai pas mal, Rika. J’ai des sentiments pour toi. Mais ça aussi, tu le sais déjà, non ?
J’opinai de la tête, incapable de faire – ou dire – autre chose. Et, que les dieux me pardonnent, je lui ouvris les bras sans protester.
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