Sous les étoiles mortes : I

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Les alertes en série s’étaient rapprochées puis accélérées. Désormais, le hululement de la sirène était continu. Lathelennil grinça des dents, alors que mes enfants gémissaient, les mains sur leurs oreilles sensibles.

— Maman, qu’est-ce qui se passe ? me demanda Cerin, inquiète.

— Ils ont dû trouver les clowns, murmurai-je. Ou Ren.

Lathelennil vissa ses yeux noirs sur moi.

— En tout cas, il faut se barrer d’ici. Allez, viens !

Je me précipitai dans ma chambre pour ramasser deux ou trois affaires. L’Elbereth n’était pas appontée sur le navire de croisière, ni le Rhaenya. En clair, nous n’avions aucun endroit où fuir. Ce n’était même pas sûr que l’astronef des filidhean se trouvât à l’intérieur du vaisseau.

Mais c’était sous-estimer la rouerie de Lathelennil. Ce dernier sortit un micro-émetteur que je reconnus comme de la technologie militaire de l’Holos – probablement volé à un malheureux humain lors de l’un de ses raids meurtriers — et le plaça devant sa bouche. Je l’entendis murmurer un ordre en dorśari, puis il le remit dans sa poche.

— Qu’est-ce que tu fais ? lui demandai-je.

— J’appelle Rhaenya. Elle vient juste de sortir du Dédale : elle sera là dans moins de cinq minutes, comme vous dites.

— Tu as laissé ton cair dans un plan extra-dimensionnel ? m’étonnai-je.

Lathelennil me regarda comme si j’avais dit la plus grosse des idioties.

— Tous les navigateurs ædhil font ainsi… Cela fait plusieurs années que tu vis avec un sidhe, ayant une formation de filidh en plus, et tu ne savais pas ça ! Tu crois donc que ton Ren a sagement garé son cair dans le parking de cette compagnie commerciale adannath, comme un daurilim docile ? Tu rêves, ma parole ! Aucun pilote de chez nous n’abandonnerait son cair chez les humains. On ne leur fait pas confiance : ils ne respectent jamais leurs serments, et puis ce sont des petits singes curieux, qui ne peuvent résister à l’envie irrépressible de fourrer leurs sales petites pattes dans nos affaires.

Je gardai le silence. Lathelennil avait malheureusement raison : l’expérience nous l’avait suffisamment, prouvé, dans le passé.

— Vous les humains, vous êtes trop ambitieux. C’est un trait que j’admire, chez vous… Mais qui nécessite une gestion sévère de vos effectifs. Si les Cours de Lumière se sont fait avoir aussi facilement, que ce soit par les humains ou par Shemehaz, c’est bien parce que leurs dirigeants avaient décidé de faire confiance, et de laisser tout ça se reproduire sans le moindre contrôle. Mais ce n’est pas comme ça qu’on gère une colonie.

— Une colonie... C'est ainsi que tu nous qualifies, nous, qui avons conquis la galaxie ?

— C’est ce que vous étiez au départ, répliqua-t-il cruellement. Une petite colonie de créatures amusantes ressemblant aux faux-singes de la planète Wusun. Je me rappelle très bien de vos débuts, j’étais déjà né, moi, à l’époque ! Ça nous amusait. On venait observer vos progrès comme vous venez désormais vous balader dans les ruines de notre empire. On trouvait ça mignon… On a même importé certains d’entre vous sur Faërung : ils se sont reproduits comme du chiendent. Et puis un jour, ils ont attaqué l’un des nôtres ! C’est comme ça qu’on a su ce que vous étiez réellement. Des créatures désireuses de faire partie du concert des nations.

Encore une fois, je ne trouvais rien à répliquer à la méchanceté de Lathelennil. Il se gargarisa de mon expression peinée, ses yeux noirs agrandis, puis un sourire apparut sur ses lèvres cruelles.

— Rhaenya arrive, ronronna-t-il, soudain radouci. Ne t’inquiète pas. Toi et tes gosses serez à l’abri.

— Mais Śimrod et Isolda…

— Je ne m’inquièterais pas pour eux si j’étais toi. Quel que soit l’ennemi, il aura l’éternité de l’après-vie pour se repentir d’avoir croisé la route de Śimrod Surinthiel !

C’était sans doute vrai. Mais cela ne m’empêchait pas de m’inquiéter.

Soudain, Lathelennil dressa l’oreille, et il releva la tête.

— La voilà, murmura-t-il d’un air habité.

Me prenant par le bras, il me tira dehors, les enfants apeurés à ma suite. Nínim et Cerin furent tout de suite rassurés en apercevant le cair de Lathelennil, qu’ils connaissaient déjà. Pour se poser, le monumental vaisseau avait désintégré une bonne partie de l’île, ne laissant qu’un cercle noirci et fumant, qui en disait long sur ce qui restait d’un endroit après le passage d’un dorśari. Le pont s’ouvrit, et Rhaenya en sortit.

— Dépêchez-vous, nous dit-elle en ældarin, peu étonnée de me voir. Il faut quitter cette zone au plus vite.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Les homoncules. Un essaim géant vient d’entrer dans le système, absorbant toutes les sentinelles et annihilant la ceinture de défense sur son chemin. L’un des astronefs en perdition a troué la coque en heurtant le vaisseau. Les adannath sont en train d’évacuer.

Sitôt que tout le monde fut embarqué, Rhaenya referma le sas.

— Je pensais qu’on aurait plus de temps, murmurai-je en regardant le paysage en dessous de nous, alors que le vaisseau décollait. Edegil avait dit trois mois avant que l’essaim n’arrive ici...

Personne ne me répondit. Lathelennil était déjà aux commandes et vêtu de son armure de sombre seigneur de la guerre ældien, en train de piloter, avec Rhaenya. Inquiets, mes petits se rapprochèrent de moi.

— Où sont papa, grand-père et Isolda ? Pourquoi ne sont-ils pas avec nous ?

— Ils vont bien, leur dis-je en tentant de me rassurer moi-même.

— Est-ce qu’on va encore être séparés ?

— Non, on les retrouvera bientôt.

Sur ce pieux mensonge, je me levai et redressai la tête pour regarder Lathelennil. Le cair prenait de l’altitude, et s’éloignait du vaisseau. Lorsqu’il prit suffisamment de hauteur, je vis la brèche par laquelle il était entré : un trou énorme dans la coque, par lequel tout le mobilier du vaisseau était aspiré, cocotiers, maisons, et même, l’eau de la mer artificielle, qui se déversait dans l’espace, se changeant instantanément en microscopiques particules de glace.

— C’est l’astronef abimé par l’essaim qui a causé ce trou ? demandai-je à Rhaenya, sidérée par le niveau de dégâts et l’impact que cela pouvait avoir sur la fuite des survivants.

La navigatrice wyrm se tourna vers moi.

— Sur l’ordre d’Ennil, j’ai tiré une charge d’anti-matière pour venir vous chercher au point le plus direct. Le champ énergétique du vaisseau vous a protégé dès que je suis entrée dedans, vous empêchant de subir les effets de la fuite de l’oxygène et de la chute de la gravité.

— Tu as endommagé ce paquebot pour venir nous chercher…balbutiai-je, choquée. Mais les autres, alors ? Ceux qui n’ont pas pu évacuer ?

Lathelennil fit faire un tour à 90° à son fauteuil de commandant.

— De toute façon, ils sont fichus ! rugit-il en agitant son poing ganté d’iridium dans ma direction.

— Mais il y aurait pu y avoir Ren ou Śimrod non loin ! hurlai-je en retour.

Hors de lui, Lathelennil bondit de son siège et se rua vers moi, crocs dehors et oreilles couchées. Encore une tentative d’intimidation à laquelle je fis face, les bras croisés, solide, tel un arbre dans la tempête. Excédé, mais vaincu, il battit en retraite.

— Ren et Śimrod sont des Aonaranan, munis du fleuron de la technologie ældienne, m’expliqua-t-il en faisant les cent pas devant moi, courbé comme un corbeau afin de mieux me fixer dans les yeux. Même nous, à Sorśa, on n’a pas accès à leurs générateurs portatifs de champs énergétiques, leurs combinaisons de camouflage ou leur armement en fil nanomoléculaire ! Ces deux-là sont les seuls ædhil dans l’univers qui peuvent survivre à à peu près à n’importe quoi. Et je pense même que leur sang d’araignée sidérale leur permet de survivre dans le vide de l’espace sans aucune protection. À voir la tête que tu fais, on dirait bien que je ne me trompe pas ! Bon ! Alors, arrête de t’inquiéter pour eux. Ils paieront tout ça un jour, mais pour le moment, c’est nous qui sommes en danger ! Regarde plutôt par toi-même.

Je tournai alors mon attention vers la direction qu’il pointait du doigt. La baie. Un énorme essaim, composé de milliards de petites billes bougeant comme une seule, énorme entité – la plus grosse que je n’avais jamais vue – était en train de consommer le vaisseau plus sûrement que mille ans de rouille. Il ressemblait à l’un de ces énormes monstres de l’iconographie des navigateurs d’antan, avec ses tentacules et sa forme oblongue, sa bouche démesurée qui avalait tout ce que ses appendices innombrables mettaient dedans. Il avait déjà englouti le quart du vaisseau.

— Le méga-essaim kraken, murmurai-je.

— Nous, on l’appelle Gothmog, m’apprit Lathelennil en croisant les bras, satisfait de ma réaction. On a eu chaud… encore un peu, et il nous dévorait !

Fascinée, j’observai cette horreur sortie du vide en train d’engloutir le paquebot de croisière où nous nous trouvions à peine quelques minutes avant. Derrière moi, Lathelennil déblatérait, les poings sur les hanches.

— Heureusement que mon cair est le plus rapide de ce côté-là de la Voie. Sinon, c’en était fini de nous ! Une fois de plus, ton mâle a laissé sa famille en grand danger. Il a beau dire qu’il comptait sur moi pour vous protéger… Je le trouve bien prompt à faire confiance ! Surtout s’agissant d’une femelle gestante. Si c’était moi, je ne laisserais personne y toucher !

Je l’avais laissé répandre son venin sans réagir, sachant sciemment que c’était ma réaction qu’il recherchait : il se nourrissait de la détresse des gens. Mais sa dernière phrase me fit bondir.

— Qu’est-ce que tu viens de dire ?

— Je viens de dire que ton Ren…

Je le coupai.

— Le truc sur la femelle gestante.

— Femelle restante, corrigea-t-il, son œil rusé et luisant me scrutant de biais. Révise ton ældarin ! Ou apprends le dorśari, plutôt. Tu en auras besoin : on va à Sorśa. Hors de question de rester ici.

Je me tournai vers lui, horrifiée.

— Quoi ? Non, on reste là ! Ren va venir me chercher.

— Ren va se battre, rectifia Lathelennil. Aux côtés des armées du prince Rhymesh, de mes frères et de leur ost, et des filidhean. Il m’a fait jurer sous un arbre-lige de vous mettre en sécurité : c’est ma mission. Tu crois que ça m’enchante, de convoyer des marmots et leur mère vagissante, qui est toujours en train de se plaindre ? Je suis un guerrier, un chasseur. Je n’ai qu’une envie, c’est de rejoindre mes frères pour aller à la curée – bien que les homoncules soient des adversaires qui m’intéressent guère : ils ne sentent pas la douleur et n’ont rien de précieux dans leurs nids immondes. Mais j’ai juré à ton Ren de te protéger. C’est pour ça que je me suis montré aussi mièvre avec toi hier soir… Alors que je mourrai d’envie de te punir et de boire ta souffrance !

Ren avait fait jurer à Lathelennil de me protéger… Il avait sciemment placé un geas sur le dorśari pour l’empêcher de nous faire du mal, à moi et les enfants. C’était intelligent, mais en même temps, cela limitait mon autonomie.

— Moi aussi je suis une guerrière, je te signale, Lathé, objectai-je. Je faisais partie de la célèbre flotte de l’Holos, l’infanterie mobile, spécialisée dans le nettoyage des homoncules. Au rang le plus bas, certes, mais cela fait de moi une soldate, que tu le veuilles ou non ! J’ai déjà participé à une guerre homoncule, et j’ai même tué un Colosse, avec un simple combifuseur à plasma, à peine protégé par une armure défaillante ! Sans avoir aucun des bonus dont toi, tu bénéficies depuis ta naissance : pas de magitech de pointe, ni capacité illimitée de résurrection, facultés psychiques, vitesse ou agilité supérieure. Et pourtant, moi, le petit singe d’1m50, la petite femelle restante, et bien j’ai réussi ce que des grosses brutes tunées de deux mètres et 200 kg n’ont pas pu faire. J’étais la dernière survivante de mon unité.

Sachant qu’il n’y avait qu’une seule chose qu’il prendrait au sérieux, je sortis mon collier-trophée de mon débardeur. Lathelennil saisit le croc de Colosse d’un geste rapace et l’examina soigneusement : pendant un instant, je crus même qu’il allait le lécher.

Et ça se dit supérieur… Des nekomats sans poils, et sans la gentillesse inhérente à ces derniers, voilà ce que vous êtes, vous, les ældiens !

— C’est bien ce que tu dis, conclut Lathelennil en relevant ses yeux noirs sur moi. Je savais que tu étais digne de mon attention. Y a pas beaucoup d’adannath comme toi, Rika… Mais tu le sais, hein ?

Je ne répondis rien à ce compliment. Ren me l’avait déjà fait, ainsi qu’Uriel. Plutôt que de reconnaître des qualités aux humains, les ældiens préféraient individualiser ceux qu’ils admiraient, leur prêtant, justement, des caractéristiques non-humaines.

— Mais cela n’invalide pas ce que je t’ai dit, continua-t-il. Y a trois hënnil sur ce bord. Tu veux peut-être les envoyer au combat pour les endurcir – les femelles sont plus féroces que les mâles en ce qui concerne l’éducation des enfants, et je sais que les Consacrées au dieu de la guerre emmènent leurs petits sur le champ de bataille dès leur plus jeune âge, ce que je soutiens, personnellement – mais ton Ren, lui, il a été clair là-dessus : pas de gosses sur les zones de combat. J’ai donné ma parole : je ne peux pas la reprendre. Et si tu insistes… Ce sera avec plaisir que je t’attacherai dans ma cabine, pour la bonne cause bien entendu.

Son sourire vicieux me confirma qu’il était bien capable de mettre sa menace à exécution si je m’entêtais. Je détournai donc la tête et gardai un silence réprobateur.

En me tournant vers la baie, j’assistais, impuissante à l’agonie du paquebot de croisière. Nous n’avions vécu que quelques jours de rêve, qui s’étaient transformés, une fois de plus, en cauchemar. Je regrettai amèrement d’avoir laissé Ren partir. Qu’il ait dans les veines un peu de sang d’araignée ou orcanide me paraissait dérisoire, à présent. Ældien, ce n’était pas mieux, après tout ! J’avais donc accepté l’idée. L’essentiel, c’était sa gentillesse, la beauté de sa personne toute entière et notre amour à tous les deux.

Résignée, je regardai Lathelennil entrer les coordonnées de son horrible île de la Tortue sur son navigateur, le sourire vainqueur jusqu’aux oreilles pointues. J’allais retourner dans cette antichambre de l’enfer. Dieu merci, je portais encore la marque d’Uriel, et Lathelennil étant sous serment, il allait probablement faire tout son possible pour qu’il ne m’arrive rien. Mais Ren, dans sa naïveté, n’avait pas songé à la rouerie de Lathé et au fait qu’il fût capable d’utiliser d’autres armes que la force ou la contrainte pour me posséder. J’allais donc être à sa merci, comme hier soir. Il allait me falloir à nouveau ruser et intriguer pour résister aux situations dangereuses et autres endwollements, et cela me fatiguait d’avance.

Mais au moment où Lathelennil s’apprêtait à sauter dans l’hyperespace, un projectile nous heurta, faisant vaciller le vaisseau. Pendant un très court moment, juste avant le saut, le champ énergétique avait été désactivé, ce qui avait fait de nous une cible vulnérable. À peine cinq secondes… qui avaient été suffisantes à l’ennemi pour nous toucher.

— Le cœur du vaisseau est endommagé, grogna Lathelennil en voyant Rhaenya s’écrouler dans son siège. On est contaminé par un truc vorace… Je me sépare de la zone infectée !

Lathelennil largua un morceau de son cair dans l’espace, modifiant sa trajectoire. Alors qu’il tentait de la rétablir, je tirai la wyrm sur une banquette à l’arrière, avant de prendre place à côté de lui.

— Il faut atterrir en urgence. On n’a pas le choix.

Le regard de mon co-pilote se posa sur la boule nacrée devant nous.

— La planète Nuniel, murmura-t-il.

On ne pouvait pas faire autrement.

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