Sous les étoiles mortes : V
Une troisième portée. Voilà à quoi je songeai toute la journée du lendemain.
Dès les premières lueurs de l’aube, Lathelennil nous avait fait redescendre de l’arbre. Nous avions mangé un peu de la viande empaquetée la veille, puis nous étions repartis, une fois les besoins de chacun dûment faits. Le dorśari m’avait conseillé de ne pas trop m’éloigner, mais je ne l’écoutais pas. Mes menstrues étaient imminentes, aussi guettai-je leur arrivée avec d’autant plus d’impatience que Lathelennil m’avait annoncé que j’étais enceinte. Qu’est-ce qu’il en savait, d’ailleurs ? Il n’avait jamais eu d’enfants : il me l’avait avoué lui-même.
Lorsque je revins, nous étions prêts à partir.
Sur le chemin, Nínim m’interpella, alors que nous progressions à découvert, dans une grande plaine juchée de débris en pierre cachés dans les hautes herbes.
— Une étoile filante !
Alarmée, je levai la tête vers le ciel. Ce n’était pas une étoile filante. C’étaient les débris d’un vaisseau, ou un astronef entier, qui venait d’entrer dans l’atmosphère de Nuniel.
— Mes frères ont dû arriver, et la bataille fait rage, murmura Lathelennil, avant de se tourner vers moi.
— Vite, il n’y a pas un instant à perdre, ajouta-t-il. Rester ici trop longtemps s’avère trop dangereux. Il faut rapidement trouver ce portail.
Je m’arrachai à la contemplation du ciel, frustrée de ne rien voir. Ren… Allait-il bien ? Inquiète, je posai à nouveau mes mains sur mon ventre. Quand allais-je le revoir ? Allais-je seulement le revoir ? Les récentes péripéties avaient commencé à m’habituer à l’idée que je pouvais le perdre. Si c’était le cas aujourd’hui, alors, je me maudirais jusqu’au restant de mes jours pour ne pas avoir mené à terme sa dernière portée.
Lathelennil avait accéléré le pas. Il était déjà loin devant, tout auréolé d’une excitation fébrile, aux relents de bataille.
— Lathelennil, demandai-je en le rejoignant, combien de temps un groupe d’embryons ældiens peut-il rester viable sans nouvelle information génétique dans l’utérus de la mère ?
Il baissa les yeux vers moi.
— Si l’embryon ne connaît pas de nouvel apport dans les quarante-huit heures, il meurt. Il y a une comptine ædhel qui permet de connaître et de retenir les durées d’insémination : Une la première lune – ça veut dire une par nuit – deux, la deuxième, trois la troisième, et ainsi dans l’ordre croissant. En gros, il faut plus d’inséminations au début qu’à la fin. Le mâle qui s’y colle reste fécond jusqu’à la naissance, sauf s’il y a une longue interruption entre les inséminations.
Je me souvenais de cela. Le premier mois, pour ma première portée, Ren et moi étions restés au lit, profitant de la passion de notre amour naissant. Puis, les mois passant, nous avions pris un peu d’indépendance l’un vis-à-vis de l’autre. Cela s’était déroulé de la même façon avec Mana. Ren n’avait commencé à sortir de leur chambre qu’au bout de quatre mois. Et pour ma seconde portée, nous avions fait l’amour régulièrement, sans compter réellement. C’était toujours Ren qui gérait ses phases de rut, en allant dormir ailleurs pendant ces périodes. Et comme il n’aimait pas parler de ces choses-là, j’étais restée très ignorante des mystères de la reproduction ældienne.
— Comment peux-tu savoir si une femelle est enceinte ou pas ? m’enquis-je à nouveau.
— L’odeur. Je t’ai déjà dit, non ? Elle est différente, surtout chez les humaines, qui se mettent à avoir un parfum proche du nôtre. Et puis, nous autres ædhil sommes très sensibles aux empreintes énergétiques, surtout celles d’organismes porteurs d’un cœur comme le nôtre. Je peux sentir leur présence dans ton ventre… Tu veux que je te dise combien il y en a ?
— Oui, murmurai-je, un peu angoissée.
— Quatre. Quatre embryons… Pour l’instant. Les petits khari sont réputés pour dévorer leurs frères et sœurs dans l’utérus de la mère – ils ont des origines arachnides, après tout ! C’est pour cela que les sil-illythiiri ne font pas de grosses portées, normalement.
— Qu’est-ce que je peux faire pour éviter ça ? frissonnai-je.
— Il faut que tu aies des pensées positives. C’est ce que j’ai toujours entendu dire… Mais j’en sais pas plus, je ne suis pas une femelle ! Des pensées positives, et un apport extérieur peuvent aider. Celui d’un mâle non sil-illythiiri, par exemple.
— Un mâle non sil-illythiiri…
Lathelennil me jeta un dernier regard, puis il rompit le contact et fit semblant de s’intéresser à Caëlurín, qui ne le lâchait pas des yeux.
— Tu es fatigué ? fit le bicolore de sa voix rauque, qu’il s’efforçait de rendre doucereuse. Tu veux monter dans les bras d’Oncle Lathé ?
Il le saisit dans ses bras et le percha sur ses épaules. Caëlurín était ravi.
Je ne pus m’empêcher de sourire. Mon pauvre Caëlurín avait vécu beaucoup de choses traumatisantes, ces derniers temps : il avait besoin d’amour, de découvertes et d’amusements. Et tout cela, je devais avouer que Lathelennil le lui fournissait.
S’il n’était pas né dans ce royaume dépravé de Dorśa, il serait sans doute devenu quelqu’un de bien, songeai-je en le regardant. Finalement, il a quelques qualités.
Je me surpris à le contempler d’un regard neuf. Lorsqu’il n’affichait pas le faciès comploteur et cruel qu’il partageait avec ses trois frères, Lathelennil était beau, à sa façon sombre et versatile. Si je le comparais à Ren, qui respirait la santé, la noblesse et la droiture, Lathelennil, bien entendu, faisait piètre figure. Ren avait hérité de son père (et de ses origines orcanides, probablement) la musculature de dieu antique, les larges épaules et la carrure, disons, virile. Il avait un visage noble et sensuel, aux traits classiques de statue. Lathelennil, lui, était la version déchue et souffreteuse, un peu fin de race, de l’idéal de beauté ældienne que représentait Ren. Si je faisais une comparaison avec des archétypes humains, alors Ren aurait été le héros que tout le monde apprécie, athlétique et dévoué, droit dans ses bottes, alors que Lathé, lui, aurait été l’antihéros plus émacié (avec des cernes sous les yeux dus à la drogue), moins bien coiffé (peut-être les cheveux gras) mais supérieurement intelligent, voire un peu bizarre, à la Círdan (mais en nettement plus sombre). Loin de moi l’intention de qualifier Ren de bête : par certains côtés, sa curiosité et son ouverture sur le monde, notamment, je le pensais même bien plus intelligent que Lathelennil. Mais Ren était incapable de fourberie et de planifications retorses, à la différence du dorśari, et souvent, il refusait de penser de façon rationnelle. En outre, ses domaines de compétences, s’ils étaient très larges, étaient bien moins spécialisés. Lathelennil savait lancer toutes sortes de dwols, réparer un cair, calculer une trajectoire de tête, monter et manier une multitude d’armes non-ældiennes, et même hacker les systèmes de communications humains. Ce type d’opérations – que je respectais beaucoup – n’intéressait pas Ren, formaté pour incarner la quintessence du guerrier ældien, une représentation parfaite et invincible qui ne doit pas seulement vaincre, mais le faire avec brio et noblesse. En outre, Lathelennil, du haut de ses quatre-vingts millénaires d’existence, était bien plus expérimenté que Ren. Il savait beaucoup de choses.
Et s’il se droguait moins, il serait merveilleusement beau, comme tous les mâles de sa race, pensai-je en le regardant. Ce serait même un très joli mâle, comme dirait Mana.
Lathelennil, qui avait compris que je le regardais, me jeta un regard de côté. Et là, au lieu de m’invectiver et de me demander ce que je lui voulais – ce qu’il aurait fait d’habitude – il me sourit et me fit un clin d’oeil. Cette sortie me surprit tant que je tournais la tête, honteuse d’avoir été prise sur le fait. J’avais toujours peur – et toujours l’impression – qu’il sache ce que je pense. Ren m’avait dit un jour que c’était une capacité existante chez les ældiens, et qui pouvait devenir effective si elle était travaillée : Lathelennil pouvait peut-être, dans une certaine mesure, lire dans mes pensées.
— Maman, caca !
La petite voix pointue de Nínim me tira de mes rêveries. À côté de moi, Nínim trépignait, son petit visage affichant une expression désolée.
— Lathelennil ! invectivai-je ce dernier qui était déjà parti loin devant. Attends !
Le dorśari bicolore se retourna.
— Quoi ?
— Nínim veut faire caca.
Je l’entendis soupirer. Il s’arrêta et croisa les bras.
— Bien. Qu’il le fasse, alors ! Mais vite.
Nínim me jeta un regard contrit.
— Pas devant Oncle Lathé…, murmura-t-il, son petit visage se chiffonnant.
À trois mètres devant nous, Lathelennil s’impatientait.
— Bon ! Ça vient ?
Je baissai à nouveau les yeux sur Nínim. Les bras ballants, queue et oreilles basses, ce dernier attendait, figé. J’avais très peur qu’il fasse dans sa culotte.
— Allez, viens, lui murmurai-je en lui prenant la main. Je t’emmène derrière cet arbre, là-bas. Ça te va ?
— Oui. Mais vite ! J’ai très envie.
Nínim était devenu trop grand pour que je puisse le porter. Je dus donc lui tenir la main. Je savais que Lathelennil n’aurait pas accepté de porter un enfant qui menaçait de déféquer à tout moment.
Derrière l’arbre, le pauvre Nínim put faire ses besoins à l’abri des regards.
— C’est quand qu’on rentre à la maison ? gémit-il. J’aime pas faire caca en dehors de mes toilettes.
— Je sais Nínim, je sais, le rassurai-je. On sera bientôt de retour, ne t’en fais pas.
Je lui tendis une feuille, ramassée par terre et testée sur le dos de ma main pour voir si elle n’était pas toxique, venimeuse ou râpeuse. Nínim s’essuya avec tout en me disant qu’il aurait préféré du papier. Je le comprenais. J’avais eu du mal moi-même à faire mes besoins le matin même.
Je vins l’aider à remettre son pantalon. Mais alors que j’avais fini de reboutonner sa combinaison, je sentis une présence menaçante en face de nous. Lentement, je relevai les yeux dessus.
Une bête se tenait devant nous. Un genre de fauve, muni de six bras ou de six jambes, je ne sais pas trop. Tout ce que je pouvais voir, c’était sa gueule énorme munie de crocs acérés, longs comme mon avant-bras, et ses six méchants yeux jaunes, fixés sur mon petit avec concupiscence.
— Cours, Nínim, murmurai-je à mon gamin. Vite !
Je n’avais aucune arme. Mais je n’allais pas laisser cette bête dévorer mon petit. Elle se ramassait sur elle-même, prête à bondir. Nínim se mit à sprinter, blanc comme un linge. Quant à moi, je croisai mes bras devant moi dans un ultime réflexe de défense, les yeux fermés et les dents serrées, résignée à mon sort. Je me préparai au choc lorsque je vis quelque chose débouler à pleine vitesse et se ruer sur le fauve.
C’était Lathelennil. Il avait couru à mon secours, tous crocs dehors, se servant de sa lame pour s’accrocher sur le dos du fauve. Il lui saisit la crinière d’une main et le poignarda répétitivement de l’autre, les yeux fous, embarqué dans un rodéo de bonds et de rugissements. La bestiole faisait le double de sa taille, mais cela n’en restait pas moins un combat de titans. Les deux belligérants feulaient et grognaient de concert, le tout entrecoupés de mugissements de dinosaure pour le fauve et de jurons dorśari pour Lathelennil. Loin de laisser ce dernier affronter seul cette terrifiante bestiole, je me précipitais sur les bagages qu’il avait laissé avec mes deux autres enfants. Je les fouillai, fébrile, sous le regard terrifié de mes deux autres enfants.
— Les cornes du daurilim ! soufflai-je. Vous les avez vues ?
Elles étaient là, au fond de la gibecière. Je m’en saisis et me relevai. Munie de ces deux armes, je me précipitai à la rescousse.
— J’arrive ! hurlai-je. Tiens bon, Lathé !
Je chargeai en beuglant, la corne brandie devant moi, et l’enfonçai dans le flanc exposé du monstre, qui poussa un barrissement de rage tonitruant. Sa peau était si dure que je ne pus l’enfoncer bien loin, mais cela fit diversion et donna suffisamment de répit à Lathelennil pour pouvoir planter sa dague dans les yeux de la créature. Un œil, puis l’autre, et encore un autre… Les dents serrées au point de se faire saigner les mâchoires, le dorśari creva les quatre yeux du fauve, avant de lui planter vicieusement sa dague dans le crâne, exultant d’une sombre rage. Lorsque la créature s’écroula, il écarta les bras et hurla, triomphant. Pendant un instant, j’eus l’impression de voir Angraema.
— Je l’ai eu, fit Lathelennil en sautant au sol, avant de donner un coup de pied dans la bête pour la faire rouler et dégager son poitrail.
Comme la veille, il la lui ouvrit et lui arracha le myocarde. Mais au lieu de le dévorer tout seul, il le coupa en deux et m’en donna la moitié.
— Elle te revient de plein droit, m’annonça-t-il, main tendue. Allez. Mange-le.
Mes enfants avaient accouru. Ils sautaient à mes pieds, essayant d’attraper le bout de chair.
— J’en veux ! J’en veux !
Et, pendant que j’hésitais, une petite boule noire fendit l’air et ravit la moitié de myocarde de la main de Lathelennil. C’était Caëlurín ! Il s’enfuit avec son butin, avant de le dévorer dans un coin, aussitôt rejoint par ses frères et sœurs, n’interrompant son festin que pour leur montrer les dents.
Lathelennil, qui l’avait rejoint à grands pas, le souleva par son t-shirt.
— Tu n’as pas tué ce fauve, Caëlurín, lui dit-il en ældarin. Ce cœur ne te revient pas. Il revient à ta mère, et à moi.
Caëlurín le lâcha dans la main de Lathelennil, penaud. Ce dernier me le lança. Je reçus le morceau de viande tout chaud et à moitié croqué dans ma main, me faisant un peu éclabousser de sang au passage.
— Mange-le, me souffla Lathelennil en revenant. Ou tes enfants seront très déçus. Allez ! Ils ont tous les yeux fixés sur toi. C’est le moment de leur montrer que tu es une bonne mère, impitoyable et féroce.
Tous les trois me regardaient avec envie, les yeux ronds comme des billes. Je n’eus pas le choix : je dus manger le bout de viscère. Toutes ces horreurs que j’étais obligée de consommer depuis que je fréquentais des ældiens !
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