Chapitre 1 suite 1
Pour aller plus vite, la jeune fille souleva les pans de son bliaud et de sa chainse. Son tablier gonflé d’orties gênait ses mouvements, mais elle ne prit pas le temps de poser sa récolte. Dans sa hâte, elle remonta la pente abrupte du champ sans prendre garde de ne pas abîmer les épis de seigle qui la caressaient au passage.
Le cœur battant à tout rompre, elle arriva enfin sur le sentier ombragé par des frênes centenaires. Seuls quelques discrets rayons de lumière parvenaient à percer l’intimité de leur feuillage touffu et parsemaient le sol d’une multitude de pièces d’or. En d’autres circonstances, elle aurait goûté avec bonheur la délicieuse fraîcheur que lui procurait cette nef de verdure, mais elle était trop occupée à reprendre son souffle.
À peine remise, elle reprit sa folle course et déboucha en trombe dans la clairière qui abritait sa masure. À force de défrichement, celle-ci se trouvait à l’orée d’un immense champ qui s’étendait derrière elle en une traîne majestueuse.
D’habitude, Alis ne manquait jamais de ressentir une bouffée d’orgueil devant le laborieux travail de fourmi accompli par Gauvin dans sa lutte pour repousser les limites de la forêt envahissante. Mais ce jour d’hui, ce spectacle la laissa indifférente : l’angoisse la rendait imperméable à tout ce qui l’entourait.
Hors d’haleine, Alis étouffa un autre juron et accéléra l’allure évitant de peu une poule qui avait eu la fâcheuse idée de se jeter entre ses pieds. Son regard effleura les trois chevaux au milieu de la cour en terre battue et s’attarda sur les deux soldats occupés à attacher les mains de son père pour le faire tenir tranquille.
Elle eut un temps d’arrêt en reconnaissant la crinière rousse de Gautier - que faisait-il là celui-là ? - mais lorsque son regard se posa sur l’autre soldat et qu’elle reconnut Arnaud, son sang ne fit qu’un tour. Qu’est-ce que le fils de Josselin venait faire ici ? Mais surtout, comment osait-il poser ses sales pattes sur son père ?
N’écoutant que sa colère, Alis fonça droit sur les deux soldats et les apostropha avec toute la hargne accumulée en elle :
- Pourquoi l’emmenez-vous ? Vous n’avez pas honte de vous en prendre à ma famille ? On peut s’arranger, détachez-le ! Vous savez bien qu’il vous suivra sans faire de difficultés.
Le visage fermé, Arnaud ne lui adressa pas le moindre regard. Il avait un visage agréable avec de grands yeux brun clair surmontant un nez droit et une bouche bien dessinée, mais son caractère sournois et brutal, comme celui de Josselin, incommodait Alis qui s’était toujours méfiée de lui. En fait, sa diatribe s’adressait plus à Gautier, le géant roux au doux regard vert d’eau qui la dévisageait d’un air béat. Elle espérait que l’ascendant qu’elle exerçait sur lui l’inciterait à un mouvement de compassion.
Mais Gautier eut une mimique gênée et regarda bizarrement derrière elle.
Se retournant d’un bloc, Alis leva la tête et se retrouva face à un troisième soldat, tout vêtu de noir, comme ne faisant qu’un avec son étalon lui aussi couleur d’ébène. Il avait un beau visage régulier surmonté d’une épaisse crinière de jais et observait la scène d’un air hautain où perçait cependant une pointe d’amusement.
Comprenant qu’il s’agissait de leur capitaine, Alis s’avança vers lui et, les mains sur les hanches, lui demanda d’un air bravache :
- Pourquoi l’emmenez-vous ? Il n’a rien fait de mal, laissez-nous tranquilles !
- Par ordre du seigneur de Séverac, nous venons l’arrêter pour trahison, répondit-il d’une voix tranchante en soutenant hardiment les éclairs que lui lançait son regard d’orage.
Orianne venait à son tour de faire irruption dans la clairière. Son habituel sourire tout en fossettes avait disparu et son visage livide trahissait toute sa détresse. Encore une fois, son intuition ne l’avait pas trompée.
Son regard rougi embrassa la scène qui se déroulait devant sa masure : d’abord son époux qui, tête baissée, subissait son sort sans broncher ; puis ses fils en larmes qui se serraient l’un contre l’autre sur le pas de la porte ; et enfin sa fille qui, loin d’arranger les choses, provoquait avec aplomb le capitaine de la garnison de Séverac.
Son corps et son cœur lui criaient de rejoindre son époux pour l’étreindre une dernière fois avant qu’il ne lui soit enlevé, mais sa raison prit le dessus et l’envoya vers sa fille pour la tirer en arrière, hors de portée de cet homme à l’allure menaçante.
Toutefois, Alis ne lui laissa pas le temps de la rejoindre avant de revenir à la charge :
- Mais ce n’est pas vrai ! Mon père n’est pas coupable de trahison. Qui êtes-vous pour oser dire de telles sornettes ?
Le capitaine Aymeric n’en croyait pas ses yeux ni ses oreilles. Cela faisait longtemps que personne n’osait lui parler sur ce ton sans craindre pour sa vie. Et voilà qu’une souillon, dont les haillons laissaient deviner de bien jolies formes, se permettait de l’apostropher ainsi devant ses hommes. Etait-elle à ce point inconsciente du danger qu’elle courait ? Plus d’un à sa place serait descendu de cheval pour lui rabaisser son caquet si ce n’est par des coups, en la violant, ou les deux à la fois !
Lorsqu’il avait accepté cette expédition - à contre cœur car ce n’était pas dans ses attributions de s’occuper de ce genre de besogne - il s’était préparé à trouver des larmes et des cris, mais pas à être confronté à une telle furie… par ailleurs si belle…
S’interdisant de penser à ce « détail » pour ne pas compromettre sa mission, il se pencha vers elle avec un sourire narquois :
- Sachez fillette, qu’en tant que capitaine aux ordres de sa seigneurie, j’ai tous les droits. Même celui de vous donner une sacrée correction pour vous apprendre les bonnes manières !
- Je vous interdis…
- Veuillez l’excuser, messire, l’interrompit Orianne en lui attrapant le bras pour la tirer en arrière. Elle ne voulait pas vous manquer de respect et…
- Il n'y a pas de mal, la coupa Aymeric en souriant de plus belle. Allez, trêves de discours, continua-t-il en se tournant vers ses subalternes, nous ne sommes pas là pour converser. Emmenez-le !
Voyant que le cavalier commençait à tourner bride sans plus d’explications, Alis sentit son sang se figer. Sans réfléchir aux conséquences de son geste, elle se dégagea de l’étreinte de sa mère et, d’un geste vif, attrapa les rênes de son cheval.
De surprise, la bête émit un hennissement effrayé et se cabra sur ses pattes arrière.
Terrifiée par la paire de sabots qui menaçait de s’abattre sur elle, Alis lâcha l’animal et recula brusquement. Elle se prit les pieds dans sa chainse et perdit l’équilibre pour se retrouver assise dans la poussière, sa récolte répandue autour d’elle. Par réflexe, elle leva le bras pour se protéger le visage et laissa échapper un cri de terreur.
Habitué aux sautes d’humeurs de son étalon, le capitaine Aymeric ne s’était pas laissé désarçonner. S’accrochant de justesse aux rênes de l’animal, il les tira d’un coup sec, forçant ainsi le cheval fougueux à reculer d’un pas, non seulement pour l’éloigner de la donzelle, mais aussi pour le ramener au calme. Pendant l’incident, seul son écu était tombé à terre, provoquant un étrange bruit sourd accompagné d’un nuage de poussière.
- Holà, tout doux, s’écria le capitaine pour rassurer sa monture qui renâclait de colère.
Les yeux écarquillés, Alis laissa retomber mollement son bras et n’osa plus faire un geste jusqu’à ce que le cheval pousse un dernier hennissement rageur.
Furieux, le capitaine la foudroya du regard en sautant au bas de sa monture. En trois enjambées, il fondit sur elle et lui attrapa brutalement les bras pour la remettre debout.
- Vous êtes folle ? Vous auriez pu vous faire tuer et moi avec !
Alis recula son visage qui se trouvait trop près de ce capitaine. Ses yeux d’un bleu profond la toisaient avec un tel mépris qu’elle détourna le regard en crachant entre ses dents :
- Lâchez-moi, espèce de brute, vous me faites mal.
- Ce n’est rien en comparaison de ce que vous auriez pu subir.
Au supplice de voir son Alis ainsi maltraitée, Gautier ramassa le bouclier de son supérieur et le lui tendit avec servilité pour tenter de détourner son attention.
- Ca… capitaine, bredouilla-t-il gauchement, votre écu.
Désarçonné par cette intervention, Aymeric tourna la tête et, sans pour autant lâcher sa proie, murmura d’une voix doucereuse :
- Merci Gautier, mais tu me connais assez pour savoir que jamais je ne ferais de mal à une femme, alors encore moins à une fillette.
- Hé, arrêtez avec ça ! Ça fait longtemps que je ne suis plus une fillette !
- Ah bon ? Pourtant vous agissez de même.
Si elle n’avait pas eu les bras coincés comme dans un étau, Alis l’aurait giflé avec plaisir. Furieuse d’être ainsi emprisonnée, elle tapa du pied et se tortilla en tous sens pour échapper à cette poigne, mais peine perdue. Elle ne réussit qu’à se faire encore plus mal.
Humiliée, elle sentait les larmes lui monter aux yeux et les aurait peut-être laissées échapper si elle n’avait pas croisé son sourire ironique.
- Pas de la peine de vous débattre. Un petit mot d’excuse et je vous lâche.
- Il n’en est pas question.
Orianne n’en revenait pas. Comment sa fille pouvait agir de façon aussi inconsidérée face à ces soldats ? On avait déjà vu des filles se faire violer pour moins que ça.
- Alis, fais ce qu’il te dit ! Ce n’est pas en faisant ton mauvais caractère que tu vas arranger les choses.
Mortifiée de se faire rappeler à l’ordre par sa propre mère, Alis jeta un coup d’œil alentour, comme en quête d’approbation, mais ne croisa que le regard moqueur d’Arnaud et celui au supplice de Gautier. Malgré tout l’amour qu’il lui portait, il ne pouvait pas s’opposer à son capitaine sans craindre pour sa propre vie et la mettre ainsi encore plus en danger.
- S’il te plait, Alis, murmura Gauvin d’une voix étranglée.
- C’est bon, je m’excuse, grommela-t-elle dans sa barbe en baissant la tête.
- Pardon ? Je n’ai rien entendu.
Comme mordue par un serpent par le ton doucereux qu’employa le capitaine, Alis releva la tête pour le toiser et si elle avait eu des arbalètes à la place des yeux, il serait tombé raide mort.
- J’ai dit que je m’excusais ! Vous êtes content ? Alors lâchez-moi maintenant.
Continuant de le foudroyer de ses yeux noirs, elle sentit la pression s’atténuer sur ses bras jusqu’à disparaître complètement. Soulagée d’être enfin libérée, elle esquissa deux pas en arrière pour se soustraire à ce sinistre personnage. Mais, sous-estimant encore la longueur de sa chainse, elle trébucha et serait retombée si le capitaine ne l’avait rattrapée de justesse.
- Décidément, lâcha-t-il en la remettant d’aplomb et en la plaquant contre lui, beaucoup plus près que nécessaire, poussé par une formidable envie de l’embrasser.
Enervée de se retrouver encore à sa merci, Alis se dégagea d’un geste brusque et détourna le regard pour ne plus avoir à subir l’éclat ironique de ses yeux bleu. Comprenant qu’elle n’aurait pas le dernier mot, elle tourna les talons et se rapprocha de son père :
- Ne t’inquiète pas, je te sortirai de là papa, j’en fais le serment.
D’un air désespéré, Gauvin fixa longuement sa fille et sa femme restée en retrait avec ses fils, comme s’il pressentait qu’il ne reverrait jamais sa famille :
- Ne t’occupe pas de moi, fais surtout bien attention à toi, veille sur ta mère et tes frères. Ils en auront besoin.
Pendant ce temps, Aymeric avait arraché le bouclier des mains de Gautier et l’ajustait sur son bras avec lenteur. Il considérait la donzelle d’un air songeur autant qu’amusé, impressionné par son courage et sa ténacité. Peu d’hommes auraient osé lui tenir tête comme elle l’avait fait. Elle avait un fichu caractère, mais était d’une beauté et d’une sensualité à faire damner un saint.
Ramené brusquement à la réalité par les sanglots de plus en plus bruyants du benjamin, Aymeric se ressaisit et, après avoir intimé à ses hommes d’activer le mouvement, il enfourcha son étalon. La vue de leurs visages défaits devant le triste sort qui les attendait le mit mal à l’aise. En tant que soldat, il n’avait pas l’habitude de ce genre de situation. D’ordinaire, Bertrand, le bailli du baron, chargé de faire respecter l’ordre au sein du château et sur les terres, s’occupait de ce genre de besogne. Mais, pour une raison qui lui échappait, il avait intrigué auprès du seigneur de Séverac pour se dispenser de cette corvée. Bien décidé à se venger du bailli à la première occasion, Aymeric engloba la scène une dernière fois, s’attardant plus particulièrement sur le visage décomposé d’Alis, avant de tourner bride.
Ayant attaché la corde du prisonnier au cheval de Gautier, les deux soldats le suivirent sans un regard en arrière. Seul le géant roux esquissa un discret haussement d’épaule fataliste en signe de connivence.
Impuissante, les bras ballants, Alis regarda partir son père qui trottinait péniblement derrière les chevaux. Les larmes, qu’elle avait jusque-là refoulées, coulèrent le long de ses joues veloutées, creusant des sillons dans la poussière qui s’était accumulée sur son visage lors de sa chute.
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