Chapitre 2 suite 1
Eclairé par les rayons du soleil qui coulaient à flot par une étroite fenêtre, Déodat de Séverac tournait le dos à la porte et regardait le paysage qui s’offrait à lui. Son épaisse chevelure blanche, éblouissante sous la lumière crue, se répandait sur ses épaules massives renforçant ainsi le charisme du personnage.
Qui d’autre que lui aurait pu incarner avec autant d’exactitude le terme de baron qui désignait un guerrier de haut rang, brave et valeureux ?
Après un instant d’hésitation face à ce spectacle, le capitaine s’avança d’un pas conquérant jusqu’au milieu de la salle, faisant ainsi crisser les herbes odorantes répandues sur le sol.
- Vous m’avez fait mander, Monseigneur ? S’enquit-il en s’inclinant avec respect.
Un silence à couper au couteau s’installa, bientôt chassé par un profond soupir.
- Je suis las, Aymeric, extrêmement las. Je viens d’apprendre une terrible nouvelle. Roger de La Canourgue a encore envahi le territoire qu’il revendique au nord de mon fief, terrorisant et pillant tout sur son passage. Un pauvre serf qui avait réussi à échapper à ses sbires est venu me rapporter ses méfaits. Je ne sais plus que faire. Ces batailles incessantes m’épuisent. Je n’ai pas sa jeunesse et sa fougue, et la vie de mes hommes m’est trop précieuse pour la gâcher à cause d’un morceau de terre.
- Laissez-moi m’en occuper, Monseigneur, et avec mes soldats, nous saurons faire regagner leurs pénates à ces chiens galleux !
Déodat de Séverac se tourna pour lui faire face et secoua la tête en signe de dénégation.
- Tu ne m’as pas bien compris. Je veux que cela cesse. Définitivement. Je suis vieux et bientôt je ne serai plus.
Le capitaine ouvrit la bouche pour protester mais le baron continua sur sa lancée :
- Ne fais pas cette tête, Aymeric, tu sais très bien qu’après quarante ans, la vie d’un homme est derrière lui et que sa descendance est là pour prendre le relais. Seulement moi, ce n’est pas Gui, mon seul et unique fils, qui sera capable de faire face à un adversaire tel que Roger de La Canourgue.
Le capitaine réprima à grand peine un sourire : l’image était plutôt cocasse lorsqu’on connaissait les deux hommes. L’un était un esthète, plus habile à manier la harpe que l’arbalète tandis que l’autre était un guerrier sanguinaire assoiffé de pouvoir. Gui ressemblait à un angelot avec un doux visage rêveur encadré de boucles blondes et Roger de La Canourgue avait la carrure massive et trapue d’un taureau en rut.
Sans paraître remarquer la lueur amusée qui adoucissait le regard bleu turquoise d’Aymeric, Déodat de Séverac continua comme pour lui-même :
- Je sais bien que c’est de ma faute. Je n’aurais jamais dû garder Gui auprès de moi. J’aurais dû écouter la voix de la raison et l’envoyer apprendre le dur métier de guerrier auprès de son oncle, à la cour du comte de Toulouse. Mais je n’ai pas eu le courage de me séparer du seul fils que Dieu a voulu me donner. Si seulement il avait ta bravoure et ton sens de l’organisation ! Ajouta-t-il après un temps de réflexion.
Le baron fixa longuement le capitaine de ses yeux noirs, maintenant inquiets, mais qui pouvaient aussi faire preuve d’une grande cruauté.
Décontenancé par ces confidences, Aymeric supporta sans ciller le regard scrutateur du seigneur de Séverac et déclara sans ambages :
- Ne vous inquiétez pas Monseigneur, Gui n’est certes pas le guerrier que vous espériez, mais il fait des efforts et je ne désespère pas arriver à lui enseigner les rudiments du combat. En attendant, soyez assuré de mon éternelle loyauté envers vous et votre famille.
- Merci Aymeric, je n’en attendais pas moins de toi. Cependant, là n’est pas le problème. Roger a épuisé ma patience. Pour le moment il se contente de terroriser quelques manants mais qui nous dit que demain il ne lui prendra pas l’envie d’envahir ma ville et mon donjon ? J’aimerai écarter une bonne fois pour toute cette menace.
Un silence s’installa dans l’immense salle. D’habitude un incessant va et vient animait ce premier étage qui était un passage obligé pour monter ou descendre dans le donjon grâce à des escaliers situés dans l’épaisseur des murs. Mais le baron avait dû donner des ordres pour ne pas être dérangé. D’ailleurs, même Bertrand le bailli attendait à l’extérieur la fin de leur entretien.
Déodat de Séverac fixait son capitaine de son regard inquiet tout en triturant avec nervosité sa barbe aussi blanche que ses cheveux. Manifestement il attendait une réponse, un conseil de la part du jeune homme.
Le souffle coupé par tant d’honneur, Aymeric le dévisagea à son tour, mesurant l’étendue du dilemme dans lequel se trouvait son seigneur. Se ressaisissant, il lui proposa alors avec regret :
- Dans ce cas, je ne vois qu’une solution : allons demander son arbitrage au vicomte de Millau. Vous êtes tous deux ses vassaux, c’est donc à lui de vous départager. Cette affaire sera ainsi définitivement réglée dans la plus grande légalité.
- J’y avais bien songé, mais que fera-t-on s’il donne l’avantage à ce chien de Roger ?
- C’est un risque à prendre. Le vicomte est un homme juste et je ne vois pas pourquoi il ne vous donnerait pas raison.
Le baron resta un moment silencieux et reporta son attention vers l’étroite fenêtre où son regard accrocha une petite tache noire dans le ciel d’un bleu limpide. En se rapprochant, elle se révéla être une buse à l’envergure majestueuse. Impressionné par tant de grâce malgré des formes lourdes et trapues, le seigneur de Séverac suivit son vol. Tout à coup, ayant repéré une proie, le rapace s’immobilisa quelques instants avant de plonger avec détermination et de disparaître derrière le rempart.
Aymeric avait raison : s’il voulait en finir avec cette guerre sans perdre la face, le meilleur moyen était de se montrer plus rusé et plus réfléchi que Roger.
Se tournant vers son capitaine, Déodat de Séverac lui ordonna d’une voix décidée :
- Prépare des hommes, nous partons pour Millau demain dès l’aube.
- Peut-être serait-il plus sage d’envoyer d’abord un messager pour nous faire annoncer ?
- Non, l’effet de surprise jouera en notre faveur : ne donnons pas trop de temps au vicomte pour réfléchir. Allez, va !
Aymeric s’inclina et, pendant que le baron reprenait son poste d’observation devant la fenêtre, il se dirigea vers les escaliers taillés dans le mur et descendit d’une démarche féline au rez-de-chaussée qui abritait les cuisines et la réserve. Parvenu au bas des marches, le capitaine poussa les lourdes portes et se retrouva dans une atmosphère étouffante d’odeurs de graisses, mélangées à d’autres fumets plus appétissants. La chaleur, plus lourde et poisseuse qu’ailleurs, le prit à la gorge et faillit lui faire rebrousser chemin, mais la faim qui le tenaillait depuis son retour fut plus forte et eut raison de ses réticences. Il n’avait rien avalé depuis le début de la matinée et ne se sentait pas d’humeur à attendre le souper. Cette chevauchée lui avait ouvert un appétit d’ogre en plus de lui échauffer les sens. Il esquissa un sourire en repensant encore à l’étrange furie qui avait failli le désarçonner. La beauté de ses formes et de ses traits n’avait pas échappé à son regard connaisseur.
- Dommage qu’elle soit si loin du château, la petite louve, je me serais fait un plaisir de la dompter pour l’attirer dans ma couche.
Aymeric balaya la cuisine du regard. Mis à part un vieux cuisinier qui s’était attardé sur un coin de table pour y faire un somme, la seule étincelle de vie humaine était maintenue par Bénédicte, occupée à nettoyer des ustensiles. D’un geste machinal, la servante tourna la tête à son entrée et ne put s’empêcher de tressaillir en le découvrant. Aussitôt, elle délaissa le baquet dans lequel ses bras étaient plongés jusqu’aux coudes et s’approcha de lui tout en les essuyant dans son tablier. Un grand sourire illuminait son visage rond au doux regard châtaigne et, au fur et à mesure qu’elle se rapprochait, sa démarche devenait aguicheuse.
- Que puis-je faire pour toi, mon beau capitaine ? Minauda-t-elle d’un air candide.
D’un doigt mutin, Aymeric écarta une boucle noire de cheveux collée sur sa joue moite. La ramenant derrière son oreille, il en profita pour caresser la naissance de son cou en lui décochant un sourire à faire chavirer toute une flotte. Il afficha son air le plus enjôleur pour lui murmurer :
- Je n’ai rien avalé depuis ce matin, aussi tu m’obligerais en me préparant un délicieux tranchoir comme tu sais si bien les faire.
- Tes désirs sont des ordres, déclara-t-elle avec une moue dépitée en s’éloignant avec regret lui préparer sa pitance.
Aymeric suivit du regard sa silhouette bien en chair qui lui inspirait des idées salaces et s’assit sur un banc. Ce plaisant spectacle ne l’empêcha pas de passer mentalement en revue les hommes qu’il choisirait pour faire partie de l’escorte. Une bonne dizaine serait nécessaire parmi les plus vaillants et les plus vifs, sans toutefois dépeupler la garnison. Le baron ne partirait pas sans savoir son épouse et sa fille en sécurité.
Le capitaine en était là de ses réflexions lorsque Bénédicte revint avec un morceau de mouton fumant posé sur une large tranche de pain rassis pour pouvoir mieux absorber le jus de viande. Il attrapa le tranchoir qu’elle lui tendait et commença à le dévorer pendant qu’elle lui versait une rasade de vin frais.
Bénédicte s’installa à côté de lui et le détailla d’un regard qui en disait long sur ses aspirations. Elle l’aguichait de telle manière qu’il dut prendre sur lui pour ne pas la culbuter séance tenante sur la table. Il savait qu’elle se serait laissée faire, elle était peu farouche et avait déjà cédé à ses avances sans se faire prier. Aussi, il devança sa question muette pour lui déclarer entre deux bouchées :
- Désolé chère Bénédicte, mais là je n’ai vraiment pas le temps.
- Tu es sûr ? Lui demanda-t-elle boudeuse.
- Il faut que je prépare mes hommes, nous partons demain dès l’aube pour Millau. Mais rassure-toi, dès mon retour nous rattraperons le temps perdu.
- Oh non ! Mais quand reviendras-tu ? S’exclama-t-elle en le regardant avec désespoir.
Aymeric la considéra avec attention. Bénédicte commençait à s’accrocher un peu trop. À son retour, il serait grand temps de lui faire comprendre qu’elle ne devait rien espérer. Mais en attendant, pourquoi ne pas profiter une dernière fois de ses charmants atouts ?
- Notre absence ne sera pas très longue, tu sais. Mais tu peux toujours venir me faire tes adieux ce soir. J’aurai peut-être du mal à m’endormir…
Le regard châtaigne de la jeune fille s’illumina et son sourire effaça tout désespoir.
- À vos ordres capitaine, susurra-t-elle avec sensualité en posant la main sur sa cuisse.
Aymeric se dépêcha d’engloutir les deux dernières bouchées et se leva pour ne pas succomber à la tentation. Après avoir caressé d’un revers de main la joue veloutée de la donzelle, il quitta la pièce sur un clin d’œil prometteur.
Cependant, dès qu’il eut refermé la porte derrière lui, le sérieux de sa mission reprit le dessus et il se dirigea d’un pas ferme et décidé vers la garnison.
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