Chapitre 9 suite

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Aymeric était oppressé : il avait toutes les peines du monde à respirer et son cœur battait à tout rompre. Il ne comprenait pas ce qu’il faisait au milieu de cette forêt sombre dont les arbres, d’une hauteur phénoménale, barraient le passage au moindre rayon de soleil. Il avait la désagréable impression d’être épié, mais il avait beau tourner la tête en tout sens, il n’arrivait pas à voir d’où venait la menace. Il avançait prudemment, inspectant le moindre buisson, quand soudain il se figea. Il venait d’entendre un drôle de bruit, comme un cri d’animal blessé. Il écouta encore, mais plus rien ne déchirait le silence pesant et anormal qui régnait autour de lui. Il reprit sa marche d’un pas rapide, pressé de sortir au plus vite de cet enfer vert où même les oiseaux n’osaient pas chanter.

Tout à coup, son cœur se glaça d’effroi : ce n’était pas un cri d’animal !

Non… plutôt un appel à l’aide. Et c’est lui que l’on appelait : c’était son nom qui se répercutait lugubrement d’un bout à l’autre de la forêt !

Aymeric essaya d’accélérer l’allure, mais tous ses gestes étaient engourdis. Il avait l’impression que plus la voix se rapprochait, plus il avait du mal à se mouvoir. Il essayait de repousser les buissons dont les pointes acérées s’accrochaient à ses vêtements. Il lutta et lutta encore, tentant d’occulter cette plainte lancinante dont il s’approchait inexorablement. Et soudain il la vit. Il se trouvait à l’orée d’une clairière où s’étalait un épais tapis d’herbe. Se frayant un passage entre deux nuages, une lumière surnaturelle éclairait l’étrange scène : Alis se tenait debout, seule au milieu de cette étendue luxuriante. Elle lui souriait d’un air désolé sans arrêter de l’appeler. Son nom s’échappait de ses lèvres en une invite sensuelle.

Aymeric faillit s’élancer à sa rencontre, mais quelque chose dans son attitude l’en dissuada. Cette manière qu’elle avait de le regarder… et pourquoi serrait-elle ainsi ses mains autour de son cou, comme si elle voulait s’étrangler ?

Il n’osa plus faire un geste et continua de la fixer, essayant de trouver une explication à son attitude si étrange, écoutant sa voix qui faiblissait jusqu’à devenir un murmure, une caresse légère emportée par le vent.

N’en pouvant plus de rester immobile, Aymeric risqua un pas. Il s’approcha encore, mais un détail horrible le figea. Des gouttes de sang commençaient à perler entre les doigts d’Alis jusqu’à maculer ses mains qu’elle tenait toujours serrées autour de son cou. Son sourire désolé s’était mué en une grimace de désespoir. Ses yeux se remplirent de larmes et, dans un geste fatidique, elle écarta les bras. Aussitôt, des flots de sang s’échappèrent de sa gorge entaillée. Sa tête partit en arrière, emportée par le poids de ses cheveux, et Alis s’écroula au ralenti sur le tapis vert maculé de taches écarlates.

Aymeric ne put s’empêcher de hurler avant de s’élancer pour la soutenir. Mais une main se posa brusquement sur son épaule et l’immobilisa. Il se débattit farouchement et réussit à se retourner au moment même où une voix familière appelait son nom.

Aymeric ouvrit les yeux. Il s’assit sur sa paillasse et regarda d’un air ahuri les personnes autour de lui. Le sourire de Gui lui fit tout d’abord penser qu’il se trouvait au paradis, mais l’impression fut vite effacée par le brouhaha qui régnait à l’intérieur de la garnison et qui acheva de le réveiller.

- Hé bien, tu m’as fait une de ces peurs ! J’ai à peine touché ton épaule. Ton hurlement m’a glacé le sang.

- Excuse-moi, je ne sais pas ce qui m’a pris, balbutia Aymeric encore sous le choc.

Il passa sa main dans ses cheveux pour se donner une contenance et réalisa :

- Mais que fais-tu ici de si bon matin ?

Gui éclata de rire devant l’air abruti du capitaine :

- Je te signale juste que le soleil est déjà haut dans le ciel.

- Mais qu’est-ce que… marmonna Aymeric en tournant vivement la tête.

La douleur fulgurante qui lui vrilla alors les tempes lui rappela le nombre incalculable de pichets de vin qu’il avait ingurgité la veille avec ses hommes et ceux du vicomte.

- Que se passe-t-il ? Réussit-il enfin à articuler malgré sa bouche pâteuse.

- Mon père a décidé de lever le camp ce jour d’hui, dès none. Nous rentrons à Séverac.

- Le seigneur de La Canourgue est ici ?

- Non, nous ne l’avons que trop attendu et désormais, ce sera à lui de nous espérer. Fais en sorte que nos hommes soient prêts, père est de fort méchante humeur et n'admettra aucun retard, lui ordonna Gui qui commençait à s'éloigner.

Encore pensif, Aymeric attrapait ses chausses pour les enfiler lorsqu’il vit le damoiseau s’arrêter brusquement et revenir vers lui. Un sourire énigmatique aux lèvres, le jeune baron se pencha et murmura de manière à n’être entendu que du capitaine :

- Au fait, qui est Alis ?

- Pardon ? S’étrangla Aymeric interloqué.

- C’est le nom que tu as hurlé en te réveillant.

Devant la confusion qu’affichait le visage du capitaine, Gui recula d’un pas :

- Tu me le diras plus tard, va, quand tu seras mieux réveillé !

Bouche bée, Aymeric le regarda s’éloigner, et ce n’est que lorsqu’il entendit les portes de la garnison se refermer qu’il réalisa que ses hommes le considéraient avec curiosité. Il se reprit et leur lança d’un air mauvais :

- Allez, vous autre, vous avez entendu Monseigneur Gui ! Alors qu’attendez-vous pour vous préparer ?

Avec une rapidité surprenante, ils filèrent sans demander leur reste, ne voulant surtout pas attiser la colère de leur chef.

Le soleil atteignait son zénith lorsque le capitaine traversa la cour dallée du donjon pour prévenir son seigneur que les hommes étaient fins prêts. Il marchait d’un pas rapide, mais avait la tête ailleurs. Ce cauchemar l’obsédait et il se demandait ce qu’il pouvait signifier. Etait-ce un songe prémonitoire ? Alis courait-elle un grave danger ?

Il n’était pas fâché que le baron avance de quelques jours leur retour. Maintenant que Gui lui avait annoncé la bonne nouvelle et malgré le mal de crâne qui le taraudait, Aymeric se sentait tout émoustillé. Comment se faisait-il qu’Alis le hante à ce point, alors qu’il la connaissait à peine ? Depuis son escapade à Séverac, il n’arrêtait pas de revoir ses magnifiques yeux rendus incandescents par la lueur fantomatique de la torche. Elle n’était pas d’une beauté aussi ravageuse que la vicomtesse Gerberge, mais son côté sauvage lui conférait plus de charme. Il lui tardait de la revoir et espérait que Berthe avait su la retenir au château. Aymeric s’en voulait de l’avoir effrayée et voulait une seconde chance pour l’amener à de meilleurs sentiments.

De plus, l’inaction lui pesait ainsi qu’à ses hommes et il sentait une tension sous-jacente s’accentuer au fil des jours. Elle se manifestait sous forme de bagarres, d’injures et de provocations qui n’avaient besoin que d’une étincelle pour s’allumer et ainsi consumer les besoins belligérants de ces soldats.

Aymeric leva la tête et contempla la stature imposante du donjon de Millau. Inconsciemment il avait ralenti l’allure. En fait, il appréhendait ces réunions dans la grande salle. Il comprenait d’autant mieux le sentiment de gêne qu’éprouvait Déodat de Séverac envers le vicomte, que lui aussi se sentait embarrassé par cette situation qui s’enlisait au-delà des limites du supportable.

Dès son retour de Séverac, la vicomtesse l’avait fait mander par l’intermédiaire d’une de ses servantes. Ne voulant pas paraître trop rustre en refusant d’emblée l’invitation, il avait suivi la messagère avec la ferme intention de mettre un terme à cette relation inconvenante. Mais à peine avait-il poussé la porte de sa chambre que Gerberge s’était jetée dans ses bras, se collant à lui comme une chatte en rut.

- Non, ce n’est plus possible, avait-il murmuré en la repoussant fermement.

Elle avait eu un petit rire joueur qui s’était vite étranglé dans sa gorge lorsqu’elle s’était rendue compte qu’il était sérieux.

- Comment cela ? S’était-elle alors écriée d’un air hautain. Je ne suis pas assez belle pour toi ?

- Bien sûr que si, avait-il balbutié mal à l’aise.

Les ruptures n’étaient pas son fort et à chaque fois il se sentait si fautif qu’il était presque tenté de revenir en arrière.

Gerberge avait croisé les bras sur sa superbe poitrine et l’avait regardé par en dessous.

- J’espère que ce n’est pas à cause de mon époux ?

- Pour ne rien vous cacher, j’ai trop de considération pour le vicomte et je ne supporte pas l’idée de le tromper ainsi.

- Et si je te disais qu’il sait tout ? Lui avait-elle susurré d’un air moqueur.

- Je ne vous croirais pas.

- Eh bien tu as tort petit capitaine, car non seulement il sait tout, mais en plus il m’encourage ! Tu comprends, depuis quelque temps, notre pauvre vicomte n’arrive plus à rien, alors il me demande de lui raconter mes frasques par le détail comme cela il a l’impression de participer. Il m’a juste fait promettre de ne jamais choisir un chevalier. Je ne te cacherai pas qu’il m’est déjà arrivé de transgresser cet interdit, mais de toute façon ce n’est pas ton cas, alors…

Aymeric n’en avait pas cru ses oreilles, il n’avait jamais rien entendu d’aussi pervers et malsain. Comment oserait-il encore regarder le vicomte après de telles confidences !

Persuadée d’obtenir tout ce qu’elle voudrait, Gerberge s’était rapprochée de lui. Elle l’avait enlacé à nouveau, plaquant sa main sur son entrejambe.

- Je vois que le petit capitaine a besoin d’un stimulant pour devenir grand, lui avait-elle murmuré si près de l’oreille qu’un frisson désagréable lui avait parcouru l’échine.

Encore abasourdi par ce qu’il venait d’entendre, Aymeric n’avait pas bougé et l’avait dévisagée avec incrédulité. Et lorsqu’il l’avait vu fléchir les jambes pour se mettre à ses genoux, il n’avait pu retenir le geste de colère qu’il sentait monter en lui depuis le début de ses révélations. Il avait attrapé sa main qui se faufilait dans ses braies et repoussé violemment la vicomtesse qui s’était retrouvée assise par terre.

Aymeric entendait encore le rire sardonique qui s’était emparé d’elle lorsqu’il avait tourné les talons et sa voix moqueuse lui crier :

- Tant pis pour toi petit capitaine, ce ne sont pas les prétendants qui manquent !

Depuis cette scène, dès qu’il se trouvait en présence du couple seigneurial, Aymeric devait subir le regard ironique de Gerberge. Heureusement pour lui, le vicomte faisait comme si de rien n’était, mais il ne pouvait s’empêcher de se sentir jugé.

- Il est temps que ça cesse !

Soudain, le meuglement d’un olifant le tira de ses réflexions et le figea sur place.

Un soldat de la garde accourait dans sa direction, si pressé qu’il faillit le bousculer. Au passage, le capitaine l’attrapa par le bras et l’obligea à arrêter sa course.

- Holà, mon ami, où allez-vous de ce pas qui vous fait ignorer jusqu’à ma présence en me bousculant de la sorte ?

Ainsi interrompu, l’homme, se tourna pour se dégager :

- Espèce de... gronda-t-il avant que ses yeux ne s'agrandissent d'effroi devant la bévue qu'il avait faillit commettre.

Et face au regard bleu acier du capitaine, il ravala l'injure qu'il avait en bouche.

- Alors, j'attends !

- Mes excuses, capitaine, se reprit-il de justesse, le seigneur de La Canourgue est aux portes de Millau demandant audience au vicomte.

- Hé bien, mais qu'attendez-vous pour aller l'annoncer ?

Abasourdi, le pauvre bougre recula, ne sachant plus s'il devait saluer ou repartir de plus belle et, après un instant d'hésitation, il se décida à suivre Aymeric qui l'avait devancé.

Gui regardait avec consternation son père tourner dans la pièce tel un fauve en cage, fulminant et prenant le ciel à témoin de son infortune. C’était la deuxième fois de la journée qu’il le voyait dans cet état et redoutait pour sa santé mentale.

Accoudé à l’étroite fenêtre de la salle commune entre les deux chambres du baron et de son fils, Aymeric, habitué à ces éclats intempestifs, regardait la scène sans vraiment la voir. Absorbé dans ses pensées, il sentait sur sa nuque la tendre morsure des rayons du soleil qui amorçait sa descente aux enfers et laissa involontairement échapper un soupir d'aise qui arrêta net le baron.

Ce fut l'étincelle qui mit le feu aux poudres. Déodat de Séverac se retourna, les yeux étrécis à deux fentes noires et susurra d'une voix mielleuse :

- Notre capitaine a l'air d’apprécier la douceur de la vie millavoise à ce que l'on dirait. Me voilà bien entouré entre un que je surprends ce matin en galante compagnie et l'autre qui se chauffe au soleil pendant que j'essaie de trouver une solution à nos problèmes. Vous n'êtes qu'une bande d'incapables ! Hurla-t-il avant de reprendre son manège.

- Vous exagérez, père. Nous n'y sommes pour rien si Gilbert de Millau veut d'abord faire les honneurs de sa table à son invité avant d'amorcer les négociations.

- Mais comment voulez-vous que je partage la moindre festivité avec ce chien ? Il va falloir que je le supporte au repas de ce soir, et demain à la chasse ainsi qu’au grand banquet donné en son honneur ! Vous savez très bien que cela est au-dessus de mes forces, d’autant plus qu’il aura le temps d’intriguer contre moi auprès de Gilbert. Après huit jours passés à attendre, j’espérais un peu plus de compréhension de sa part.

- Au contraire, je pense que ça nous laisse tout le temps afin de retourner la situation à notre avantage. J’ai ma petite idée. Laissez-moi faire et si tout se passe comme je le pense, le seigneur de La Canourgue ne sera plus en mesure de négocier quoi que ce soit.

La voix posée d’Aymeric dans leur dos les avait fait sursauter. Le père et le fils se retournèrent et le regardèrent avec des yeux ronds devant l’assurance qu’affichait son sourire énigmatique.

- Comment peux-tu être aussi sûr de toi ? S’étrangla le baron.

- Faites-moi confiance et vous ne serez pas déçus. En attendant, allons nous préparer pour le banquet, je ne voudrais rater ça pour rien au monde !

Aymeric eut un ricanement bref et sortit de la pièce, laissant les deux hommes s’entreregarder d’un air stupide et déconcerté.

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