Camille Durand
Je décroche avec un « allô » intrigué :
— Qu'est-ce que tu fais ? me demande-t-elle, précipitamment.
— J'étais à la Sainte-Chapelle-du-Palais pour le cours d'art médiéval, dis-je de ma voix cassée et fluette.
— Waouh ! Tu ne perds pas de temps ! T'es vachement studieuse... en tout cas, plus que moi, ajoute-t-elle en abaissant la voix.
Je ne relève pas.
— Et toi ?
— Je suis sur mes cours et j'ai deux questions à te poser, s'il te plait.
Camille est une jeune bourgeoise parisienne. Son père est réputé dans son métier et elle en joue énormément dans la vie de tous les jours. Par le biais des connaissances professionnelles de son paternel, elle a une facilité dans tout ce qu'elle souhaite entreprendre, en commençant par le cercle d'amis qu'elle a choisi. Mais je ne la juge pas, j'aurais agi de la même manière. Avoir des contacts, ça aide à réussir là où l'on veut, je présume.
Le jour où nous nous sommes rencontrées, elle s'était assise près de moi dans l'amphithéâtre, elle m'avait fait subir un interrogatoire digne d'un agent de la DGSE sur les raisons de ma venue à la capitale, avec d'autres questions indiscrètes. Ma tête devait ressembler à un poisson hors de l'eau, la bouche qui s'ouvrait et qui se fermait sans en sortir un son. J'écoutais avec beaucoup d'attention les longs monologues de cette nouvelle copine. Ceci étant, le moulin à paroles m'a plu. Dans sa facilité à raconter. Chose qu'elle aime ponctuer de pauses et de raillerie. Son sujet favori : la vie personnelle des étudiants dont elle connaissait certains en raison de leur statut. Elle les avait fréquentés au lycée ou à des soirées étudiantes dans lesquelles je n'avais encore jamais mis les pieds. M'embourber dans un appartement où la musique empêche les gens de parler, où la plupart de ces immatures ne tiennent pas l'alcool, me mettrait mal à l'aise. Un souvenir douloureux qu'il faudra tôt ou tard affronter, même si pour l'heure, rien ne presse. Enfin, c'est ce que j'espérais avant de la rencontrer.
Camille est sûre d'elle, trop à l'aise, culottée, tout ce que j'aimerais être. Moi, l'introvertie, névrosée, angoissée, stressée.
Bref. Au bout de trois semaines, nous sommes devenues très proches.
— Je n'arrive à rien avec le cours de Mollet, sur Delphes, là ! Je patauge, m'explique-t-elle.
— Eh bien, cherché-je dans mes souvenirs. De mémoire, l'essentiel à écrire est que les vestiges de Delphes se situent en Grèce centrale à 2 429 mètres d'altitude. C'est un mythe connu du sanctuaire d'Apollon et de l'oracle que les Grecs venaient consulter pendant l'Antiquité. Mais, va falloir développer. Tu peux te renseigner via des livres à la bibliothèque, sur internet ou aide-toi du cours d'archéologie antique...
— Sans blague ! Sincèrement, je trouve qu'il ne donne pas plus de détails... Je vais regarder sur internet, ou peut-être Youtube, qui sait ?
En traversant la rue, je n'ai pas pu m'empêcher de me dire qu'elle pourrait être douée dans le commerce, la publicité ou le marketing, elle aurait eu du talent grâce à son bagout et sa facilité à s'intégrer dans une conversation, mais pas dans cette filière que sont les sciences humaines. Pourquoi l'avoir choisie ? Probablement pour suivre le parcours de son père. Je ne le lui ai jamais demandé, pensant que c'est incorrect. Et s'il y a un cours où elle reconnait ne pas être à la hauteur, c'est bien celui de Mollet, en archéologie antique.
— Voilà. Youtube c'est très bien ! réponds-je simplement pour éviter d'épiloguer plus longtemps. Et la seconde question ?
— Cool ! Alors t'as réfléchi à l'invitation pour samedi ?
Je lève les yeux au ciel et jure en silence.
Je ne peux pas refuser cette proposition, je m'étais promise d'être avenante, de faire des efforts. Juste une fois.
— Avec l'autre tête de nœud qui nous a invitées ? Non, merci.
— Oh ! Qu'est-ce que tu peux être chiante, putain ! C'est l'occasion en or de rencontrer du beau monde et de s'amuser ! Nous vivons les meilleures années de notre vie, profitons-en.
— Euh... moi je suis surtout là pour pouvoir me créer un avenir professionnel.
— On t'a déjà dit que tu étais ennuyeuse ?
— Oui. Toi, à l'instant.
— Je me répéterai sans fin jusqu'à ce que tu changes. OK, travaillons et sortons aussi. S'il te plaît ! Puis, Gaël a été si cute de nous inviter ! Un bel apollon comme lui ! Wow, et ses cheveux ! J'adore les mecs qui portent si bien une queue de cheval.
Le sujet devient gênant. Camille aime qu'on discute des hommes, de ses relations sexuelles, de ses ex et tout ce qui a attrait à la séduction et au flirt. Chose pour laquelle je suis à la ramasse. Je ne suis pas réservée pour autant, mais je n'ai rien à dire. Ma seule relation s'avère ne pas être une discussion pour soirées entre filles. Mon unique défense c'est de trouver des défauts à tous les garçons que l'on parle.
— Ouais et rasé sous la nuque, aussi. Beurk ! critiqué-je, avec un bruit de vomi.
— Ça donne un genre. Un côté mauvais garçon, c'est sexy, hein ? Avoue ? lance-t-elle, un sourire dissimulé derrière le téléphone.
— Une question de goût, grogné-je.
Gaël est en deuxième année d'Ecole de management à la Sorbonne. C'est le type qui nous a accostées à la bibliothèque avant-hier. J'avais été agacée par son tambourinage sur la table, tandis qu'il nous parlait d'une soirée étudiants le samedi prochain pour fêter la rentrée. Depuis, Camille n'a d'yeux que pour lui.
— Alors, t'accouches ou bien ? me relance-t-elle, d'un ton qui se veut autoritaire.
— Je n'en sais rien, Camille. Tu sais, les soirées, ce n'est pas ce que je préfère.
Je continue mon chemin vers le métro le plus proche, approchant de plus en plus le portable à mon oreille à cause des bruits assourdissants des bus et des voitures.
— C'est quoi, alors, ce que t'aimes, toi ? insiste-t-elle.
— Je ne sais pas. Mais tous ces étudiants en rut, qui parlent pour ne rien dire et sans maturité, j'ai un certain retrait.
— Tu préfères les vieux peut-être ?
Un frisson me parcourt.
Je longe la rue de Lutèce afin d'atteindre la Place Louis Lépine.
— Je préfère des personnes intéressantes, lui réponds-je d'un ton sérieux. Qui peuvent enrichir mes connaissances et apporter quelque chose à mon développement personnel, vois-tu ?
— Tu ne serais pas sapiosexuel, toi ?
Mon silence en dit long. Je ne connais absolument pas ce mot. Comme si elle avait deviné, Camille soupire dans le combiné.
— Les sapiosexuels sont des personnes qui sont sexuellement attirées par des partenaires dotées d'une grande intelligence. Tu sais beaucoup de choses, mais alors, côté cul, t'es une nonne toute désignée !
— Et ? C'est mal ?
— Non. Mais ton laconisme est pénible !
— À quoi bon ? Tu parles pour nous deux ! lui fais-je remarquer, amusée.
— Bref, réfléchis-y quand même. J'aimerais que tu m'accompagnes.
Je fais semblant de considérer la question et donne une réponse négative.
— Mais ! Tu n'as pas réfléchi là ! s'exclame-t-elle.
— Bon. Je vais devoir te laisser et appeler mes parents.
— Tu ne les as pas appelés ce matin déjà ?
Rien ne lui échappe.
— À plus tard, Camille.
Devant la bouche de métro Cité, je raccroche en la coupant et compose le numéro de mon père.
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