Génération Y [1/3]

6 minutes de lecture

31 octobre 2009

Un grand portail noir écaillé nous accueille devant cette salle à l'aspect industriel, située à la limite de Paris, à l'ouest de la ville. La serrure a été explosée et reste sans doute la cause la plus probable de l'inclinaison anormale du portique. Je me surprends même à méditer sur le moyen de s'y faufiler sans l'arracher.

Nos pas s'enfoncent dans la terre devenue gadoue, résultat de ces derniers jours de pluie intense. Camille, près de moi, s'exalte en entendant les cris de dégénérés, étouffés par les murs de cette aciérie dans laquelle même un truand ne se sentirait pas en sécurité.

Le mélange de terre détrempée, de fumées en tout genre et d'effluves de gaz inconnus embaume l'atmosphère. Si on devait tourner un Saw, le lieu serait parfait !

Ce soir, je regrette tellement d'avoir succombé aux caprices de Camille. J'ai dérogé à mes principes pour un simple « s'il te plaît », assorti d'un grand sourire à en faire pâlir le Joker et effrayer tout Gotham City. Tout ça pour l'accompagner à cette soirée.

Le thème : les années 1990. Camille opte pour la tenue très osée de Geri Halliwell, l'excentrique Spice Girls habillée avec l'Union Jack. Pour ma part, une perruque coupe au carré et frange noir réglisse, eye-liner, lèvres et ongles rouge sang façon vinyle et je me métamorphose en Mia Wallace, la droguée du film culte Pulp Fiction. Au moins, je pouvais, sans extravagance, me fondre dans la masse. Et quelle masse !

Le titre Thong Song de Sisquo, du r'n'b américain, se répercute sur les murs du lotis. Nous croisons alors une ribambelle de cosplays : la totalité des Spice Girls, une Pocahontas bonnet A et un Aladin un peu paloche. J'ai failli ne pas reconnaître un Will Smith à l'époque du Prince de Bel Air, tellement sa coupe afro fait remonter sa casquette. Plus loin, le groupe Nirvana – la classe et le charisme en moins – se sert en boissons. À quelques pas, Nikki Larson se vante auprès de Sailor Moon et ses consœurs. Un Homer au ventre bien flasque tient un donut géant dans les mains, tout en rigolant avec une Mercredi Addams trop maquillée. Une Kate Moss bien bourrée tente de rester debout, appuyée sur une Britney Spears double XL. Mario et Luigi font une course d'eau et de savon sur le ventre au milieu du couloir, pendant que les Tortues Ninja essayent de faire de même, sur le dos. Lara Croft est serrée dans son short et discute avec Leeloo du Cinquième Élément. Les mecs d'Oasis jouent au beer pong avec Tupac et Biggie. Quant à Julia Roberts dans Pretty Woman, elle emballe Edward aux mains d'argent.

Nous décidons de nous installer près du buffet où se trouvent gâteaux, friandises, pizzas, bières, alcools et sodas. George Michaël pioche dans les plats, alors que Néo de Matrix s'approche de Camille et l'enlace par derrière en l'embrassant dans le cou. Gaël.

Le joueur de tam-tam et elle sortent ensemble. Un rendez-vous. Un après-midi de trois heures et l'affaire est dans le sac. Jamais je n'avais vu un couple aller aussi vite. De plus, si je m'étais épargnée la vision de leur premier baiser, je serais, à ce jour, écœurée de les voir ensemble. Semblable à l'accueil d'un chien à l'égard de son maître de retour du travail. Un léchage de gueule à ne plus en finir. Ou du moins, un tableau qui s'en rapproche.

Depuis ? Je tiens le chandelier.

Les tourtereaux bousculent un peu George Michaël, ponctués de gloussements de la part de Camille. Le sosie du chanteur s'écarte, lève une main et prends une voix très détachée :

— Euh ! Je ne suis pas votre matelas. La baise, c'est à l'étage.

— Oh pardon, Iban, s'excuse Gaël.

Rebelote. Ils se mettent à faire des petits rires énervants. Après une accolade gênante, ils s'éclipsent sans me dire merde ni au revoir. Délaissée, perdue entre ces jeunes gens qui hurlent, s'embrassent langoureusement, se touchent, boivent et dansent, je reste incapable de m'extérioriser. La dernière soirée que j'ai faite a fini en procès. Je secoue la tête : Ne pense pas à ça, Charlène.

Les bras croisés sur mon ventre, je jette quelques coups d'œil vers le groupe qui glisse sur le sol. Plusieurs filles sont regroupées autour de ces garçons dont l'un retient mon attention, puisqu'il me fixe depuis un instant. J'ai beau essayer de me sentir à l'aise, cela marche aussi bien qu'une séance chez le gynécologue. Je ne sais plus où me mettre. Je tente malgré moi de me cacher derrière les 2be3, mais sans succès. Du coup, je reste plantée comme une imbécile, seule, devant le buffet sans trop savoir quoi dire ni quoi faire.

Ne pas continuer à le regarder et s'intéresser à la piste de danse.

Difficile de ne pas le remarquer le jour de la rentrée dans la cour de la fac. Ce skate-boarder m'avait effleurée en passant à vive allure, tandis que ma prof d'art médiéval, Mme Cigliano, l'avait réprimandée. Ce même étudiant qui avait eu une attention particulière pour moi. Ses grands yeux s'étaient écarquillés et m'avaient suivie jusqu'à ce que sa tête ne soit plus en mesure de se tourner pour me contempler encore et encore. J'avais baissé les miens, gênée. Même si, curieuse, je m'étais tout de même efforcé de lui lancer de discrets regards, alors qu'il semblait me dévorer du sien. Il n'avait détaché ses yeux qu'à l'instant où l'un de ses amis l'avait sollicité.

C'était une drôle de scène à laquelle je n'avais jamais été confrontée auparavant. J'étais embarrassée face à cet étudiant obstiné à scruter ma personne ainsi que mon corps trop charpenté. Ce corps que je hais tant. Cette morphologie qui me trahit. Cet aspect, visible au regard du monde, cause de cette profonde déchirure que mon esprit s'est tant acharné à rejeter. Le poids, que j'ai perdu puis encore pris en l'espace de trois ans, a attiré encore plus les regards. Je me sens grosse, énorme et par-dessus tout, immonde. Des mois après, je ne supporte plus de devoir perdre des fesses, des hanches, de la poitrine, comme l'impression d'être aspirée par mon moi intérieur. Mon poids varie selon mes états d'âme. La seule pensée positive à laquelle je m'accroche, c'est qu'aucun homme ne voudra de moi. Aucun odieux personnage ne s'aventurera à me toucher une fois encore de la sorte. Je ne suis pas prête à faire ma vie avec quelqu'un. Pas prête à ressentir à nouveau des mains se poser sur moi.

Ce soir, encore, il continue de me déshabiller du regard. Il tape sur l'épaule d'un de ses amis et vient dans ma direction. Je vais me sentir mal. Très mal. Mes jambes commencent déjà à flancher. Je cherche d'un œil furtif une aide quelconque, à la recherche de Camille. Une fille vient vers lui et passe ses bras autour de sa taille. Impossible d'entendre avec tout ce brouhaha, mais je vois qu'il essaye de la tenir à l'écart. Seul à l'instant où le DJ enclenche It feels so good de Sonique, un son branché et dance, je l'entends dire « Lâche-moi s'il te plaît. Pas ce soir. » prenant soin d'enlever ses mains qui le retiennent d'avancer. Il me jette un bref regard en s'éloignant d'elle.

Tout au long de son approche vers moi, il serre des mains, s'arrête pour quelques accolades, toujours avec un sourire sincère. Je ne saurais expliquer s'il est réellement sympathique ou s'il se donne un genre.

Arrivé à la table où mes fesses campent, il remplit un verre, puis m'imite en silence. Il tente un regard vers moi et je fais de même. Il tourne la tête vivement comme intéressé par ce qui se présente à ses yeux. J'ai envie de sourire. Le petit jeu continue.

Cependant, mon attention s'attarde un peu plus longtemps sur deux étudiantes dangereusement proches. L'une d'elles remet une mèche de cheveux à l'autre, sourire aux lèvres, tandis que sa copine ne quitte pas sa bouche du regard. Près de moi, le jeune homme n'adopte plus l'indifférence. Je me sens observée et fixe ses yeux marrons embellis par de longs cils. Il hausse les sourcils, faussement étonné et pointe son pouce sur son torse. Je secoue la tête, faisant mine d'être agacé. Ne pouvant plus le snober, un rictus se forme au coin de mes lèvres.

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