Génération Y [2/3]
— Je suis honoré de t'avoir arraché un sourire, me lance-t-il, amusé par la situation.
— Disons que, lorsque je souris au vide, il ne me le rend pas souvent.
— Pourtant, tout à l'heure, tu avais de la compagnie, non ?
— La même qui s'est absentée ?
— C'est vrai, ce n'est pas très classe...
— J'ai la fâcheuse habitude à faire fuir le monde.
— Je suis encore là, moi. Qui plus est, j'ai eu droit à ce que le vide n'a, apparemment, jamais pu recevoir. L'envie de t'abandonner en tête à tête avec lui m'est immédiatement passée.
À son tour de me sourire et je porte mon intention sur la piste en guettant le père Simpson. Le blond a dû suivre mon regard :
— Est-ce qu'Homer a réellement sa place ici ? fait-il remarquer, perplexe.
— Ça dépend, lui réponds-je, contente d'arrêter de flirter. Faut-il des personnages natifs des années 90, ou qu'ils aient survécus à cette époque ?
— Mmh... bonne question ! Je virerai Edward.
— Pour quelle raison ? répliqué-je en me tournant vivement vers lui. Le déguisement ? Ou la référence ?
— Le mec à l'intérieur du déguisement.
Je me marre en examinant le sosie du protagoniste, joué par Johnny Depp. Il a oublié le maquillage et a probablement pensé que les doigts gonflables suffiraient pour reconnaître les ciseaux. Je relance la discussion, après un rapide coup d'œil autour de moi, perplexe.
— Je pense qu'un Hannibal Lecter aurait été parfait pour le lieu et la soirée.
— Mais, y en a un, assure-t-il en désignant le couloir du doigt. Il est juste en train de redécorer les toilettes du fond avec ses tripes.
Mes yeux se posent sur ses mains, écorchées par endroits.
— Au fait, tu ne serais pas nouvelle ?
— C’est un récit bref, ça ? dis-je en espérant qu'il comprendra le jeu de mot, des plus nuls.
Un humour piqué à mon père. Je n’en suis pas toujours très fière.
Il rit. Ses yeux en amande ne quittent pas les miens. Je devrais être flattée jusqu'à présent, je ne l'ai pas surpris à détailler une autre partie de mon anatomie. Faut dire que je suis assise sur mon meilleur potentiel.
— Il n'y a que des Masters et ceux des équipes sportives des cinq universités. Je ne dis pas qu'on se connaisse tous, mais on reconnait assez bien les têtes.
— Pas facile alors, si vous vous retrouvez de dos, réponds-je agrémenté d'un clin d'œil.
J'ai envie de me pendre, qu'il oublie définitivement ma présence et surtout qu'il efface de sa mémoire mes stupides réparties. D'habitude, c'est mon atout. Je nage dans la drague mauvaise, digne d'un mec de bar. Non. Je ne le drague pas : je fais connaissance.
À mon grand étonnement, son sourire suivi d'une petite esclaffe prouve que je ne me suis pas trop mal sortie. Il se retourne sur la table afin de se servir.
— J'ai organisé cette soirée. Tu la trouves comment ?
— L'endroit est crade...Tu es organisateur de soirée en plus d'être le capitaine du club de foot P1, interuniversitaire ?
J'évite de dire que je l'ai remarqué à la rentrée et que son faux air insouciant m'a laissé dubitative. Il pivote sa tête dans ma direction, s'appuie contre la table, se sort une cigarette et la laisse poser sur sa lèvre inférieure nonchalamment, lui donnant un air d'Alain Delon... avec la tête de con en moins. Je déteste avouer ce genre de cliché de la beauté, mais ce mec-là aurait pu être mannequin !
— On m'espionne ? dit-il avant d'allumer sa clope.
— Avec ta tronche placardée partout sur les murs au gymnase, c'est difficile de ne pas passer à côté. La logique veut qu'on mette la grosse tête du capitaine en premier plan. Simple déduction, ne t'enflamme pas.
Paraître aimable, un combat difficile. Il me tend une sèche. Je refuse.
— Ne cherche pas à te justifier. Moi, je t'espionne ! Tu vas souvent à la BU par exemple.
— Comme le trois-quarts des étudiants.
— Mmh, acquiesce-t-il simplement. Le lundi, tu as une heure de libre. Le mardi, tu y vas à la fin de tes cours à quinze heures. Jeudi, c'est après dix-huit heures jusqu'à vingt heures. Vendredi, tu pars avant ton cours de dix heures et le samedi, parfois le matin. Ton jour de repos je crois que c'est le mercredi. Pourquoi d'ailleurs ?
— Pour faire avancer le Shmilblick, riposté-je, froidement. Tu sais que tu pourrais bosser au Quai des Orfèvres, toi ?
Mon visage se déforme dû à la surprise et l'épouvante. S'il voulait me faire peur, c'est réussi. Comment se fait-il qu'il m'observe tant, sans que je m'en sois aperçue ? Je mets une distance plus que convenable entre lui et moi, genre vingt-cinq kilomètres, c'est suffisant ?
— Facile, tu ne passes pas inaperçue. Et comme celle de la Sorbonne-Mère est fermée pour travaux, tu es obligée de venir dans la même que nous autres.
Et il hausse les épaules, sans se formaliser outre mesure.
Nous regardons tous les deux l'attroupement face à nous. Ces types qu'il avait salués, s'amusent à mettre la main au cul des filles. Certaines se vexent mais ne les réprimandent pas, tandis que d'autres, comme celle qui s'était élancée vers mon interlocuteur, affiche toutes ses dents. Un sourire de grenouille.
Ah les sportifs ! Ils se sentent tellement puissants en groupe. Dans la majorité des cas, ils n'ont pas la lumière à tous les étages. Ils sont du genre à prendre les filles comme elles viennent. Si elles sont bourrées, tant mieux. Le travail ne leur est que plus facile.
L'humiliation est une tactique courante chez ceux qui ont été bercés trop près du mur. Je dis toujours « avant de vouloir être des bonhommes, devenez des hommes ».
Et comme, de nos jours, aucune femme ne défend aucune autre femme, il se crée des petits groupes de nanas qui se la jouent grandes potes avec eux. En réalité, elles font partie de celles qui ont été recalées, avec un peu de chance, elles peuvent se retrouver en dernières roues du carrosse. De quoi les envier ? S'il faut lécher quelques bottes pour être admise dans un milieu prisé, certaines sont capables de tout, comme perdre leur dignité. Soit. Faut de tout pour faire un monde.
Des cris euphoriques chassent mes jugements, et Goldman et Céline Dion percent notre long silence avec J'irai où tu iras. Je lance tout de même la discussion, de façon à paraître un tant soit peu sociable. Mon voisin tape du pied en mesure avec la chanson et les autres étudiants hurlent à en perdre leur souffle.
— Sinon, tu es déguisé en quoi au juste ? lui dis-je en portant la voix et en détaillant son accoutrement minable.
— Kurt Cobain ça ne se voit pas ? crie-t-il en se redressant face à moi, les bras écartés.
— Tu aurais pu mieux choisir ta perruque au lieu de ces cheveux mi-longs synthétiques.
— Et toi, le blond te va bien mieux.
Il boit à nouveau et se sert une part de pizza. Il me semble décontracté même durant nos silences, alors que moi je suis pétrifiée, maladroite et horriblement gênée. J'aimerais qu'il parte... ou pas. Qu'est-ce qui me prend ? C'est le type même qui vous brise le cœur, à vous rendre jalouse et dont les filles raffolent. Hors de question de m'attacher à cet énergumène et sa clope de bobo parisien.
George Michaël danse mieux que tous les danseurs réunis, chante plus fort, et se permet d'habiter le lieu par son énorme charisme. Puis, le Dj change de registre avec Des'ree, une chanteuse pop soul, et son titre You gotta be. Ainsi, lui et sa fine moustache, débarque pour se rassasier à nouveau de ces derniers restes de nourriture qui jonchent cette table en bois, recouverte d'une nappe en carton.
Kurt Cobain et son horrible perruque saluent quelques connaissances. Les filles lui offrent leurs plus beaux sourires, le gratifiant d'un « salut » timide. C'est qui lui au juste ? Je fronce les sourcils, bouche à demi-entrouverte, consternée par leur minauderie de pucelle.
— Charlie ! crie Camille, de retour avec son chevalier servant.
— Vous avez fait connaissance ? demande Gaël en se servant de chips.
— Charlie ? C'est vraiment ton prénom ? s'étonne le blondinet en se tournant vers moi, les mains dans les poches.
— Quoi ? Tu aurais préféré Courtney ?
Un regard brillant en biais m'indique qu'il a saisi le rapprochement avec la femme de son personnage.
— Pas mal, mais j'aime mieux Lily, propose-t-il. Puis je serai le seul à t'appeler ainsi. Et comme je suis un fan d'Harry Potter, autant m'appeler James, non ?
— Je n’aime pas les surnoms, alors évitons s’il te plaît, dis-je, d’un ton un peu froid.
— Tu préfères mon Amour ?
Un sourire charmeur qui sait y faire s’élargit sur son visage, le rend irrésistible, mais sa réplique vient de tout gâcher.
— De qui tu parles, là ? réponds-je en espérant montrer que je n'étais pas une fille facile.
— De toi, assure-t-il, les bras croisés sur son torse, trop décontracté voire insolent avec sa cigarette toujours pendue à ses lèvres.
— Allons-y alors pour les surnoms ! Si je t'appelle connard, ça te va ?
George Michael toussote, Geri et Neo nous regardent tour à tour. Chacun de nous attendons la réaction de Kurt. Il reste figé sans dire mots.
Enfin, il s'approche de moi et écrase son mégot. Je croise mes bras sur ma poitrine et mon corps se crispe. Nuttea réveille les quelques endormis avec Elle te rend dingue.
Les paroles résonnent dans la salle et il rit. Sans que je n'aie eu le temps d'anticiper, il m'embrasse sur la joue et je sursaute par surprise :
— Je m'appelle Bastien Ferroni. Je suis le grand frère de ce petit con, dit-il en ébouriffant les cheveux de Gaël. Donc on sera amenés à se revoir.
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