Echange entre amies
— Charlie... Charlie.
Elle répète mon nom comme une incantation, un mantra. Perdues dans un nuage de nicotine, Camille et moi prenons une pause dans nos révisions, confortablement installée dans sa modeste chambre de 42m2.
— D'où il vient ce surnom ? Ce sont tes amis qui t'appelaient ainsi ?
En aucun cas.
— Oui, quelques-uns, mentis-je.
— Très masculinisé... souffle Camille en expirant la fumée de sa cigarette.
Allongée sur le sofa de sa chambre, je ricane.
— Mon côté Yang les époustouflait.
Camille s'esclaffe un instant avant que je n'aperçoive son expression se figer. Absente, elle entre dans un monologue avec frénésie.
— Je trouve que les hommes sont difficiles à cerner. Ils se renferment dans leur grotte quand ça ne va pas et c'est hyper compliqué pour savoir ce qu'ils ont, ce qu'ils pensent. Nous, les femmes, on aime râler, faire la tête, on ne se fait pas prier pour dire ce qu'on a sur le cœur. Ok, on adore commérer et tout savoir. Nous sommes jalouses, possessives, insatisfaites et exigeantes. Eh bien, toi, finit-elle par dire en me pointant de son majeur, cigarette coincée entre ses doigts, tu es aussi indiscernable qu'un homme. C'est perturbant.
— Ne tire pas trop de conclusions hâtives, je suis aussi très curieuse, une vraie fouineuse si je le souhaite. Et, faut-il vraiment être une femme pour faire une scène en public, se montrer en spectacle ? Car il y a aussi des hommes qui aiment se rendre intéressants devant les spectateurs curieux. Et ne crois pas, les femmes sont plus secrètes que les hommes…
Je tire une longue latte de nicotine puis ajoute d'une voix étouffée :
— Je ne me cache pas... (je souffle) à vrai dire, j'apprécie la discrétion, enfin, du moins... maintenant.
— Qu'est-ce qui t'as fait changer ?
J'écrase mon mégot et réfléchis avant de répondre.
— Tu sais pourquoi j'envie les hommes ? Cette chance de pouvoir agir et dire tant de choses sans pour autant être jugé. Exemple, une femme qui se rebelle est une chienne de garde, mal élevée, ou mal baisée. Une femme qui couche est une pute. Les femmes qui ne couchent pas ne sont pas intéressantes pour la gent masculine, quand ils verront qu'ils n'obtiendront rien, elles seront mises au dernier rang. Si une femme se fait violer, c'est sa faute, on lui trouvera un vêtement trop voyant, trop court ou un maquillage trop prononcé. Si elles sont carriéristes, on dira que ce sont de mauvaises mères ou qu'elles n'ont pas la fibre maternelle. Le pire est que ces propos sexistes et misogynes proviennent le plus souvent d'autres femmes, et les hommes profitent de cette confrontation. Oui, je les envie pour cela, et puis... parce qu'ils peuvent pisser debout !
Camille crapote et s'étouffe de rire, au point que je me redresse pour lui taper dans le dos, puis je coule un regard à travers sa grande fenêtre, là où Paris, au crépuscule, se pare de couleurs rosés.
À deux pas du Bureau de liaison du Parlement Européen, à l'étage noble d'un très bel immeuble haussmannien, l'appartement de mon amie, de 350 m², a une incroyable vue sur la Seine. Composé d'une galerie d'entrée, d'une triple réception - de trois salons pour accueillir, à quoi bon ? - d'une salle à manger, d'une cuisine équipée, de trois chambres sur cour arborée, de trois salles de bains et d'autres pièces dont je n'imagine même pas l'utilité. Je me demande si son père et elle arrivent à se croiser, ou s'ils mettent des semaines avant de se dire bonjour. L'escalier d'honneur en met plein la vue dès l'entrée et en haut de chaque porte, des fresques sculptées à même les murs de l'appartement datant du XVIIIème siècle, rendent l'endroit solennel. C'est ici que je dors ce soir, dans un palace.
Je pique la cigarette des lèvres de Camille, me moquant bien de son mécontentement, et me remets à battre la mesure avec mon pied.
— Bon assez parlé de moi. En quoi consiste le travail de ton père ?
— À ne jamais être présent, lâche-t-elle en se rallumant une nouvelle clope. Il a son propre cabinet mais il fait souvent ses enchères à l'Hôtel Drouot. Il finit tard, démarre tôt. Je le croise peu.
— Et ta mère, tu la vois ?
Elle soupire.
— Non. Au début, oui j'avais de ses nouvelles mais elle est partie comme une voleuse et... sans explications. Elle m'a laissé moisir ici, ajoute-t-elle d'un murmure, tellement bas que je suis obligée de tendre l'oreille pour comprendre.
J'ai envie de pousser le sujet plus loin, mais je suis bien placée pour savoir qu'il y a des cicatrices qu'on ne souhaite pas rouvrir sans qu'on ne le décide. Alors, j'amorce une autre question qui me brûle la langue depuis quatre mois :
— Pourquoi tu fais ces études ? Pour ton père ?
— Oui et non, j'aime l'art et j'ai baigné dedans, mais on va dire que mon père m'y a entraîné malgré lui...
Elle se lève et attrape le cendrier. Je la lorgne, je perçois un certain malaise.
— Charlène ça te dit qu'on change de conversation ? Mes parents, ce n'est pas le bon sujet pour une soirée entre filles, non ?
— Désolée.
Je me redresse et entoure ses épaules de mon bras.
— Tu préfères qu'on débute les révisions sur la datation au carbone 14 ?
— Oh ! Je préfère encore parler de la vie sexuelle de Vincent Lazare, putain !
J'explose de rire.
Vincent Lazare est un étudiant dans notre cours en commun d'art, et à vrai dire, il n'est pas du genre populaire. Il suppose avoir la science infuse et c'est la raison pour laquelle personne ne souhaite lui adresser la parole. Sauf moi, j'aime bien lui rabattre le caquet.
— Ouais mais le principe de ce soir, c'était de réviser nos partiels.
— Oui, d'accord mais on a le droit aussi de se détendre ?
— Très bien, réponds-je en m'écartant d'elle. Tu as le droit à dix minutes, top chrono.
— Ton sérieux te perdra. Mais, je prends. Donc, ma belle-sœur « que tu es devenue ».
Son sourire béat et niais me donne déjà la réponse quant à la suite de la discussion. La préférée de cette belle rouquine.
— Les amours ?
Je lève les yeux au ciel avant de me vautrer contre le canapé.
— En fait, je te trouve très changée en l'espace de quatre mois. C'est vrai, tu as pris plus de confiance en toi. Que ce soit à la fac qu'avec la société. C'est Bastien qui te fait ça ? Il est aussi bon au lit qu'on le prétend ? Sur l'échelle de tes ex à lui, combien ? m'interroge-t-elle sans reprendre son souffle.
— Je ne répondrai pas à cette question. Quelle horrible comparaison !
— Tes ex étaient si nuls ?
— Non. Simplement, je n'aimerais pas que Bastien me compare à ces précédentes conquêtes alors je m'abstiendrais... mais... la coupé-je avant même qu'elle ouvre la bouche. Si tu veux tout savoir, il est assez doué.
— Ha ha ! Je m'en doutais. Je trouve que vous allez bien ensemble et d'après Gaël, il serait réellement amoureux.
— Oh merci ! Ça me rassure ! Bon, d'autres questions avant qu'on reprenne ?
Elle baisse la tête, puis dans un air de défi elle me lorgne du coin de l’œil. Elle semble sur le point de vouloir faire une découverte.
— J'ai vu, à la bibliothèque, que tu ne te renseignais sur de drôles de sujets : langage, code et j'en passe. Ça te sert à quoi ?
— Ah ça ! Je peaufine mes recherches pour comprendre un peu plus l'interprétation des tableaux, les outils utilisés en archéologie ... ça m'est très bénéfique.
Je n'ai pas envie d'en dire de plus, tel un jardin secret, comme si je trahissais la confiance de Lauren. Qui plus est, je ne suis pas sûre que Camille ne comprenne mon engagement.
— Comment tu fais pour retenir tout ce que tu apprends ?
— Quoi ? Tu veux le tuyau ?
— Pourquoi pas ? Dis toujours.
Un sourire en coin, je me rapproche d'elle, près de la table basse et, comme une confidence, je lui expose :
— Sais-tu qu'il est possible qu'au moyen de méthodes de mémorisation telles que des associations d'idées, des répétitions, des techniques « séquentielles » par exemple, tu peux acquérir une forme de mémoire eidétique ? Tu connais la mémoire absolue n'est-ce-pas ?
— Une légende !
— Absolument pas. Pour certains ce serait inné mais il est vrai que ce ne serait pas un talent répandu. Néanmoins, tout le monde est en mesure de développer ce « don » en musclant son cerveau grâce à des exercices de mémoire adaptés à l'application souhaitée, ceci pour l'améliorer. Autrement dit, la pratique de sports cérébraux doit se faire en fonction de la discipline qu'on utilise : retenir une combinaison de chiffres, des visages, des cours, des goûts et des saveurs, etc. J'ai su récemment qu'outre la méthode régulière de notre gymnastique cérébrale, il est également conseillé de garder notre esprit en éveil afin de le sortir fréquemment du « pilotage automatique » des habitudes journalières comme faire des activités stimulantes pour notre cerveau : mots croisés, puzzle, sudoku, apprentissage d'une langue étrangère ou d'un instrument de musique. Il faut bannir les sources de stress, émotions négatives, anxiété, dépression, colère et autres états de tension intense, qui coupent le travail de mémoire.
— C'est pour ça que je ne te vois jamais stresser ? Ni te soucier ce que peuvent bien faire les autres ?
— J'essaye. Même avoir l'esprit entièrement pris par quelqu'un, ce n'est pas bon pour la mémoire.
— Tu veux dire que tu t'empêches de tomber amoureuse et de penser à Bastien pour retenir ce que tu apprends ?
Je garde le silence.
— Revenons au carbone 14, dis-je, catégorique, mettant fin à cet échange de confidences.
— Tu fais chier.
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