Des jeux dangereux
L'amphithéâtre est à son paroxysme de spectacle, entre l'humour de Rocha à tourner en dérision toutes les œuvres et l'échange effronté de James et moi. Le cours sur la Vénus de Dresde par Giorgione est magistral, époustouflant, innovateur et par-dessus tout, enrichissant. J'entends chuchoter de part et d'autre que ce professeur est un génie de la symbologie. Les étudiantes le baisent des yeux quand aux hommes, eux, le prennent presque en modèle. Il impose le respect par son ingéniosité, son calme et sa répartie.
Rien ne pouvait effacer cette image de mon enseignant et de son regard lubrique lorsque je quitte la salle. Le jeu avait été excitant, mais aussi dangereux. Est-ce cela l'interdit palpitant que mes amis m'encourageaient à connaître ?
Une silhouette pourpre me coupe dans mes pensées. Les pas précipités de Camille ne m'empêchent pas de la rattraper.
— Hé ! l'interpellé-je en la retenant par l'épaule.
Elle fait volte-face, non surprise. Sa tête se penche sur la gauche. Elle est prête à l'attaque.
— Tu veux quoi ? aboie-t-elle.
— C'est quoi ton petit jeu avec moi ?
— Je crois qu'on n'a plus rien à se dire. Tu as été claire sur ta réflexion, hier.
— Tu essayes de te laver de tous soupçons, est-ce bien cela Camille ?
— Ah ! C'est arrivé à tes oreilles ? Oui, hier j'ai légèrement balancé que tu avais une relation avec James Taylor, le séduisant professeur de symbologie.
— Quoi ???
Double condamnation.
— Mais, pourquoi tu as fait ça ?
— Puis, aujourd’hui, tu n’as fait qu’approuver avec tes petites remarques séductrices.
J’ai le souffle coupé.
— Oh ! Remercie-moi plutôt. Grâce à mon intervention, Bastien va vraiment te lâcher la grappe ainsi que Lombardi et le reste. Puis, toutes les étudiantes te verront comme celle qui a fait chavirer le cœur de notre bel enseignant.
Un groupe d'étudiantes nous dépasse. Leurs regards hostiles rivés sur moi sans aucune discrétion. L'une d'elles chuchote quelque chose à l'oreille de sa copine, qui rit à gorge déployée, en ajoutant fièrement :
— On comprend mieux les bonnes notes, hein Mahé ?
Camille ricane. Je la pousse.
— T'appelles ça m'aider ? Tu t'fous d'moi ? Pourquoi tu as inventé une connerie pareille ?
— Au moins, tu sauras ce que ça fait quand les gens te jugent quand tu couches avec ton prof.
— Mais personne ne savait pour Mollet et toi.
— Oups ! C'est vrai, dit-elle, d'un ton faussement étonné, toujours ce rictus placardé sur ses lèvres. Donc, tu avoues avoir une liaison avec Taylor ?
— Putain, non !
— Et, elle continue de mentir... je t'ai dit, je ne traîne pas avec les sournoises.
Je m'esclaffe d'un rire sans joie. Camille me tourne le dos.
— Attends, je n'en ai pas fini avec toi, moi, continué-je en lui barrant le passage. On parle de mensonges... Selena, la sœur de Constance, ta grande amie. Aurais-tu manigancé cette rencontre au Starbucks ? Pour détruire mon couple ? balancé-je, yeux dans les yeux.
Un ange passe. Vu à la vitesse à laquelle ses iris s'agitent, Camille réfléchit.
— N'oublie pas que la seule qui connaisse ton secret, c'est moi, Camille, chuchoté-je. Alors, tu vas faire taire ces rumeurs.
— Oh ! Des menaces, retrouve-t-elle la parole. Tu ne balanceras jamais Mollet.
— Et pourquoi en es-tu si sûre ?
— Parce qu'il perdrait son travail par ta faute et tu te sentirais coupable.
— Ah ! Mais il a tous les droits, si tu étais consentante.
— Qui peut le prouver ?
J'en perds mon sourire. Elle est machiavélique.
— Sache que je me fous de Taylor et sa réputation, comme la tienne, avance-t-elle, avec les traits soudain durs. Les Durand ne se font pas anéantir par une sous-merde comme toi.
— Ne sous-estime pas trop les gens...
— Les paysannes dans ton genre qui ont dû échapper à une affaire sordide à Lorient ?
Mon cœur rate un battement. Ses dents blanches comme la neige s'offrent à moi. Une vision de fourberie.
— Adolescence anéantie. Pute notoire. Si facile tu vois de dire que l'on s'est faite violer. Ça marche même avec son ex petit ami quand il te trompe, par exemple.
Je n'en crois pas mes oreilles.
— Ne t'en fais pas, ce secret, je le garderai bien pour moi, me conseille-t-elle en me caressant la joue d'un doigt. Si tu fermes ta gueule. Allez, à plus tard.
Triple sentence.
Vidée de toutes émotions, je campe dans le couloir désert. Comment ai-je pu me faire avoir par une si mauvaise personne ? Pourquoi n'ai-je rien vu ? Les signes du destin m'ont abandonné. Camille venait de m'achever en cinq minutes. Je vais devoir me taire, ne pas me la mettre à dos. Je ne pourrais pas revivre un nouveau scandale. Il y a deux ans, j'avais décidé de tout reprendre à zéro par déni ? Pour oublier ? Non, pour revivre.
— Mademoiselle Mahé tout va bien ?
James vient de sortir de l'amphithéâtre, incontestablement attirant. Soudain, je ne suis plus ni dans ce couloir et je n'ai pas eu cette conversation avec Camille. Il n'y a que lui, son odeur herbacée et moi. Seuls. Sans regards désobligeants, sans critiques blessantes.
Je lui souris.
— Très bien, le rassuré-je. Je souhaitais m'excuser pour cet argument – comment dire – osé ? Vous savez sur les jambes à nues ? Je ne voulais pas vous accuser de quoi que ce soit de dégradant.
— Il était conforme avec ce que nous débattions.
— Tout de même. Ça ne se reproduira plus.
Il baisse la tête, puis regarde sa montre quand Rocha m'entoure le cou par son bras.
— Bravo Monsieur ! C'était un super cours ! Nos échanges avec Charlie et vous ont vraiment animé cette leçon de symbologie. Je voulais vous dire que les étudiants les adorent, pas vrai, Charlie ?
— Je n'ai ni besoin de toi ni de quiconque pour apprécier l'art et ses allégories.
— Attends, tu savais toi que la Vénus d'Urbin se branlait ?
— Se donnait du plaisir, Monsieur Rocha, rectifie James.
— Oui, bonnet blanc, blanc bonnet, d'accord ! s'esclaffe Liam. Bon je suis appelé, à mardi professeur !
— À mardi, le salue-t-il solennellement. Je vais y aller aussi.
Il hoche sa tête, mais je l'arrête.
— J'ignorais aussi que la Vénus du Titien se « donnait du plaisir ». C'est fou les... coïncidences.
— Lesquelles ?
— Vous savez bien... sur cette femme qui se plaît dans son corps.
Peu à peu, son visage se détend et m'indique qu'il saisit mon allusion à notre dernière conversation chez lui. Dans le besoin de savoir si lui aussi se trouvait là-bas, sur son lit, coupé du monde lors d'une nuit fiévreuse et d'un futur inexistant, je poursuis :
— Professeur, à qui croyez-vous qu'elle pense la Vénus d'Urbin ? dis-je cherchant du réconfort.
Quelques secondes où je prends conscience que James est proche et qu'il lui suffit d'un pas pour que nos deux corps se frôlent. Deux pas que pour que nos lèvres s'accouplent. Mais, ce sont toujours ses yeux qui se noient dans les miens. Insistants, doux et expressifs. Il répond :
— À celui qui la contemple tous les jours.
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