Le secret de Charlie
Notre complicité post-orgasmique est fantastique. Nous apprenons à nous connaître et je lis dans les yeux le bonheur de James en miroir avec le mien. Son sourire est éclatant et son rire communicatif. Il est avare de questions sur ma vie et je jubile à son expression jalouse à l'annonce de mes probables futures conquêtes.
Cependant, j'ai besoin d'en savoir également plus sur son lien avec une vieille connaissance. Subtilement, sur le ton de la conversation, je me lance :
— Et ton pote-là ? Que j'ai vu au Carmen, Simon. C'est qui pour toi ?
— Et bien...
Il commence à parler, puis son visage se transforme. Une ride se dessine entre ses deux sourcils :
— Comment sais-tu qu'il s'appelle Simon ?
J'ai gaffé. Puis-je lui divulguer ? Ce n'est pas si dramatique, mais peut-être devrais-je d'abord en faire part à Simon avant de me lancer. Au risque de fichtre la pagaille, je mens effrontément :
— Bin parce qu'il me l'a dit le soir où l'on s'est vus... Comment veux-tu que je le sache ?
— Possible, répond-il, apparemment satisfait de la réponse. C'est mon plus vieil ami d'enfance. On a fait nos études ensemble. Puis il est venu me rejoindre avec Lauren à la Smith Art Gallery.
Lauren ? Ça bourdonne dans mes tympans.
— Lauren ? répété-je, naïve alors que mon cœur rate un battement.
— Oui, pardon. Ma femme.
Tout vrombit autour de moi et je suis au bord de la crise d'angoisse. Le vieux gentleman qui aurait tout appris à Lauren... était en fait un homme de dix ans de moins qu'elle. Le même gars qui se trouve être devant moi, en train de m'exposer sa vie londonienne. Ce veuf avec qui j'entretiens une relation depuis presque cinq mois ? Trois... ? Je suis hors du temps... James Taylor est le mari de Lauren Smith !
— Simon et moi on a toujours été les deux doigts de la main. Lauren l'a pris dans sa galerie quelques temps après moi. Il faudrait aussi que tu rencontres Hannah, Sasha, et... Bon, clairement toute la clique, si tu le souhaites. Je n'ai pas à m'embarquer dans ce genre de proposition mais, tu pourrais un jour venir à Londres. Tu verrais où je travaille... continue-t-il.
Mais déjà, je ne l'écoute plus. Je suis à ce fameux soir du mois de juin 2010, à la dernière entrevue avec Lauren.
— Charlène, remets-moi en ordre cette anagramme s'il te plait, demande-t-elle.
— J'en suis incapable !
— Bien sûr que si ! Allez !
Je me mets au travail. Ma mémoire s'active. Je trouve plusieurs mots à l'anagramme, rapidement. Chronomètre en main, elle a compté en moins de deux minutes : cinq résolus.
Le test suivant, incapable de comprendre ce qu'elle mijote, elle me montre plusieurs tableaux dont beaucoup cachent des messages subliminaux - par des codes couleurs, des symboles, ou encore, par la composition, par une signature...
Mon rôle est de les lire sans aide, juste de mémoire avec mes connaissances appris en sept mois.
Lauren tient sans relâche, me tourne autour, me soutiens, m'encourage. Je lis, j'analyse, je cherche, je décrypte, j'écris, je gribouille, je recommence et je trouve. Je vise juste. Souvent. Très souvent.
— Charlie qu'est-ce que tu as ? s'inquiète James.
Lauren pousse un cri de joie !
— J'en étais sûre. Hallelujah !
— Que se passe-t-il ? m'exclamé-je après un sursaut, les yeux ronds devant ce soudain enthousiasme.
Elle me prend par les bras et me demande de m'asseoir.
— Te souviens-tu que j'avais promis de t'annoncer la raison pour laquelle je t'ai choisie ? s'empresse-t-elle de m'avouer en prenant mes mains.
— Oui, répondis-je avec un hochement de tête, sérieuse.
— L'heure est venue mais... il faut que tu gardes cela pour toi. Puis-je te faire confiance ? m'annonce-t-elle l'index levé.
— Bien sûr ! Je suis prête à tout entendre.
— As-tu des migraines persistantes ?
— Oui. Pourquoi ?
— Et des absences ?
— Non.
Elle baisse les yeux et passe ses doigts sur ses lèvres. Elle réfléchit. Ses sourcils se baissent et puis, elle pose ses yeux sur moi avec un léger recul.
— Charlène, tu as la mémoire eidétique.
Je remue sur ma chaise. De quoi me parle-t-elle ? Je me retiens de rire.
— Bon évidemment, il faut que tu fasses d'autres tests, mais j'en suis pratiquement certaine.
— Des tests ? La mémoire quoi ? demandé-je, presque déçue de sa révélation.
— La mémoire absolue.
— Impossible, certifié-je avec un sourire moqueur.
— Je ne plaisante pas. C'est très sérieux cette étude !
Et elle me raconte.
Il y a quinze ans en arrière, elle aurait participé à un colloque sur la mémoire eidétique. Plusieurs chercheurs étaient en quête de trouver ces « génies de la connaissance », dans le tas des « autistes surdoués » ou des « hypermnésiques » Même si à ce jour de nombreux éléments restent encore à découvrir à son sujet, la mémoire eidétique - également appelée « mémoire absolue » ou « mémoire exceptionnelle » -, permettrait à de rares individus d'avoir la faculté de mémoriser d'impressionnantes quantité d'informations et d'y accéder très rapidement, avec précision. Un extraordinaire phénomène. Parmi ces rares personnes, il pouvait y avoir des « œil ». Certains n'avaient que ce don, d'autres s'accompagnaient de cet impressionnant miracle. Mais comment les reconnaître ? Par quel moyen ?
Lauren s'est rapidement intéressée à cela pour former quelques adeptes de symbologie, avec acharnement. Et à ce jour, seulement deux avaient su détenir ce prodigieux talent : son mari et moi.
J'en reste bouche bée.
— Vous êtes en train de me dire que votre époux et moi avons ce même lien ? Ce même... don ?
— N'est-ce pas extraordinaire ? s'exclame-t-elle, soudain intenable.
— Et lui, qu'en pense-t-il ?
Elle se retourne, grimaçante.
— Il n'est pas au courant.
Elle s'agite bizarrement et s'assoit de nouveau, mal à l'aise :
— C'est difficile de dire à son mari que son épouse s'est intéressée à lui, uniquement pour une étude scientifique. Bien qu'aujourd'hui, je sois éperdument amoureuse.
— Alors, pourquoi ne pas le lui dire ?
— Je pense lui en faire part, bientôt.
— Et vous parlerez de moi ?
— Je suppose qu'il va falloir, oui, dit-elle en se levant.
Consciente de ce qu'elle venait de m'avouer, je me redresse :
— Comment l'avez-vous su, Lauren ?
— L'instinct.
Elle me tourne le dos et je saisis qu'elle ne veut pas me montrer les traits expressifs de son visage, par peur que j'y découvre quelque chose.
— Que me cachez-vous ? Je sens que vous ne me dites pas tout.
Elle rit doucement et se retourne face à moi. Rien ne déstabilise la grande Mrs Smith.
— Les signes du destin te parleront à partir de maintenant. Tu sauras les lire, pas vrai, Charlène ?
Sa gorge se noue sur la dernière phrase.
— Réponds-moi, dit James en se précipitant vers moi.
Je reviens à la réalité. James face à moi. Je m'étais absentée. Vu à son expression, je dois être livide. Mais, c'est avec rage que je me lève et attrape l'oreiller qui me servait de cache-seins. En récupérant mon soutien-gorge, je perds la boule, ne sachant plus quoi penser, je murmure à moi-même :
— Ils se sont tous bien joués de moi... tout manigancé... un cobaye... un jouet. Et lui qui tient à m'inviter à Londres... Mon cul ! Il ne sait rien ? Elle a dû déjà tout lui raconter de son petit manège de mémoire.
Il a bien profité que je ne posais pas de questions pour me baiser à son bon vouloir, connaissant toute l'histoire. J'ai honte. Bon Dieu ! J'ai honte de m'être fait avoir. Je me tape le front d'un coup de main.
James s'approche pour tenter de m'arrêter, je le repousse.
— Tu le sais depuis quand, hein ? lui crié-je dessus en le foudroyant du regard.
— Quoi ?
— Comment t'as pu faire ça, putain ? vociféré-je la voix encore plus cassée qu'à l'accoutumée.
— Mais de quoi me parles-tu ? frémit-il dans l'incompréhension.
Et soudain, je lis dans ses yeux. Je décode les signes. Ils étaient là depuis le début, dans le fond bleu de son regard. Triste et perdu comme moi. Entraîné par la passion, aveuglé par la vie qui renaissait soudain dans mes bras. Je ne retiens plus rien, ni les tremblements angoissants de mes membres ni mes sanglots incontrôlables.
— Alors tu ne sais rien. Ni qui tu es ? Ni qui je suis ? murmuré-je, lentement.
Lauren ne lui a rien dit. Pourquoi m’a-t-elle laissé ce fardeau ?
Mes yeux s'embuent de culpabilité car je sais désormais que j'ai commis l'irréparable et que notre relation doit se terminer.
Je pleure.
La déontologie. La promesse de ne rien dire à personne de ce que Lauren m'a confié. Et surtout, ma trahison envers l'amour de Mrs Smith. J'ai couché avec son mari. L'amour de sa vie et j'en suis tombée également amoureuse.
Dévastée, il me faut un coupable pour rejeter toute ma frustration et j'en veux à Simon de m'avoir dit non. Pourquoi a-t-il agi ainsi ? Lui seul savait.
— Mais, quel enfoiré ! crié-je.
La longue discussion qui suit entre James et moi, n'est que reproches, cris et larmes. Je ne peux pas lui avouer et il ne veut pas lâcher le morceau.
Alors, je détourne le sujet sur les femmes - ce qui est aussi un véritable reproche. Puis, je mets un terme à nous, à ce qui aurait pu naître entre lui et moi, en écrabouillant mon cœur à pieds joints.
Comme il me retient avec force, je le gifle et pars en courant jusqu'à mon scooter où je ne me retourne pas.
Et dans la nuit, une voix déchire le silence, un appel de désespoir, le sien. Celui d'un homme que je viens de dévaster.
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