Chapitre 2 Enveloppée (M)

6 minutes de lecture

Je m’enveloppe encore une fois avec délectation dans le silence et la protection du gros manteau bleu de la mer. Là, je peux me mouvoir librement au summum de ma fluidité. L’eau froide du lac glisse sur tout mon corps. J’aime cette sensation : je suis seule, les bruits extérieurs sont lointains. Plus aucun souci ne peut m’atteindre. Je ne suis plus assaillie par les doutes, je me situe hors du temps, le poids du monde s’efface pour un moment. Je nage.

Ma mère ne pouvait pas mieux espérer en décidant de m’appeler Marina. Peu de temps avant ma naissance, alors qu’elle était en vacances, allongée sur son lit, profitant d’une vue imprenable sur la mer scintillante du port et bercée par le clapotis des bateaux, elle avait eu l’idée de me baptiser ainsi ! Savait-elle déjà que je trouverais dans l’élément marin ce bonheur simple et libre sans cesse renouvelé ?

Quand je reviens à la réalité, un imposant soleil m’éblouit. Le château du bout du lac se situe en face de moi. Je repère déjà un mur côté ouest aux pierres accidentées qui seront autant de prises d’escalade si la situation l’oblige.

J’ai hâte d’y être. En effet, ce soir je suis attendue à la fête donnée par le grand Dimitri Williams. J’ai réussi à avoir une place offerte par la région, Dimitri n’ayant que très peu d'égard pour une petite prof de province. Et pourtant, ce n’est pas en tant que prof que je vais m’y rendre, mais comme voleuse professionnelle !

Marina Declair, au service du vol et de la justice ! Oui, je sais, on pourrait me croire atteinte du syndrome de “Robin des bois”. Je laisse ce genre d’analyse psychologique à d’autres. La vérité, c'est que je suis professeure de langues anciennes, passionnée d’art et de civilisations antiques depuis mon plus jeune âge. Ce soir, le fameux milliardaire reçoit Allan Ientulqev, un peintre très à la mode. Ce n’est pas du tout ma tasse de thé, mais le mystère qui règne autour de son identité et de sa vie privée ajoute une certaine plus-value à son œuvre déjà reconnue par tous.

Et puis, c’est aussi le plaisir de mettre ma superbe robe blanche asymétrique achetée dans les rues piétonnes d’Annecy tout à l’heure. Je fais une priorité de faire mes larcins en toute élégance. Robe en satin, épaule droite dénudée - ce qui, au passage, facilite les mouvements -, fente révélant le galbe de la cuisse, traîne modeste au sillage mouvant. Le vol est depuis toujours un art raffiné et je fais une priorité de respecter cette coutume.

Mais, au-delà du faste de la fête, un enjeu bien plus important m’attend : le disque de Phaistos.

Je dois le dérober impérativement à ce vilain “pacha” de Dimitri Williams.

Coûte que coûte !

Il fait partie des objets rares retrouvés en Crète récemment par une équipe d'archéologues. Je ne comprends même pas par quelles magouilles, à notre époque, un bien historique comme celui-ci peut encore finir dans les mains d’un de ces richards suffisants pour qui il n’est rien de plus qu'un simple bien coûteux. Mais ce n’est pas mon problème, ce qui est certain, c’est que dès que j’ai aperçu la photo des symboles gravés sur le disque, j’ai su qu’il me le fallait absolument ! Je dois récupérer ce disque, c’est une question de vie ou de mort psychologique !

L’alarme de ma montre interrompt le cours de mes pensées. 17h15 ! Ce n’est plus l’heure du Tea Time pour moi, comme dirait ma meilleure amie Lise. C’est bien beau de jouer la sirène perdue du bout du lac, mais le devoir m’attend !

Je regagne la plage en quelques brasses fluides. Puis, au fur et à mesure que je marche vers la plage, mon glamour m’abandonne lâchement : je titube maladroitement sur ces satanés galets ! Vous connaissez la transformation du poisson en manchot ? Ben c’est moi ! Les petits graviers qui entrent à chaque pas dans ma voûte plantaire rendent ma démarche semblable à celle d’un manchot ivre !

Je dois absolument noter de m’acheter des chaussures d’eau, certes peu raffinées, mais essentielles à ma sortie du lac. Je suis quasiment parvenue au bord de mon chemin de croix quand une pierre perfide et particulièrement pointue s’enfonce dans le méridien du rein - celui situé juste en dessous de ma voûte plantaire. Je perds l’équilibre, un moment suspendue par un moulinet désespéré de mes bras, et le gentil manchot éméché s’étale de tout son long sur le bord de l’eau !

Je m’écrase lourdement au sol, genou à terre, belle expression de ma défaite : la plage 1, Marina 0.

C’est à ce moment que je vois une main, douce, puissante, soignée. Pas une once de cuticule, les ongles carrés, la peau veloutée. Parfaite ! Je relève petit à petit les yeux et tombe sur des jambes fuselées, un ventre plat sans être musclé à outrance, des épaules larges et un visage au charme indéniable. De grands yeux marron, francs et pétillants, un nez droit aux narines parfaitement dessinées, une mâchoire légèrement carrée, les lèvres bordeaux parfaitement ourlées qui… qui sont grandes ouvertes dans un éclat de rire !!!

Pendant que je bave devant monsieur bouille de jeune trentenaire avec la mèche qui va bien, celui-ci est en train de se payer ma tête !! Bonjour la femme libre, forte, indépendante, professeure-chevalière partie en croisade contre les pilleurs capitalistes, bonjour princesse magnétisée, absorbée par le charme viril et sympathique d’un parfait étranger. Mais est-ce vraiment incompatible ? Je ne crois pas, mais quand même, ressaisissons-nous !

Et ça te fait rire en plus !

Sa mine penaude me fait fondre de plus belle. J’éclate de rire. Ras-le-bol de la femme divisée entre dominante et dominée. Un peu d’aide me fera le plus grand bien !

"Aide-moi, maintenant que tu es là !" lui dis-je avec une voix que j’espère plus douce que ma première réaction. Parfois je suis un peu brutale !

Je saisis sa main, sens sa force délicate, et un frisson que j’espère insoupçonné me parcourt.

Je le regarde dans les yeux, c’est vraiment un beau mec !

Le soleil est doux, un parfum de monoï flotte dans l’air, j’ai envie d’éterniser un peu ce moment.

Il me bredouille quelques excuses puis il me tourne le dos et s’en va ! Hola non mon garçon, pas question, je compte bien en profiter un peu plus ! Je passe à l’attaque.

"Et c’est tout ?"

Ses yeux s’écarquillèrent. C’était à son tour de ne plus savoir sur quel pied danser ! Sa gêne renforça ma joyeuse assurance et j’avais bien envie, après m’être mise à genoux devant lui, de profiter gentiment de mon avantage.

"Ben oui, tu te fous de moi, tu me tends la main et tu t’en vas ? Je croyais au moins que tu en profiterais pour me draguer !" "Ben... heu..."

Je ramasse rapidement les affaires qui m’attendent sagement sur le bord et, en deux temps trois mouvements, sans lui laisser le temps de s’y opposer, me voici en train de m'asseoir à côté de lui. J’étale ma serviette près de la sienne et vérifie la bonne fermeture de mon précieux sac à dos. Je ne voudrais pas qu’accidentellement, il tombe sur ce qu’il contient : téléphone au répertoire de mafieux bien fourni, carnet d’objets précieux, un vieil ouvrage sur la civilisation crétoise, des gants, une corde, des menottes, mon Assimil russe et mon poignard de combat à la lame affûtée comme un rasoir. Ce n’était pas très futé de trimballer tout ça à la plage, mais je n'avais pas eu d’autre choix. Je ne veux pas en tout cas que cela devienne générateur de questions embarrassantes ou que ça puisse donner des indices sur les activités que je tiens à cacher à cet homme dont la rencontre si inattendue m’apporte douceur et légèreté.

Ne pouvant m'empêcher de zieuter son matériel, j’aperçois à demi caché sous une autre serviette un baladeur ! "Houa, j’y crois pas, tu as un baladeur, comme dans les années 80, quasiment le même que celui que j’avais hérité de ma grande sœur quand j’étais petite."

"C’est trop génial, où tu as eu ça ? Il marche ? Je peux ?"

Cet objet fait voler en éclats les dernières barrières de mon sérieux et en un rien de temps, je le colle sur mes oreilles et me déhanche sur un délicieux rythme des années quatre-vingt, “Do You Really Want to Hurt Me”.

Annotations

Vous aimez lire Tungstene ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0