6 - Quatre murs et une pièce

4 minutes de lecture

Le soir s'abattit sur la ville dont les lumières chaudes et étincelantes éclairaient les rues du centre-ville.

Le raid militaire avait fait de nombreuses victimes. Aux nouvelles, la présentatrice au sourire Colgate annonçait le succès de l'opération « Récupérons nos orphelins ». Tous les cerveaux formatés devant les images aux couleurs vives furent ravis.

À la morgue de la ville, plusieurs corps furent déposés.

Dans le nouveau dortoir spécialement construit de l'orphelinat de cette cité aux mille reflets, Marco, Félix et Jérémy avaient une main posée sur l'épaule d'Eternity. Tous les autres les fuyaient et la rumeur du diable aux yeux de feu qui avait encore sévi s'était rependue comme une traînée de poudre à ceux qui ne connaissaient pas encore la légende. La main vide, Eternity observait sa paume blanche, immaculée.

La sensation encore chaude des doigts d'Evans y était terriblement forte. La flamme de son regard s'étouffa. Le feu se dispersa. Son regard parti dans ses autres mondes. Tous savaient qu'il n'en reviendrait sûrement plus jamais.

La musique ne s'échappait plus de ses écouteurs. Depuis longtemps la batterie du lecteur Mp3 était morte. Le chargeur n'avait jamais existé. Comme un petit animal perdu et blessé, Eternity au visage pâle avait recueilli cet appareil. Nettoyé, gardé au plus près de sa peau, il avait délivré une musique qu'il avait partagée avec son âme sœur. Ensemble ils avaient voyagé dans les plus beaux endroits de leurs mondes. Ils avaient vécu les plus belles et les plus intenses expériences. Celles qui vous font prendre une grande inspiration, ouvrir au maximum les yeux et qui vous emportent dans cet état irréel, écartant vos bras pour accueillir ces merveilles en vous.

Désormais, le pâle artiste attendait seul dans le dortoir. En apparence.

La pièce était grande. Une dizaine de lits s'écroulaient les uns à côté des autres. Tous fait au carré pour ne pas recevoir de punition. Elles n'avaient bien sûr aucun effet sur ces orphelins qui venaient des bas quartiers. Leurs précédents hangars avaient été rasés, purifiés par le feu. De nouveaux projets de bâtiments au métal poli étaient déjà affichés en 3D devant les débris croulants dont on se débarrassait au plus vite.

Loin des bruits assourdissants des travaux étouffés par la chaleur écrasante de cette fin d'été, Eternity non plus n'en avait rien à faire des punitions. Contrairement aux autres pour qui la seule conséquence de cette absence de temps libre signifiait moins de temps pour rassembler l'argent pour le groupe, Eternity considérait alors les punitions comme un moyen d'être tranquille, dans cette réalité sans intérêt.

Le quota d'argent à ramener avait été rétabli à son niveau d'origine, mais il existait toujours. Après tout, il était nécessaire de maintenir la cohésion du groupe.

Le major Ben avait ramené une sorte d'ordre et Marco avait été propulsé leader. Il avait ce rôle dans la peau. Tout le monde l'avait accepté. Mais surtout, le major avait son écoute et inversement. Ensemble, ils avaient fait une purge. Les règles et les abus de la bande avaient été balayés. Les récalcitrants remis sur le droit chemin. Jérémy avait pu obtenir un internat grâce à l'argent du groupe et à Ben.
Tous semblaient reprendre vie, normalement, sous l'égide de ces hommes de poigne. Marco n'avait pas du tout la même moralité que le major. Mais intelligemment, ils avaient tissé des liens étroits, se promettant d'aider chacun des membres du groupe.

Le jeune homme pâle au demi-crâne rasé semblait ailleurs, très loin de toutes ces considérations. Identique à lui-même, il semblait comme toujours, dans un autre univers.

Presque.
Il avait égaré son âme dans les méandres de ses mondes que les autres étiquetaient d'imaginaires, à la recherche de son autre moitié qui lui avait été arrachée le jour du changement. Il était le seul à entendre en lui les silences laissés par l'absence et le vide.

Alors que les autres pensionnaires revenaient après le repas du soir pour se coucher en parlant et riant fort, alors que la lune éclairait intensément le parquet du dortoir, alors que le ciel se drapait d'un lourd manteau sombre parsemé d'étoiles étincelantes, le regard du garçon pâle errait encore doucement ailleurs.

Les notes de musique du lecteur Mp3 qui sortaient jadis des écouteurs maintenant muets se firent plus fortes dans les oreilles d'Eternity.

Cette musique avait une odeur.

Celle d'une petite pièce qui respirait doucement, accueillant dans ses bras bienveillants celui qui y entrait. L'odeur du confort, du bien-être. L'odeur du tissu épais et du velours doux qui caressent votre peau. L'odeur d'un air frais provenant de la petite fenêtre ouverte aux montants de bois et qui s'est réchauffée lascivement au cours de la journée. L'odeur des coussins confortables et de l'énorme oreiller moelleux, chaud et frais à la fois, dans lequel vous voulez vous blottir en les serrant ?
L'odeur du temps qui passe et que ne se presse pas.
En elle, on y ressent cette main gantée de soie et de satin qui se plonge dans votre âme. Elle y accompagne vos larmes, les faisant glisser et rouler, pour trouver leurs chemins, de sortie ou d'oubli.

Cette musique a l'odeur de la solitude où l'on sait que nous ne sommes pas si seuls. Elle a l'odeur de l'après-midi de torpeur qui mène non pas à la sieste, mais à l'introspection apaisante. Elle ne favorise pas les effusions de sentiments. S'ils sont trop puissants, elle laissera un soupir s'échapper de vos lèvres entrouvertes, ou une larme silencieuse glisser le long de votre joue.
Elle a l'odeur de la relativité. Elle a l'odeur de la couleur orangée, entre ces quatre murs juste assez grands pour en faire une pièce être parfaite.

Eternity était dans cette pièce depuis plusieurs semaines.

Mais aujourd'hui, le major Ben allait le sortir de cette pièce.

Aujourd'hui, il l'emmènerait parler avec son ami, au cimetière de la ville, dans la section du jour du changement.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire NamiSpic ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0