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Le transmetteur public cracha ses ondes ioniques dans la coursive du niveau réservé aux créateurs de mondes. Surpris, Issa leva la tête de la pâte qu’il était en train de malaxer. Il avait clairement entendu son nom suivi de l’injonction de se rendre « immédiatement » dans le bureau du chef. Du grand chef, pour tout dire, responsable de l’ouvrage et de tout mouvement, superviseur de la bonne marche du vaisseau quant à l’exécution d’ordres des plus élémentaires.
« Immédiatement » n’augurait rien de bon. Le Super Chef, comme l’avaient surnommé les passagers, avait la manie de fourrer son nez partout, y compris dans les affaires des techniciens et, s’il décelait le moindre pet de travers, tout l’aéronef se mettait à trembler. Issa se leva donc immédiatement et se rendit à la convocation sans courir. À son passage, son ami Saïtan sortit la tête du bureau-atelier et lui siffla quelques encouragements. Ça allait barder, personne n’en doutait.
Issa avait la carrure pour encaisser. Grand, épais, que ce soient les coups ou les insultes, rien ne le déstabilisait. Les coups amortis par l’épaisseur des vingt centimètres de sa peau sur laquelle les insultes glissaient entre les soies de satin noir aux reflets bleutés. Dans les incartades, ses petits yeux ronds malicieux rendaient ses adversaires nerveux quand lui gardait son calme… jusqu’à ce que le danger se fasse trop pressant et qu’il rentre dans le tas. Sa réputation de bon combattant le précédait et n’était pas usurpée. Toutefois, si on lui avait demandé de venir renforcer les équipes de l’AN-G, ce n’était pas pour se battre, mais pour remplir une mission des plus pacifiques où l’on attendait qu’il utilise un autre de ses dons : la création de planète vivante.
Lorsqu’il poussa la porte du bureau du Super Chef, Issa fit immédiatement un pas en arrière sous la puissance de feu dégagée. Le Super Chef l’avait à peine entrevu qu’il s’était mis à vociférer :
— ISSA AUBONTERRO, MAIS QU’EST-CE QUE-C’EST-QUE-CET-TE-CONNERIE !
Derrière le chef, le mur récepteur animait en 3D les dernières créations qu’Issa avait mises au point. Durant quelques secondes, il regarda évoluer ses créatures avec un brin de fierté, tout en sachant pertinemment que le résultat n’était guère académique. Oh, bien sûr, il avait effectué son boulot, tel que stipulé par le contrat, fondations et tout le tralala, mais depuis il s’emmerdait ferme et avait proposé au chef des équipes de mettre un peu de « créativité » dans la création proprement dite. Celui-ci avait accepté en pensant ne pas prendre de risques, que ce serait une bonne manière d’occuper Issa qui en venait à perturber le reste des créateurs, et si les nouveautés n’étaient pas exploitables, eh bien, elles finiraient au rebut et on n’en parlerait plus. Or, quand Issa avait présenté son nouveau mobile à ses collègues, toutes les équipes avaient été enchantées de l’ingéniosité déployée. Il avait naturellement offert ce premier modèle au chef des équipes qui s’était empressé de baptiser la nouveauté Lilite, nom de sa bien-aimée, puis avait envoyé le colis sur l’AN-F-R où résidait celle-ci, afin qu’elle fasse découvrir ce mobile aux AN-F-Rs. Là-bas aussi, l’accueil avait été enthousiaste. Il n’y avait que le Super Chef de l’AN-G pour trouver à y redire et c’est bien pourquoi, s’en étant douté, personne n’avait tenu à lui parler de cette fantaisie.
N’étant pas du genre à reculer, même face aux pires vexations (et là, entendre son nom accolé à son territoire d’origine sans préciser la résidence était une injure des plus graves ; certes, tout le monde ne l’appelait pas par ses initiales comme l’aurait voulu la bienséance, car ses proches n’employaient souvent que le nom en signe d’amitié, mais jusqu’ici personne ne s’était permis pareille offense), Issa entra d’un pas ferme dans le bureau, avec l’intime conviction d’avoir affaire à un animal fort mal dégrossi, complètement dépourvu d’éducation.
Le Super Chef avait l’allure de tout, sauf d’un animal. Au moment où il reçut Issa, on aurait vu un pin parasol secoué par un mistral en pétard. Son houppier balançait furieusement de droite à gauche, projetant aiguilles verdâtres et écorces acérées en tous sens. Il finit par se calmer, un peu, et tenta de reprendre les choses en main.
— Issa, mon cher, vous êtes l’un des plus doués de votre génération et vous avez effectué un travail remarquable avec ce petit caillou. Vous avez rendu sa surface vivante au-delà de toute espérance, avec son lot de vies minuscules, de vies ultra-minuscules, de vies statiques, et tout ça à la quasi-perfection. Vous avez encadré avec la plus grande efficacité les forgeurs d’histoires et les brodeurs de statiques. Vous avez ensuite été autorisé, et vous l’avez fait, comme tous vos collègues, à créer des vies mobiles à votre image. À VOTRE IMAGE !
La branche gauche du Super Chef s’abattit avec fracas sur le coin de la table, envoyant un tas d’esquilles sur plusieurs mètres de rayon. Imperturbable, Issa attendit la suite. Le chef poussa un soupir et reprit, tassé et comme frappé par l’usure des vents.
— À votre image… Et vous nous avez créé de gentils mobiles, d’autres plus sauvages, en quantité. Des sangliers dangereux, des cochons roses, des noirs comme vous, des petits, des gros, des pécaris, des phacochères, et tant d’autres. Nul ne vous a limité dans ces créations autorisées. Qu’est-ce qui vous a pris de créer ces difformités ?
— Ce ne sont pas des difformités, ne put s’empêcher de rétorquer Issa, ce sont des mobiles à mon image, mais plus fins, plus racés, plus élégants, plus aboutis, un peu comme j’aimerais être, avec des outils naturels plus fonctionnels, comme ces extrémités préhensibles. Je ne les renie pas, ils sont bien à mon image, mais en mieux. Juste en mieux…
— Écoutez, Issa, qu’ils vous plaisent, je le conçois, après tout vous croyiez bien faire et c’est votre premier grand projet planétaire, mais vos trucs, vos machins maigres et sans poils, hormis cette touffe ridicule sur le sommet de la tête, ça ne ressemble à rien et je vous demande de les ôter de la cargaison. Faites-en ce que vous voulez, balancez-les à la poubelle ou distribuez-les à vos camarades, mais mettez-vous dans la cervelle que ce genre de mobile n’est pas dans le contrat et est indésirable dans l’ouvrage.
— Mais tout le monde les trouve époustouflants ! Même le chef de l’AN-F-R m’a félicité !
— Eh bien, vous n’avez qu’à lui envoyer les autres exemplaires ! C’est classé pour moi et je n’y reviendrai pas. Si je revois l’un de ces mobiles, je vous renvoie dare-dare d’où vous venez et ce sera considéré comme une insubordination !
Issa se retourna sans répondre, KO debout. Pourquoi fallait-il qu’il soit tombé sur un chef aussi étroit d’esprit alors que tout chef devrait, par définition, être censé voir large ? Derrière lui, il entendit encore :
— Et n’oubliez pas que sur l’Astronef Néphilim G il n’y a qu’une seule autorité, et que cette autorité c’est moi ! Et virez-moi ces… ces… ces HORREURS !
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