I-b-
Encore sous le choc de la déconvenue, Issa se rendit directement dans le bureau de Saïtan auquel il fit part de la décision du Super Chef.
Outré par ces révélations, son ami fulmina et son accent sifflant s’intensifia sous la rage.
— Je ne comprends pas ce qu’il te reproche. Moi, j’en fais bien de toutes les couleurs et de toutes les formes ! Des qui me ressemblent beaucoup, c’est sûr, mais d’autres avec des mâchoires énormes, comme les crocodiles, ou avec de jolies couleurs, des pattes disproportionnées et pas de queue, comme les grenouilles, et le Super Chef n’a jamais rien dit. Toi, tu es un génie, et je crois que ça le dépasse ! C’est quand même mieux que ce que fait Felin, tu ne crois pas ? Entre son tigre et son chat, la seule différence est la taille. On ne peut pas faire moins original.
Issa ne disait pas le contraire. Felin manquait d’originalité, tout le monde s’accordait là-dessus. Il y avait bien aussi Antilop qui ne jouait que sur peu de paramètres : la couleur de la robe, la forme des cornes, toujours présentées en double ; seule la taille variait, et pas de beaucoup. Sa seule création originale avait été ce beau mobile à la robe immaculée et à la tête racée surmontée d’une unique corne d’or parce qu’Antilop avait manqué de matière. Saïtan était le seul, hormis Issa, à faire la part belle à l’inventivité dans son art. Ce point commun les avait rapprochés et soudés d’une solide amitié alors qu’ils ne se connaissaient que depuis peu, depuis le début de ce projet en fait.
Au lancement du projet Planet-s-Terre, les douze équipes de base, facilement réunies, se composaient essentiellement de jeunes sujets issus de l’AN-I-L dont la spécialité était de former des créateurs de vie, mais le Dictateur-Supérieur, la DS-Omnis, avait tenu à ce qu’elles soient renforcées de créateurs plus expérimentés, recrutés dans les ANs de proximité. C’est ainsi que Saïtan de l’AN-F-R avait pris place dans le projet. S’était posée la question de la mise en viabilité : quelle planète choisir dans ce petit système mort ? Allait-on prendre modèle sur ce qui s’était déjà fait ou bien fallait-il innover ? La D-S-O, dans un jour de largesse, pencha pour la dernière solution et déclara :
— Il nous faut quelqu’un du Verb !
Le Verb était une secte à part, ayant acquis le privilège de remplacer le symbole de résidence par son propre symbole dans les initiales de ses membres (les initiales nominatives étaient traditionnellement composées des initiales du nom, du territoire et de la résidence de base, la résidence étant le nom de l’AN où le sujet avait ses habitudes). Cette association de sujets hors normes avait la particularité de regrouper des créateurs plus doués que la moyenne, capables de s’attaquer à des problèmes complexes et de les résoudre plus rapidement que n’importe quelle douzaine d’équipes de créateurs.
La D-S-O appela son vieil ami N-R-V, directeur du Verb – pourtant bien trop libertaire pour la fréquentation de tout D-S qui se respecte –, avec lequel elle était restée en bons termes malgré les nombreuses dissensions qui s’imposaient dès qu’ils se mettaient à échanger politique.
— N-R-V, il me faut l’un de tes meilleurs créateurs disponibles pour un petit projet d’envergure !
La réponse fut à la hauteur de l’attente :
— Mon amie, je crois que j’ai ce qu’il te faut : je viens de recruter un prodige du genre, tu m’en diras des nouvelles !
C’est ainsi qu’Issa Aubonterro du Verb avait atterri sur l’AN-G. Après avoir débuté une carrière dans les armées où il s’était distingué par sa force, son courage et sa résistance exceptionnels, Issa avait été remarqué par le Verb lors d’un concours d’apparence anodine où les participants devaient créer un jardin public en laissant libre cours à leur imagination. Issa l’avait emporté devant des professionnels aguerris et avait confirmé des capacités de créations sans pareil lors de tests ultérieurs.
Issa n’ayant pas suivi une formation délivrée par une école de création, ne s’était donc pas enfermé dans le carcan des possibilités explorées. Lorsqu’on lui avait présenté le petit système, il s’était dit que transformer une lune bourrée de méthane était décidément sans surprise – tant de créateurs avaient déjà exploité le filon ! – et, délaissant l’un des satellites de l’une des grosses planètes, avait opté pour une création à base de carbone-azote mâtinée d’hydro sur la troisième planète. Ses idées révolutionnaires s’étaient concrétisées rapidement, laissant ahuris les plus vieux des créateurs qui n’en revenaient pas de tant d’ingéniosité et des voies proposées dans la création de statiques et de mobiles. Les forgeurs d’histoires, eux-mêmes, habitués à des schémas figés, furent passionnés par tout ce qu’il leur fallait inventer. Issa, en un temps record, avait transformé un caillou d’ocre sec en une belle balle bleue et avait montré à chacun comment créer des êtres sexués capables d’interagir entre espèces afin de perpétuer le mouvement pendulaire de la vie. Les douze équipes de base suivirent comme un seul AN-G leur nouveau Di-E, surnom affectueux qu’ils lui avaient rapidement attribué pour son charisme et ses compétences, terme obtenu par déformation de D-S, parfois attribué affectueusement, souvent employé par dérision pour désigner un petit chef qui se juge extra.
— Continue de fabriquer tes créatures comme tu l’entends, je m’occupe de tout !
La voix de Saïtan tira Issa de ses souvenirs.
— Tu vas faire quoi ? demanda-t-il un peu inquiet.
— Je vais rassembler les équipes derrière le nom de notre Di-E préféré et, face à la masse d’experts, le Super Chef n’aura qu’à revoir ses objectifs dans le sens qui va bien, lui répondit son ami avec un sourire jusqu’aux oreilles et un tirage de langue moqueur.
— Ce serait une première. Le Super Chef a la réputation de ne jamais céder…
— On verra. Et au fait, comment appelles-tu tes spécimens honnis ?
— Je ne leur ai pas encore donné de nom. Dans ma tête, ce sont des unités mobiles, les premières d’un genre nouveau, sans plus.
— Des U-M-1s, alors ! C’est bon, on va rassembler les douze sections comme un seul bloc derrière les U-M-1s ! Ne t’en fais pas et va nous en faire d’autres, il en faudra pour prouver qu’on a raison.
Issa se remit au travail, laissant Saïtan mobiliser ses collègues. Mais autant il avait confiance en la capacité de son ami à convaincre, tout en souplesse comme à son habitude, autant il doutait cependant que tous se rallient à la cause. Certains esprits jaloux ou trop traditionnalistes seraient bien trop contents de saisir l’occasion pour se désolidariser de cette nouvelle façon de créer.
Durant des heures, Issa malaxa, pétrit, modela sa pâte spéciale afin de créer de nouvelles créatures. Cette pâte d’argile rouge était son secret de fabrique, gardé jalousement sans le partager avec quiconque. C’est de cette argile qu’il avait tiré les modèles U-M-1s, comme les avait baptisés Saïtan. Seulement voilà, perturbé par les derniers évènements, Issa n’avait plus les cœurs à l’ouvrage et n’arrivait plus à reproduire ces fameux U-M-1s, les deux créations d’origine, un mâle et une femelle, sans compter la Lilite maintenant propriété d’une résidente de l’AN-F-R. Pour essayer d’amadouer le Super Chef, il avait ajouté du poil, ce qu’il avait réussi assez facilement, avait rendu ses mobiles moins fragiles et les avait même dotés d’une grande partie de l’intelligence placée dans les premiers, mais il ne trouvait plus les ressources nécessaires à une concentration de qualité pour leur insuffler cette ingéniosité qui en aurait fait des créatures à part. Certaines de ses dernières nouveautés avaient pourtant un air sympathique et il les avait étiquetés MU-RI-1, un peu pour se moquer de lui-même. Il rangea les deux U-M-1s dans un enclos, les MU-RI-1s dans un autre et les mobiles intermédiaires très bruyants dans un dernier enclos plus vaste qu’il étiqueta S-1-G. Puis, décidant qu’il était temps de prendre un peu de repos après ces derniers jours harassants, il s’endormit comme une souche.
Annotations
Versions