Chapitre 4
Dagmar méritait la lapidation. Une goutte glissa le long de son front, elle l'essuya du dos de la main.
- Guéris-toi, ordonna son mentor.
- Ne me dis pas quoi faire, cracha-t-elle.
- Alors tu veux mourir, c'est ça, lui lança t-il presque nez à nez avec elle.
Elle pouvait différencier les poils de ces sourcils, il était trop proche. Avant, elle aurait pu aimer cette proximité. Elle avait noircie des pages pour tenter de confesser ses sentiments, elle avait écrit de laids poème pour exprimer l'attrait qu'elle avait pour lui. A cet instant, ce souvenir lui faisait remuer les boyaux.
Le crâne de Dagmar menaçait d'imploser. Elle ne pouvait décemment pas se guérir.
- Assimiler des Âmes dont les porteurs n'ont pas approuvé l'utilisation post-mortem représente un crime et un...
- Dagmar ! C'est de ta vie que nous parlons ! Si tu ne te soignes pas, tu mourras de tes blessures.
- Assimiler des Âmes dont les porteurs n'ont pas approuvé l'utilisation post-mortem représente un crime et une atteinte aux libertés primaires. Utiliser ses pouvoirs renforcés par les Âmes représente un péché de cupidité qui ne saurait être excusé, répéta-t-elle en boucle tandis qu'Amégaël s'éloigna pour se mettre à fouiller dans ses affaires.
Amégaël lui avait fait apprendre ces deux lois par coeur. Elle était mauvaise, souillée désormais. Et elle allait en payer les conséquences. Il fallait qu'elle se rende au Conseil, qu'elle se livre en espérant qu'ils aient pitié d'elle, au moins assez pour qu'elle ne soit pas massacrée en vengeance. Elle fit face à son reflet. Des coupures sur son visages obscurissaient ses joues d'un sang séché. Sur son front, un bosse de la taille d'un oeuf était apparue.
- Tu es en vie mais tu ne le resteras pas longtemps si tu te contentes d'attendre qu'on vienne te cueillir, lui lança-t-il derrière le miroir.
- Qu'est-ce qu'il m'a fait ?
- Dagmar, chuchota Amégaël. Tu ne peux pas le laisser s'en tirer.
- Il m'a défigurée, pleura-t-elle en passant les doigts sur ses blessures.
- Dagmar, tu m'écoutes ? demanda-t-il en baissant le miroir.
- Gaël, il faut que je le retrouve. Je vais lui faire payer. Je vais aller demander au conseil de m'en occuper moi-même.
Le soigneur la retint par le bras, enfonçant ses doigts dans la chair en lambeau de Dagmar pour contenir, une énième fois, l'hémorragie.
- Je me chargerai personnellement de lui, s'il le faut. Mais bordel, Dagmar, soigne-toi, t'arriveras jamais là-bas en vie.
Elle remarqua que ses yeux brillaient d'une intensité nouvelle : la haine. Il la détestait autant qu'elle se haissait. Utiliser sa magie n'aiderait pas à faire de lui un allié.
- Je suis de ton côté, la rassura-t-il.
- De mon côté ? répéta-t-elle hébétée.
- Tu n'as pas volontairement détruit des fioles. C'est lui. C'est lui l'auteur de ce crime. Pas toi, tu es une victime Dagmar. Une victime.
La culpabilité lui donnait envie de s'arracher le coeur. Elle en avait détruite une. Elle l'avait fait pour survivre. Mais il n'y avait aucune raison valable de commettre cette atrocité.
- Laisse moi mourir et embouteille les âmes.
- Non. C'est immoral. Et nous n'aurions même pas de contenant assez grand.
Il prit ses mains dans les siennes. Et les posa lui-même sur les plaies. C
- S'il te plait, Dagmar.
- J'ai envie de mourir, Gaël.
Elle disait vrai. Elle avait l'envie de mourir. Plus que cela, elle en avait le besoin.
- C'est l'assimilation qui parle pour toi.
- Non. C'est la réaction que tout le monde aurait. Tu ne penserais pas la même chose ?
Elle se retourna à la recherche d'un morceau de verre pour abréger ses souffrances. C'était comme ça que l'on faisait avec les bêtes, elle n'avait jamais trop compris. Maintenant, elle comprenait.
- Dagmar ! Cria-t-il pour accapérer son attention.
Pour se faire entendre durant sa formation, il appréciait hausser la voix. Ce jour-là, il ne l'avait pas fait sans raison.
*
Elle sursauta, lâchant son éprouvette tandis qu'il récupérait ses affaires pour partir en urgence.
- Madame Cotier. Un peu d'attention, je vous prirai. Nous partons, un décès va survenir d'ici peu. Prenez la fiole qui recevra l'Âme.
Elle en avait toujours une à portée de main. Elle la prit dans sa main, veilla à ce que le bouchon soit de la taille adéquate, à ce qu'elle ait une Fleur de drakontos pour attirer l'Âme et de la cire d'abeille pour veiller à ce que la fiole reste fermée.
- Je suis prête.
- Allons-y, nous devons rejoindre la maison huit. Notre patiente est une femme de 68 ans. Certains symptomes de sa maladie actuelle ont été confondu avec son rhumatisme chronique. Ce qui a amené à un diagnostic tardif, qui même à l'aide de nos pouvoirs, n'a pu la sauver. Elle a demandé à mourir en étant chez elle, seule avec son fils. Mais nous nous devons d'être présents au moment où elle mourra. Pourquoi ?
- Pour parvenir à attraper son Âme avant que quiconque ne l'... ne l'...
- Ne l'assimile, la reprit-t-il. Quels sont les principaux risques lors d'une assimilation incongrue d'Âme ?
- Envie suicidaire, tristesse, violence, malaise, catatonie, mort, lista-t-elle sur ses doigts.
- Excellent, Cotier. Tu as matière à devenir Soigneuse. Je le pense sérieusement, ajouta-t-il en retrant dans la maison 8.
Dans cette maison, elle transpirait. Il y faisait une chaleur anormale. Comme si personne n'avait pensé à aérer depuis des semaines. Une vague odeur de renfermé s'était formée mais rien de dérangeant. Dagmar regarda son mentor qui reserrait son tissus autour de sa bouche. Elle l'imita. Les Collecteurs avaient toujours un risque accru d'exposition à l'assimilation d'Âme et ils devaient s'en protéger par tous les moyens. Son mentor lui avait raconté qu'il aimait amener avec lui un ami quand il était jeune Collecteur, il avait un bouclier qui empêchait les Âmes de s'approcher. Mais, Amégaël avait appris une leçon, les personnes dotées n'étaient pas toutes armées pour supporter le stress d'une Collecte, la preuve, certains soigneurs refusaient de s'en charger.
Un homme hurlait de desespoir en tenant une vieille dame dans ses bras. Des yeux vides de vie, une bouche ouverte sur un dernier soupir, ils arrivaient trop tard. Son mentor retira son tissu avec argne. L'exercice qui attendait Dagmar s'avérait complexe. Ils n'avaient pas encore étudié ce qu'elle devait faire si l'Âme avait été assimilée.
- Mike ? chuchota Amégaël.
Mike continuait de brayer comme un animal au comble du désespoir. Dagmar ne jugeait pas sa manière de vivre son deuil, non. Mais il fallait avouer que la comparaison lui sembla tout à fait adaptée. Cet homme souffrait.
- Depuis combien de temps votre mère est-elle partie ?
- Dix minutes, grinça-t-il.
- Nous avons fait au plus vite, commença son mentor.
- Au plus vite ?! gronda-t-il.
Dagmar recula d'un pas, comme lui avait appris son premier mentor. S'ils étaient en danger, il fallait laisser le mentor gérer la situation. "Violence" se rappela-t-elle. Amégaël avança d'un pas, les mains en l'air, signe de paix. Mike lâcha sa mère qui retomba sur son lit, les yeux toujours grands ouverts. Il étira son cou, sa tête tournant de droite à gauche. Quand il se mit à échauffer ses épaules, Amégaël se jeta sur lui et le balança contre le mur. Sonné, l'homme tentait de se libérer mais Amégaël tint bon.
- Si vous nous aviez autorisé à la prendre en charge, ou du moins à rester ici, cela ne se serait pas passé comme ça, lança Amégaël.
Dagmar se faufila tandis que Mike se recroquevillait, sonné par la culpabilité. Il était préférable pour leur sécurité à tous les trois que Mike ne soit pas violent. Une fois de l'autre côté du lit, Dagmar approcha sa main du visage de la défunte et lui ferma les yeux. Les deux hommes la fixèrent, surpris.
- Qu'est-ce que tu fais ? demanda Mike. Ne la touche pas.
- Elle avait les yeux ouverts, répondit-t-elle. Je suis désolée, je ne voulais pas être irrespectueuse.
Mike sourit. Elle se rappelerait toujours de ce doux sourire sur ce visage ravagé par la tristesse et par le désespoir. Parce qu'une seconde après, il ne tint plus sur ses jambes. Amagaël lui attrapa l'avant-bras et le dirigea pour qu'il s'assoit sur un fauteil. D'une seconde à l'autre, il allait perdre conscience. Le mentor chargea sa recrue d'aller chercher des ingrédients spécifiques dans la réserve.
Il resta là pendant que Dagmar courait dans les chemins pour rejoindre leur maison. Elle déboula à l'intérieur et fouilla les sacs à la recherche de tout ce qu'il fallait mais elle ne comprit pas la moitié de ce qu'il avait dit. Que sous entendait-t-il par "la plante du diable" ou par "les pétales de la forêt" ? Elle consulta le registre, à la recherche d'une quelconque entrée mais rien, ils n'en possédaient pas. Avec seulement la moitié des ingrédients, elle revint à la maison 8 et trouva son mentor au dessus du patient. D'abord, elle ne comprit pas. Puis, elle entendit le son d'une côte qui craque et sut : son coeur s'était arrêté. Elle lâcha son sac et attrapa le nécessaire pour la Collecte.
- Reviens Mike, reviens !
- Amagaël. Arrêtez, nous allons la Collecter.
Mais il ne s'arrêta pas.
- Non, on ne peut pas. Il y a deux Âmes maintenant. On ne peut pas. Ce procédé n'est possible qu'avec deux âmes.
Il ralentit la cadence, fatigué par l'effort. Elle se demandait ce qu'ils feraient s'ils ne les récupéraient pas. Parce qu'il ne pouvait pas continuer une réanimation indéfiniment. Dagmar prit une décision, lorsqu'elle vit que Amagaël perdait le rythme. Elle déboucha la fiole et l'approcha de la bouche de Mike.
- Non ! Dagmar ! Ecarte toi, lui ordonna Amagaël tandis que le ventre de Mike se gonflait d'air.
Les Âmes avaient ressenties la présence de la Fleur de drakontos. Elles remontèrent, s'engouffrèrent dans le goulot et glissèrent au fond de la fiole. Ni une ni deux, Dagmar appuya le bouchon dans la cire et l'enfonça pour les enfermer.
- Qu'as-tu fais ?! Dagmar !
- Je vous ai sauvé. Vous alliez arrêter le massage. Et si vous arrêtiez, vous auriez consommé les Âmes.
- Et cela aurait mieux valu que cette immoralité que tu as crée ! Une fiole d'Âmes. Si jamais ça se sait, nous sommes fichus. Dagmar, tu ne dois jamais...
- Qu'auriez vous fait dans cette situation ? Dîtes moi ?
Elle se redressa pour se grandir, et le regarda droit dans les yeux. Il fallait qu'il comprenne qu'ils étaient dans une impasse. Et qu'elle, l'adolescente, avait pris ses responsabilités.
- Il n'a pas eu de chance. L'assimilation d'Âme lui a causé des symptomes graves et forts, accorda-t-il avec sa voix de professeur, calme et posée.
- Violence, d'abord. Puis malaise, sans doute cardiaque. Et, euh... mort.
- Oui. Il est plus facile de gérer les envies suicidaires mais... nous n'avons pas eu cette chance.
*
- Tu dois m'écouter, Dagmar. J'ai encore des choses à t'apprendre.
Noyade. Elle tentait de braver les flots mais ça s'engouffrait dans sa bouche.
- Ce jour-là, j'ai mal vécu le fait de ne pas avoir moi même pris la bonne décision.
Elle était frappée. A terre, elle tentait de s'enfuir tandis que son mari l'attrapait par les jambes.
- Et j'ai eu peur que tu tombes du mauvais côté. Alors, je ne t'ai pas appris les conséquences à long terme. Ce que doivent supporter les Assimilateurs. Ils ne sont pas nombreux mais j'en fais partie.
Son attention fut détourné des images qui apparaissaient dans son esprit.
- Quoi ? Comment s'est arrivé ?
- Eh bien. Mon mentor était ivre, il avait bu de l'alcool de prune qu'il fabriquait lui-même. Et il est mort en tombant dans les escaliers. Donc son Âme m'est apparue sans que je ne puisse rien faire d'autre que de respirer.
Elle repensa aux bouteilles d'alcool qu'elle avait trouvé dans son armoire.
- Et depuis, j'ai du mal à me détacher de ses images qui m'apparaissent. Cela te le fera aussi. Mais à une puissance que je ne connais pas encore.
- Je ne survivrai pas assez longtemps pour...
- Cesse tes stupidités, cracha Amagaël. Tu penses à tous ces gens que tu vas pouvoir aider avec tes pouvoirs renforcés ? Dagmar, tu es surpuissante. Tu pourrais guérir n'importe qui.
- Guérir n'importe qui ?
- Tu es plus importante que n'importe lequel d'entre nous, malgré toi.
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