Chapitre 5 : Lionne.

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Les matins en compagnie de Madame Krug plongeaient ses élèves dans un sommeil profond. La voix soporifique de la quarantenaire, passionnée de récits de guerre, torturait Judith. Celle-ci n’aurait jamais imaginé se battre autant contre ses propres yeux. En effet, comme la plupart de ses camarades de classe, la lumière tamisée par les rideaux tirés alourdissait ses paupières. Le goût de sa prof pour les documentaires, “archaïques” selon la rousse, la dépassait totalement. Avachie sur son bureau, elle luttait pour garder un œil sur le téléviseur, tout en essayant de prendre des notes correctes. Un effort vain, celles-ci complètement illisibles et déformées par sa main lasse. Elle abandonna comptant sur Éloïse, qui restait toujours aussi assidue, pour lui confier les siennes plus tard.

Assis à la place devant, Erwan retenait également sa tête qui vacillait. Dans son autre main, le bic appuyé contre sa feuille à moitié remplie n’écrivait plus. La fatigue des cours, ajoutée à celle de son boulot, devait l’épuiser. Judith explora son dos d’une épaule à l’autre. Au travers de sa chemise devenue légèrement transparente par l’usure, elle trouva ses charmantes omoplates.

Il se réveilla en sursaut quand le bic atteignit le sol, le claquement agissant telle une alarme et profita de le ramasser pour jeter un œil derrière lui. Erwan lança d’abord un sourire fatigué à Seb. Il fit de même avec Judith, sans l’esquisse, plongeant son regard sombre dans le sien le temps de quelques secondes. Un laps de temps court qui attira tout de même l’attention du grand Noah. Ce dernier se gratta la nuque en l'observant la rousse lui tirer la langue. Elle-même, se mit à fixer alors la manière dont Erwan étira son cou. Les mèches en pagaille autour l'obnubilaient, tout comme l’absence des bagues en acier à ses doigts.

Jamais, même en étant l’une de ses amies proches, elle n’aurait imaginé qu’il vivait de prostitution. Il paraissait si simple, juste un garçon normal, avec des amis normaux et des notes moyennes. Rien chez lui ne sortait du lot, sinon Kley. Maintenant qu’elle connaissait son secret, certains détails lui sautaient aux yeux. Il n’était pas trop mal caché derrière sa touffe mal coiffée et elle n’aimait pas l’avouer, mais lorsqu’il était bien habillé, ce n’était pas le même garçon. Un aspect confirmé lors de leurs premiers rendez-vous. Elle l’imaginait à nouveau avec cette chemise noire et son veston en cuir.

Et puis, la façon dont il s’était moqué d’elle ce soir-là lui revint comme un coup de fouet dans la face.

***

L'entrée de Judith dans la brasserie avait été un spectacle pour tous ses occupants. Comme il l’avait souhaité, sa tenue contrastait avec l’ambiance chaleureuse. La petite blague de Kley avait donc eu l’effet escompté, celui-ci peinant à garder son sérieux. Une querelle avait éclaté entre les deux renards quant au choix de la table et embarrassa la jeune serveuse qui ne savait plus où donner de la tête.

Évidemment, ce fut Judith qui eut le dernier mot.

Ils se retrouvèrent collés aux portes fenêtres à une table haute, goûtant à la spécialité de la maison : deux gros hamburgers bien gras, accompagnés de frites saupoudrées de paprika et d’une présentation de bières artisanales. La troisième eut le mérite de donner le tournis à Judith.

  • Tout va bien ? s’assura Kley, un sourire en coin.
  • Et pourquoi ça n’irait pas ?
  • Je pensais que tu étais peut-être déjà saoule ?
  • N’importe quoi, grogna-t-elle en reprenant une gorgée. Et quoi, c'est ton but ? De me bourrer la gueule ?
  • Tu es ma cliente, chuchota-t-il, une étincelle dans le regard. Jamais je ne ferais ça.
  • Si t’es censé satisfaire les attentes de tes clientes, pourquoi tu m’as amenée ici ? Je t’ai dit que je voulais aller manger dans le centre commercial…
  • Je t’ai simplement joué un petit tour. Rien de méchant.
  • Je suis sûr que tu n’es pas comme ça avec tes autres clientes.

Il ignora son caca nerveux en prenant une grosse bouchée de son burger et ne répondit que par un sourcil levé. Judith mordit à son tour dans son repas et le foudroya du regard. Puis, elle se lécha les doigts et piqua sa serviette, la sienne déjà salie.

  • Comment elles sont d’ailleurs ? Tes autres clientes ?

Kley hésita face à ce nouvel intérêt.

  • J’ai un public assez mature…
  • Sérieux ? Tu te tapes des mères au foyer ? Ou peut-être même des grands-mères ! Elle avait quel âge la plus vieille ?
  • Ça n’a pas l’air comme ça, mais je suis soumis au secret professionnel. J’ai beaucoup de respect pour les femmes qui viennent me voir et je n’ai pas d’intérêt à te donner des informations les concernant, expliqua-t-il très sérieusement.
  • T’es vraiment pas drôle. De toute façon, ça veut dire ce que ça veut dire… Tu te tapes des vieilles !
  • Ce n’est pas moins bien que se taper toute l’école, rétorqua-t-il du tac au tac. Tiens, sujet sensible ? persifla-t-il en la voyant pâlir.
  • Ouais, tu ne les traites sûrement pas comme ça, répondit-elle avec froideur. Je m’en fiche, moi au moins, j’ai le pouvoir de ruiner ta vie sociale et ta scolarité.
  • C’est bien pour ça, que je n'ai pas confiance en toi.
  • Logique, on se connait à peine.
  • Tu crois pas que c'est plutôt à cause du fait que tu ais découvert mon secret et que tu me fais des menaces ? C’est naturel d’avoir peur de perdre son travail quand la personne en face de toi te fait du chantage. J’ai promis de ne rien dire sur toi, alors fais de même.
  • Alors, traite-moi comme une cliente normale, marmonna-t-elle.
  • Tu veux qu’on couche ensemble ? lâcha-t-il nonchalamment.
  • Quoi ?! Hahaha, mais ça va pas ! Sûrement pas avec toi !
  • Moins fort abrutie ! murmura-t-il en lui lançant une frite dans son assiette.
  • T’as vu ce que tu dis, jamais de la vie, répliqua-t-elle en lui renvoyant cette même frite.

***

Plat du jour à la cantine : boulettes sauce tomate et “french-fries”. Une frite entre les doigts, Judith s'amusait à l'écraser, un sourire perfide aux lèvres. Habituée à ses sautes d'humeur, ses copines ne prirent même pas la peine de la questionner.

Ce fut les garçons qui la sortirent de sa transe en proposant une sortie au karaoké. Juste “deux petites heures” pour apprendre à mieux se connaître. Malgré leurs parents sévères, Éloïse et Clara acceptèrent volontiers. Le charme persuasif de Noah n’y était pas pour rien. Sur place, les salles longeaient le couloir, telles des caissons, et l’intérieur était aménagé de fauteuils noirs formant un U autour de la machine.

Avec le serveur qui vint leur déposer des boissons sur demande, la table qu'ils avaient réservé fut rapidement débordé de verres, un seau d'alcool trônant au milieu de celui-ci. Des lumières rose, bleu et jaune dansaient sur les murs et le plafond insonorisé tandis que Seb et Chris pétaient le score au Karaoké. La performance était kitch et pleine de vie, la petite salle devenant étouffante entre les rires et le peu de place qui existait pour se mouvoir.

Cela aida à réduire l’écart entre Clara et Seb de façon considérable. Ce dernier l’encadrait totalement, le coude enfoncé dans le dossier du canapé et la main opposée sur sa cuisse. Ils faisaient “amplement connaissance” tandis que Chris encourageait plus timidement Éloïse à hausser la voix. Il se joint à elle en faisant l’idiot pour la détendre, ce qui semblait fonctionner aux sourires qu’ils se rendaient.

Depuis sa place, Judith les encourageait le poing levé. Elle fanfaronnait sans une once de honte sur la chanson dont elle connaissait à peine les paroles. Trois verres vides s’allongeaient devant ses pieds, ceux-ci posés nonchalamment sur la table. Le dernier qu’elle porta à sa bouche diminua dangereusement. Noah pris plaisir à passer son bras autour de son épaule pour la ramener un peu plus vers lui. Cela l’éloigna également d'Erwan qui était le seul à garder la tête froide. Par dessous ses mèches écrasées par son éternel bonnet, il s'obligeait à observer le spectacle :

  • Qu’est-ce que tu fous, abruti ? bégaya Judith sous l’effet de la boisson.
  • Tu baves ma jolie, répondit Noah en essuyant le coin de ses lèvres d’un revers de pouce.
  • Laisse-moi deviner, ça te fait bander ?

D'un grand sourire, elle le provoqua, une main écrasée contre son torse. Noah ne bougea pas d’un poil alors qu’elle louchait sur son nez.

Il semblait aimer être torturé.

  • Presque, gloussa-t-il, mais tu devrais revoir ton opinion sur moi, ajouta-t-il d’un ton plus sérieux sans pour autant quitter le flirt.
  • Essaye donc de me faire changer d’avis ! rétorqua-t-elle en prenant appui sur sa cuisse pour se relever.
  • Je dois comprendre que tu me laisses une chance ?

Ce dernier étendit ses bras le long du fauteuil en zieutant ses fesses. Judith roula des yeux en attrapant un nouveau verre avant de se laisser tomber à nouveau entre les coussins.

  • Qui sait ?

Instinctivement, Erwan à côté, retint son geste d'amener la boisson à sa bouche.

  • Tu t’arrêtes là pour aujourd’hui, déclara-t-il en lui volant son verre.
  • Ma bière !! Mais de quoi tu te mêles ? râla-t-elle en s’étendant à moitié sur lui dans une tentative veine de le récupérer.
  • Tu as assez bu. Regarde-toi, tu ne tiens vraiment pas à l'alcool.
  • Nan mais rien à voir ! Puisque c’est comme ça… Elo tu m’accompagnes aux toilettes, s’te plait ?

La brunette aux joues empourprées acquiesça. Elle n’avait pas l’habitude de boire. Judith attrapa sa copine par l’épaule, s’y écrasant avant de quitter la salle, laissant le pauvre Chris seul. Ce dernier se rassit, déçu, entre ses amis. Lorsqu’il tourna la tête à droite, il assista à un roulé de langues qui lui fit instantanément changer ses yeux de directions, mais il y avait une telle tension à sa gauche, qu’il se décida à finir sa chope en silence.

  • Er’, dis-moi honnêtement, débuta Noah en glissant sa main dans la nuque de son copain. Elle t’intéresse ?
  • Qui ça ? Judith ? répondit-il, d'un ton impassible.
  • Bah ouais, Judith ! Elle me plait bien la coquine.
  • Et quoi ? Tu comptes la respecter ?
  • Pas très sympa ça, je pensais qu’on était potes ! Je plaisante, je ferais les choses correctement, dit-il en jouant de ses doigts dans son cou pour répondre à son air sérieux. J’aime bien la taquiner, c'est tout, mais et toi ? Tu dois l'apprécier pour t’en inquiéter ?
  • Nan, elle est tout à toi.
  • Vraiment, mec ? demanda-t-il d’un ton insistant plutôt qu’interrogateur.
  • Ouais, vraiment.

Erwan n'échappa pas à une bonne grosse tappe sur son épaule de la part de son ami. La poignée de main qui suivit l'obligea à ressentir sa détermination à obtenir ce trophée. Noah était un coureur et le sentiment de toute puissance le guidait vers les filles. Aucune ne lui résistait, sauf Judith qui avait toujours su comment le remettre à sa place. Une peste de première qu’il percevait comme une gazelle à rattraper. Une fois qu’il l’aurait entre ses crocs, il n’hésiterait certainement pas une seule seconde à jeter son cadavre gisant dans le sable.


***

Cependant, s’il y avait une chose qu’Erwan ou plutôt Kley avait appris lors de leurs sorties, c’est que c’était elle, la lionne. Et tout au fond de lui, alors qu’il remettait son col en place dans le reflet du miroir de sa chambre au Major, il jubilait à l’idée de garder ce petit secret pour lui tout seul. Il glissa sa clé dans la poche de son cuir et prit le chemin de l’ascenseur tout en pensant que son pote méritait bien de se faire remettre une nouvelle fois à sa place. Pestant contre ses bagues prises dans ses cheveux, il les recoiffa avec attention tandis que le haut le cœur habituel de l'ascenseur le prit.

Ding.

Au rez-de-chaussée, les portes s’ouvrirent sur la rousse en talons hauts. Comme à son habitude, elle attendait d’un air espiègle l’arrivée de son jouet du dimanche. Il rit doucement en se remémorant les doigts de Noah dans son cou. De l’air menaçant et suffisant qu’il avait pris pour le mettre en garde, comme s’il n’y avait de toute façon aucune chance que le pauvre Erwan obtienne la fille. Ce n’était aucunement son but, mais en attendant, c’était à lui qu’elle donnait son bras tous les weekends.

  • Alors, mademoiselle, qu’est-ce que je vais devoir encore subir aujourd’hui ?

En plantant son regard carnassier dans le sien, elle lui flanqua une tappe dans le dos.

  • Un bowling, ça te dit ma pute ?!

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