Chapitre 1 : Major.

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Le culot seyait à Judith. Connue pour être une bimbo au caractère bien trempé, cette dernière en donna une énième fois la confirmation à son proviseur tandis qu’elle grattait les décorations sur ses ongles. Ceux-ci, jaunes et griffants, s’accomodaient parfaitement à sa personnalité.

Derrière son bureau, l’homme lui jeta un regard averti, bientôt hypnotisé par la bulle qui se forma entre ses lèvres. En effet, Judith mâchouillait son chewing-gum avec tant de voracité qu’il la soupçonna de le faire exprès.

Lorsqu’il la vit en train de réitérer l’exercice, il vira au rouge :

  • Est-ce que seulement tu m’écoutes ! s’écria-t-il, si fort, que le garçon à ses côtés sursauta.
  • Papa…

Lourdement, la rouquine releva son regard vers la petite famille.

Il était marqué par l’ennui.

  • Vous étiez en pleine discussion, nan ? releva-t-elle, en mastiquant férocement la gomme.
  • Une discussion par laquelle tu devrais te sentir concernée !

Le proviseur soupira de quoi dépoussiérer son bureau. Pour son âme, c’était trop tard, songea Judith.

  • C’est malin… Tom se retrouve au milieu de toutes les conversations, maintenant.

Elle décocha un rire qui lui fit entrevoir un seul côté de sa parfaite dentition. Comme beaucoup d’adolescents, elle avait eu droit au port d’un appareil dentaire. Judith se régalait de cette remarque. Elle et le fils du proviseur, dans les toilettes…

Voilà un autre point pour lequel elle était connue : ses coucheries multipliées. Sa mauvaise réputation avait atteint le summum lorsqu’une de ces rumeurs l’avait amené à se bagarrer. Il se disait que Judith aurait piqué le petit copain d’une des filles les plus sympa du lycée. Celle-ci s’était transformée en dragon dès qu’on lui avait soufflé à l’oreille et au moment de nier les faits, Judith avait préféré lui jeter un petit sourire. Pour autant, elle n’avait pas non plus été punie. Après tout, c’était l’autre qui lui avait sauté dessus.

La matinée avait été longue pour la rouquine qui avait assisté à une longue conversation entre le père et le fils sur la chasteté de ce dernier. Chaque mot l’avait poussé à s’enfoncer un peu plus dans le fauteuil, jusqu’à ce qu’elle soit enfin en mesure d’en placer une :

  • C'est pas gentil ça, pour une fois qu’il se démarque ! ricana-t-elle. Si je peux vous rassurer, Mônsieur, je n’ai pas touché au kiki de votre fils.
  • Tout est à revoir dans ton comportement… Il est temps que ça change. Ce n’est pas parce que tu es une bonne élève que je vais excuser chacun de tes actes.
  • Mais nous n'avons rien fait, dit-elle, le ton innocent et en haussant les épaules. Ce n'est qu'une rumeur.

Il surpris son petit gabarit à acquiescer fortement.

  • Bon, maintenant qu’on est là, tout le monde va y croire.
  • Vous me prenez pour un idiot ? J’ai été à votre place…

La mine retroussée des deux adolescents l’obligea à écourter ses propos. Il marqua une pause où il prit le temps de scruter le fond de leurs pupilles.

  • Vous n’avez vraiment rien à vous reprocher ?
  • Je te jure ! s’exclama son fils. Jamais j'aurais fait ce genre de choses avec elle, ajouta-t-il rapidement. Elle est trop vulgaire…
  • Je te remercie.

Le proviseur décida de fermer les yeux, tant sur le sourire amer qui s’insinua sur l’odieuse frimousse de son élève que sur ce qu’il estima être un mensonge. D’un geste, il les invita à regagner leurs classes. Il ne fallut qu’une seconde à son fils pour déguerpir. De même pour Judith. Elle disparut avant même qu’il ne puisse lui faire une remarque sur la longueur de sa jupe. À la sortie du bureau, la rouquine tomba inévitablement sur son camarade de classe.


  • La vache, on a eu chaud !

Judith roula des yeux.

  • Parle pour toi.
  • Ça va, aucune punition ! Par mon père, ça aurait été carrément la honte !
  • En attendant, bonne chance pour dissiper le malentendu.
  • Bah, tu sais…

Le blondinet se stoppa dans sa marche pour la dévisager de haut en bas. Il n’y avait pas de reluquage moins discret que celui-là.

  • Ça ne me dérange pas que tout le monde croit qu'on ait couché ensemble.
  • Tiens, où est passée ma vulgarité ?
  • Je l’ai mené en bateau, dit-il si fièrement qu’elle se décida à croiser les bras comme pour mieux le jauger. Et vu les trucs qu’on dit sur toi…

Les doigts qu’il amena doucement vers sa poitrine en attrapant son épaule finirent écrabouiller dans sa poigne. Il poussa un cri, plutôt de stupeur, que de douleur.

Judith défit sa prise en le dégageant :

  • Que ce soit clair, la seule chose que tu toucheras, c’est l’ego de ton père…
  • Hein, lego ? Tu sais à part le fait que tu pètes plus haut que ton cul, t’es plutôt mon style…
  • T’es con ou quoi ! Je te dis que jamais je coucherais avec un gars comme toi… T'es qu’un gamin.

***

Il y avait longtemps que les insultes ne l'atteignaient plus. Le dicton disait vrai, valait mieux être seule que mal accompagnée et puis dans le cas de Judith, ce n'était pas tout à fait vrai.

Elle comptait dans ses rangs deux grandes copines de longue date, dont le grain de folie les avait rassemblées. Clara la première… La jeune fille était aussi lunaire que sa chevelure platine gardée de boucles. Une pince sans rire guidée par le jugement et le dégoût des autres.


  • C’est que tu fais fort dès le début de l’année, lança celle-ci, son nez fourré contre le miroir de poche qui lui permettait de se refaire une beauté.
  • Clara, répondit Judith en battant des cils. Prends un peu exemple, ajouta-t-elle en désignant malicieusement son autre amie. Tais-toi !

La petite brune n’avait cessé de rêvasser jusque-là. D’un air suffisant, elle ferma son journal de classe d’un geste net, entre ses deux paumes. Puisque l’amour vache les liaient, elle ne se priva pas d’en faire bon usage.

  • Raconte-nous plutôt. Il ne s’est vraiment rien passé entre vous ?
  • Tu plaisantes, j’espère ? Bien sûr que non. C'est un gamin.

Dans sa bouche, ce mot sonnait comme la pire des insultes. Elle aperçut ses deux amies se jeter un regard complice.

  • C’est la fin d’un règne, plaisanta Clara.
  • Quand il n’y a que des bouffons… Quoi c’est vrai ! Aucun mec dans cette école ne se range au minimum de mes attentes !
  • À peine, les bouscula une voix forte.

Eloïse envoya ses yeux au plafond. Cela recommençait. Couper les filles dans leur discussion était l’une des sales habitudes de Noah. Le garçon en question abordait un sourire attrape-minette sous ses cheveux foncés. Un cran plus haut statuait un regard rempli de jugement. Massif, Judith se plaisait à dire qu’il mesurait la taille de sa lourdeur et elle mettait un point d’honneur à mépriser les filles qui pensaient avoir gagné au jackpot en tombant dans la même classe que lui et les types qui lui servaient d’amis : trois au total, un mec à la gueule de surfer, benêt à souhait, un mystérieux brun à la peau hâlé, et le dernier, le moins attrayant, gagnait en platitude à mesure qu’elle côtoyait cet éternel bonnet sur sa tête. Il avait au moins le mérite d’être silencieux. En effet, ce dernier n’avait jamais porté un grand intérêt à la guerre existante entre Judith et son copain, et ce, depuis qu’ils s’étaient retrouvés dans la même classe à la rentrée.

  • Quelle mauvaise foi, continua Noah. Quand on connaît le nombre de personnes avec qui tu as couché, et surtout quand on sait de qui il s’agit…
  • À ton avis, comment je sais qu’ils n’en valaient pas la peine ? rétorqua Judith.
  • Tu devrais peut-être mieux choisir tes partenaires.
  • Haha, c’est ça, et tu te proposes j’imagine ! Désolée, mais même toi, ô dieu Noah, tu ne réponds pas aux critères.
  • On peut les connaître tes critères ? dit-il avec une pointe d’agacement.
  • Être un homme.

La réponse rapide, et visée, lui fit glisser un silence dans sa bouche. Il ne lui fallut qu’un instant pour retrouver sa bavardise.

  • … Vraiment. Qu’est-ce que t’es chiante ces temps-ci.

En effet, en ce début d’année scolaire, Judith se montrait particulièrement acerbe. Elle était passée de la fille joueuse avec une grande gueule, à la fille chiante, avec une grande gueule. Certaines choses ne changeaient pas, à l’inverse de ses exigences. Son idéal masculin n’existait pas dans cette école et si Noah s’en rapprochait avec sa grande taille et son sourire à tomber par terre, il n’en restait pas moins un coureur et surtout, un gros con. Dès lors, elle avait décidé de tous les rembarrer, lui compris, revendiquant qu’elle méritait mieux qu’une bande de “puceaux en chaleur”.

Ce fut de cette manière qu’elle débuta des recherches intensives sur le net, en passant par les sites de rencontres (avec une once d’espoir), et pornographiques (pour le fantasme), pour enfin découvrir l’existence des escortes, aussi communément appelés des gigolos. Des hommes vendant leurs corps ? La proposition parut de suite alléchante pour une fille dont l’argent de poche n’avait pas de limites.

En cherchant des établissements à proximité, Judith en découvrit un en ville qui lui fit particulièrement de l'œil : le Major, un endroit classe, chic, mystérieux, une pointe élitiste… S'en était presque bizarre. Pourtant, elle décida de s'y rendre, et ce, tous les jours depuis que le charmant vieil homme à l'accueil lui avait fermement interdit l'accès.

  • Encore vous. s'exaspèra ce dernier, le comptoir les séparant.
  • Je vous avais bien dit que j’abandonnerais pas. Alors, vous me vendez les services d'un homme aujourd'hui ?
  • Combien de fois vais-je devoir vous le répéter ? Ce n'est pas un endroit pour une jeune fille de votre âge. Il serait honteux que j'accepte…

Ces derniers mots allumèrent une ampoule au-dessus de sa chevelure rousse.

Elle claqua des doigts :

  • Donc, il y a une possibilité ! Allez, oubliez donc un peu votre morale ! Vous savez que je viendrais autant de fois qu'il le faut.
  • Je ne voulais pas en arriver là, mais si vous insistez, je vais devoir appeler la police…
  • J’ai de l'argent, pouffa-t-elle. Je me débarrasserais d'eux facilement.
  • Non, c’est non, Mademoiselle.
  • Mais quelle tête de mule !
  • Je ne vous le fais pas dire !

Le face-à-face se transforma en une bataille de regards, à celui qui l’abaisserait en premier. Judith tenue bon, même lorsque la porte d’entrée émit un son, mais elle eut la vive sensation de gagner la partie en trouvant la crise dans les yeux du réceptionniste. Un grand homme se démarqua dans le hall, également vêtu d’un costard. Il le portait bien moins conventionnellement, le col de sa chemise dessiné pour laisser place à des chaînes. D’autres bijoux ornaient ses oreilles et ses doigts. Les nombreux sacs au bout de ceux-ci laissaient deviner une folle journée de shopping. Il courba l’échine pour les abandonner auprès des fauteuils à dispositions des clientes. La façon dont il releva sa paire de Ray-ban dans sa chevelure noire fit grandir des cœurs dans les prunelles de Judith.

Elle l’avait trouvé, son idéal.

  • Monsieur Gilles, dit-il, d’un ton d’emblée interrogateur. Que se passe-t-il ? Est-il possible que cette jeune fille… vous importune ?
  • C’est exact, l'accueillit-il, telle une bénédiction. Il y a des jours que je me démène d’expliquer à Mademoiselle qu’elle n’est pas en âge d'accéder à nos services et malgré mes avertissements, elle continue d’insister. La menace d’appeler la police ne semble pas non plus faire effet.

Une main vint gagner la taille de Judith. Cette dernière, mesmériser par le paradis qu’incarnait son regard, mesura sa chance de gagner de tels bras.

  • Dans ce cas, je vais tâcher de faire comprendre à "Mademoiselle" qu’il est temps de partir. Ce n’est pas très élégant de ta part de placer mon collègue dans cette situation.
  • Je veux juste payer pour un homme, expliqua-t-elle. Comme toutes les autres personnes qui viennent ici. Je ne vois pas ce qu'il y a de mal à ça et j'ai de l'argent. Je suis prête à payer le double s'il le faut, tout ce que je demande, c'est une soirée avec l'un de vos collègues, ou avec vous-même, proposa-t-elle d’une voix ravageuse.
  • Bien tenté ! Mais je ne fais pas dans les adolescentes exécrables, lui envoya l’homme.
  • Si vous pensez que ça va me décourager…
  • À ce stade, j’imagine que non, mais je suis curieux, déclara-t-il. Qu’est-ce qui pousse une fille comme toi à venir dans un tel endroit ?
  • Les blaireaux de mon lycée ne sont pas assez matures. Je pense que c'est une raison suffisante pour venir dans votre établissement, non ? Ou devrais-je me ranger auprès du côté des hommes mariés ?
  • Quelle enfant bornée, souffla le réceptionniste.
  • Je vois, dit l'autre.

Ce dernier s’adossa au comptoir, pensif. Un rictus égaya son visage à mesure qu’il constatait le sérieux de Judith. Elle avait le feu dans les yeux.

  • Pourquoi tu ne lui donnes pas ce qu'elle veut ? reprit-il, à l’égard du réceptionniste qui s’essoufla instantanément.
  • Adam, tu n'es pas sérieux… ?
  • Réfléchis un peu, si tu lui sers Kley, ça devrait le faire ? se mit-il à chuchoter. Ils doivent avoir à peu près le même âge. Je pense qu’il répondrait à ses attentes…
  • Euh je vous entends, vous savez… et je suis pas venue ici pour me taper un gamin de mon âge. En plus, c’est pas illégal d'embaucher des mineurs dans ce genre d'établissement ? Je me demande ce que la police en penserait.

Elle fut satisfaite de l’injure qui sortit de la bouche de Mr. Gilles. Ils venaient de faire une erreur. Adam ne se décomposa pour autant :

  • Tu sais, ce garçon dont nous parlons a également dû nous convaincre avant que nous l’embauchions. Ça ne me fait pas très plaisir de faire sa pub, mais… c’est un pro. Demande-lui de descendre, dit-il à Monsieur Gilles qui attrapa le téléphone à contre-coeur.
  • Ça ne changera rien à ce que je pense, assura l’adolescente.
  • Attends de le voir.

Le clin d'œil qui lui accorda la déstabilisa, davantage charmée. De son côté, le réceptionniste attrapa l’autre personne au bout du fil.

  • Oui, Kley, pourrais-tu prendre une cliente, maintenant ? Nous pensons que tu es le mieux placé pour t’occuper d’elle… Oui, oui, Adam. D’accord, à tout de suite, conclut-il avant de mettre un terme à l’appel. Il va arriver d’ici dix petites minutes.
  • Et en plus, vous me faites attendre…

***


Tout ce que Judith avait pu voir du Major jusqu’ici était ce hall clinquant. Depuis l’un de ces fauteuils, elle marquait son mécontentement de ses jambes croisées, impatiente de rencontrer le poulain du beau Adam. Armée de son téléphone, elle guettait Monsieur Gilles. Celui-ci surveillait chacun de ses gestes, amusé de ses réactions. En effet, le temps devenait long pour Judith, et vu l’âge qu’ils lui avaient annoncé, elle ne s’attendait pas à grand-chose.

Malgré tout, elle se redressa, tel un renard à l’affût, lorsqu’elle entendit l’ascenseur descendre. Ses yeux rivés sur le cadran où le numéro des étages défilaient, elle sentit son ventre se tordre. Pourquoi s’emballait-elle ? Elle eut le réflexe de se recoiffer, ce qui décrocha une expression sans égale au réceptionniste. La petite sonnette retentit et les portes qui s’ouvrirent laissèrent place à un silence pesant. Une chaussure cirée apparut, puis l’autre, surplombées d’un jean noir et d’une chemise rentrée de la même couleur. Elle était trop large, flottante aux alentours de son cou. Le jeune homme amena sa main décorée de bagues en acier au-dessus de sa tête et ôta le chapeau qui ne laissait voir qu’un bataillon de mèches auburn afin de se présenter dans les meilleures conditions. À la vue de Judith, le couvre-chef lui échappa. Cette dernière, bouche grande ouverte, se leva, pour ensuite s’approcher à tâtons du garçon qui était devenu statue.

  • Haha, toi... ! Kley ?

Monsieur Gilles fut alerté :

  • Y a-t-il un problème ?
  • … Non, il n’y en a pas, répondit l’escort.
  • Vous convient-il ?
  • S’il me convient, répéta-t-elle, comme subjuguée. Oh oui, il est parfait ! Ouais, je vous le prends !

Bien que le sourire diabolique qui ornait ses lèvres ne lui disait rien qui vaille, le réceptionniste n’eut plus le choix d’accéder à sa demande. Elle en avait payé le prix, au grand désarroi de son achat.

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