Chapitre 10 : Tchin Tchin
Adam sortait de sa chambre, une femme à son bras. Il avait les cheveux encore mouillés. La douche lui avait permis de se rafraîchir les idées. Rares étaient les fois où il se sentait aussi satisfait que sa cliente. Celle-ci lui avait fait tourner la tête.
- Elona… Je suis ravie que vous soyez venu à moi, lui partagea-t-il d'une voix rêveuse. Je vous raccompagne jusqu'à l'entrée ?
- Avec grand plaisir, répondit cette dernière en refermant un peu plus ses griffes autour de son muscle.
Tout en attrapant sa taille, il glissa un œil dans son chemisier mal boutonné. Le métier réservait des surprises, tant de mauvaises que de bonnes. Cette nuit lui en avait offert une des meilleures. Lorsque cette nouvelle venue, à peine quarantenaire et à la crinière brune se présenta à l’accueil, il aurait parié en une mijaurée si elle n’avait laissé finement entrevoir sa dentelle.
À l’unisson, ils empruntèrent les couloirs. Adam était friand de ces instants, convaincu que la plus minuscule des attentions serait retenue en sa faveur. Les femmes raffolaient de ces petits gestes. Si certains collègues laissaient leurs clientes retrouver le chemin par elles-mêmes, lui transformait ces moments en rendez-vous.
Il s’agissait d’une des nombreuses raisons qui le rendait si attachant, mais aussi ce qui faisait de lui l’homme le plus prisé du Major. Jouir de ses services relevait de la rareté.
- J’espère que tu reviendras.
Le regard amoureux qu’elle lui jeta le conquit. Chaque minute comptait et une fois l’heure passée, le service prenait fin. Cela dit, il aimait les extras. Ce genre de plus qui les obligeaient à devenir accro.
Adam s’arrêta sur le palier, quittant le couloir. Il l’attrapa par les épaules pour l’embrasser, d’une poigne ferme, sa langue caressant la sienne avec douceur. Leurs jambes se croisèrent. Le souffle court, sa cliente poussa un soupir. Cela ne servait à rien d’utiliser des mots pour la convaincre. Ils avaient passé un excellent moment.
- Je pensais… que c’était interdit, rit-elle nerveusement.
- Ainsi, mieux c’est, lui souffla-t-il à l’oreille.
Elle reviendrait.
Ils s’apprêtaient à continuer leur route quand la porte du couloir opposé s’ouvrit. Adam détailla le plus jeune de l’établissement.
- … Kley, peina sa cliente à prononcer, ses mains essayant de rendre à ses vêtements un peu d’allure.
Ce dernier était sur son son trente-et-un. Pour les sorties, il privilégiait la chemise noire souple. Celle-ci était en lin, tout juste transparente, le col large laissant entrevoir une partie de ses clavicules. Bagues et piercings, pantalon en toile cintrée, ainsi que des chaussures cirées : il avait mis le paquet, son charisme résidant dans sa simplicité. Sa tenue allait de paire avec son humeur.
Kley les dévisagea, attrapant Adam d’un regard teinté de violence. La prénommée Elona s’en remua, n'ayant aucunement le temps de s’en réjouir, le rire cinglant de Kley écorchant ses oreilles. Le dédain qu’il octroya à ses prunelles lui fit bizarre. Il n’avait jamais manqué de gentillesse au cours de leurs étreintes.
Prétextant devoir partir, Elona disparut rapidement, Adam la laissant s’évader à contre-coeur. Il tenait à ses rituels.
- Je ne pense pas qu’agir de cette manière te donnera une bonne réputation, lança ce dernier avec une pointe d’agacement.
Il aurait adoré lui infliger le supplice du silence en l'ignorant. Malheureusement, à l’écoute de sa voix faussement bonne, Kley n’arrivait pas à se contenir :
- … J’ai l’air d’en avoir quelque chose à faire ?
- C’était ta cliente.
- Exactement, dit-il en plissant le regard. C’était. Elle peut courir pour passer à nouveau un moment avec moi.
- Aucune crainte. J’en ai éradiqué toute envie.
- C’est qu’elle a mauvais goût.
Adam se pourlécha les lèvres, autant amusé que irrité.
- Si tu continues à m’envoyer tes clientes, tes dettes vont s’échauffer.
- … dit celui qui prend de plus en plus de rendez-vous.
- J’en prends, c’est certain.
Le sous-entendu était clair.
Agacé, Kley s’aventura dans les escaliers, il allait être en retard.
- Alors que toi… enchaîna Adam, sur ses talons. Depuis quand n’as tu plus toucher une femme ? C’est le comble dans cette profession. Rappelle-moi de remercier Judith, d’ailleurs…
Cela l'obligea à se retourner vivement au milieu des marches.
- Pourquoi tu ne retournerais pas à tes occupations au lieu de me suivre comme un chien ?
- Houhou ! C’est que tu es vraiment de mauvaise humeur. Je parie que tu as encore rendez-vous avec elle ce soir…
Kley maintient son regard dans celui d’Adam, oubliant les centimètres qui les séparaient. Ce dernier y lut qu’il avait visé juste.
- Tu ne peux que t’en prendre à toi-même. Si tu faisais ton boulot correctement, ça ferait longtemps que tu l’aurais mis dans ton lit… Quoique vu ta tenue du jour, je peux en déduire que tu t’es enfin décidé…
- Dis pas n’importe quoi, grogna-t-il en secouant la tête.
- Aurais-je touché une corde sensible ?
- Écoute-moi bien, tu n’as rien touché, et la seule décision que j’ai prise ce soir, c’est de m’amuser. J’ai été invité à cette soirée, je ne compte pas m’en priver pour Judith, même si elle a décidé de me coller aux basques…
- Minute, l’arrêta Adam d’un geste, perplexe. De quelle soirée tu parles ?
- Tu n’as pas reçu l’invitation, peut-être ?
Alors qu'à aucun moment l’élégant homme n’avait sourcillé à aucun instant, cette fois, il tomba des nues.
- Tu plaisantes ? Tu ne vas quand même pas l’emmener là-bas… ? Kley, le retint-il, grave.
- Si tu dois faire la morale à quelqu’un, fais la à Judith. Je n’ai jamais voulu qu’elle s’incruste dans mes affaires.
- Peu importe. Ce n’est vraiment pas un endroit où…
- Dis-le lui à elle.
En se dégageant de sa prise, Kley prit le dernier escalier qui l’amena jusqu’au hall d’entrée. Adam atterrit sur le carrelage doré juste après lui. La vision de la rouquine lui fit regretter toutes ses taquineries.
Elle était déjà là, appuyée à la réception, grandie par ses talons. Les sandales noires aux lanières montantes décoraient joliment ses chevilles, ses jambes de mannequins, croisées.
Judith, devinant l'arrivée de son rendez-vous, offrit une vue plus précise sur sa robe. La matière en jean lui collait à la peau, deux bleus s’y mêlant. Elle était courte, le décolleté enrobant parfaitement sa poitrine, soulevée par les bretelles. Les ongles peints en noir, elle caressa sa chevelure. Tout en longueur, Judith paraissait légère comme une plume. Aussi mince que le sourire sur ses lèvres.
- Ne l'emmène-pas.
Adam eut aussitôt fait de se retrouver en train de paître avec les moutons.
- Kley, écoute, tenta-t-il de le retarder. C’est sérieux, tu ne peux pas l’emmener là-bas.
- Si ça t’embête autant, tu peux toujours faire le chaperon, rétorqua-t-il avant de le rejeter une nouvelle fois.
- … Veille sur elle au moins.
Il espérait que ces mots ne tombent pas dans l’oreille d’un sourd. Désappointé, il se rangea aux côtés de Monsieur Gilles.
L’ambiance entre les adolescents n’avait jamais été aussi lourde, la rudesse de Kley en étant principalement la cause. La rouquine ne se montra aussi provocatrice qu'à son habitude. Elle semblait au contraire attendre sagement, quoi qu’avec un peu d’impatience, un quelconque mot de sa part.
Ce qu’il fit :
- C'est bien, tu es dans le thème.
Interdite, Judith comprit où il voulait en venir quand il la balaya de haut en bas avec une pointe de mépris. En réponse, elle leva un sourcil. Elle ne s’était encore jamais sentie mal à l’aise entre les quatre murs du Major. À tel point qu’elle n’entendit rien de ce que les trois hommes se racontaient. Monsieur Gilles devait de toute manière se plaindre de cette sortie, la jugeant constamment trop jeune pour s’y rendre, pendant qu’Adam jouait certainement de ses meilleures cartes pour embêter Kley.
Ce dernier tombait toujours dans son piège…
- Judith…
Entendre son prénom la fit émerger. En calant une mèche de cheveux derrière son oreille, elle accorde de l’attention aux hommes.
- Quelle mise en beauté, la complimenta Adam en venant lui attraper la main. Ne voudrais-tu pas plutôt rester en ma compagnie ?
En battements de papillon, elle cligna des yeux, surprise. Elle en oublia un instant de le charmer à son tour. Au travers de son toucher, de ses doigts contre les siens, Judith le sentit présent. Il relevait toutes ses attentes. Autant par sa masculinité que sa personnalité gracile. Adam était naturellement bourré d’attention, à l’inverse de son camarade de classe.
Lui, il ne faisait que râler.
- Si je le pouvais… répondit-elle, un fin sourire s’installant enfin sur son minois.
- Je préfère ça, rétorqua Adam en caressant sa joue. Vivement que tu aies dix-huit ans.
Judith eut un rire nerveux, n’arrivant pas à le prendre au sérieux. Amicalement, elle cogna son épaule à la sienne, laissant l’opportunité à l’escort de l’attraper dans ses bras. Entourée de la tête au pied, elle releva ses yeux maquillés vers le garçon qui aurait dû prendre soin d’elle. Le renard était de sortie et pour ne rien améliorer à la situation, Adam prenait un malin plaisir à jouer avec sa cliente.
- Quel dommage que je sois pris ce soir, je t’aurai accordé une offre spéciale, dit-il auprès de son oreille.
Lorsque la rousse gloussa, Kley se renfrogna, l’arête de son nez se plissant sous le coup de colère.
- La voiture est arrivée, déclara ce dernier d’un ton strict.
- Hum, et pourquoi ne pas rester ici ? Dans deux petites heures, je suis à toi…
- Bon, ça suffit. Viens ici.
Elle rigolait quand il l’attrapa par le bras pour lui arracher des siens.
- J’ai dit que la voiture était arrivée. On doit y aller, dit-il en maintenant son regard, son poignet dans sa main.
- Quoi…
- Où alors tu m’as fait un caca nerveux pour m’accompagner pour rien ? Tu préfères que je te laisse seule ici ?
- … J’ai dit que je venais à la soirée…
- Alors, ramène ta fraise.
En glissant ses doigts aux siens, Kley la tira vers la sortie.
- Tu dis qu’elle t'ennuie, mais même Judith, tu as peur que je te la vole… ! s'écria Adam, avec l'espoir que cela l'atteigne.
La porte du Major claqua derrière eux. Comme prise dans un tourbillon, Judith se retrouva assise à l’arrière de la voiture sans le voir arriver. Elle eut à peine le temps de constater le luxe dans lequel elle était assise, quand il se joint à la banquette.
Elle le fixa.
- Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il d’un ton brut.
- … C’est quoi ces histoires de vol… ?
- … Je te l’ai dit, non ? À ton avis où vont mes clientes quand elles ne peuvent pas être avec moi ? Et pendant ce temps-là, je perds de l’argent à m’occuper de tes caprices.
- Pas besoin d’être aussi méchant. T’es vraiment affreux ce soir, alors que oui, tu es censé t’occuper de moi. Je paye aussi je te ferais remarquer.
- Je t’avais prévenu que si tu venais…
- C’est bon, lâcha-t-elle en croisant les bras, avant de tilter sur le mini réfrigérateur. Tu as raison. Fais la gueule. Moi, ce soir, je compte bien m’amuser...
Il retint sa main et l’ouvrit à sa place, attrapant de suite deux coupes qu’il remplit allègrement.
- Moi aussi.
Ne sachant quoi répondre, ni à quoi s’attendre, Judith abaissa simplement le menton. Elle préférait imaginer l’improbable, rapprochant son verre du sien, afin de trinquer à une soirée bien arrosée.
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