Chapitre 13 : Gagne-pain.

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Judith sortit de la salle de bain avec les cheveux rangés derrière ses oreilles. Celles-ci, habituellement cachées par sa longue chevelure rousse, n’étaient pas bien grandes. Un peu comme les légères taches de rousseur que révéla son visage démaquillé.

  • Quoi ? lança-t-elle, à l’égard de Kley, qui la fixait depuis le lit.

Ce dernier ne l’avait jamais vu qu’apprêtée.

Elle dénotait avec cet ensemble de survêtements.

  • Tu n’as jamais vu un rat de compétition ? enchaîna-t-elle, en fourrant sa robe dans le sac qui avait été prévu à cet effet.
  • Tu es le rat, c’est ça ?

Il était vrai que sans mascara son regard lui parut plus petit, et fatigué, mais le naturel ne lui allait pas si mal. Sous son teint malade, il devinait une peau bichonnée. Pour autant, il ne la complimenterait.

  • Allons-y.

Sinon, il en entendrait parler jusque dans sa tombe.

  • Où ça ? demanda Judith, perplexe.
  • Prendre le petit dej’.

Cela ne sembla pas la ravir. Au contraire, elle parut déçue, et n’apparut pas plus en forme après son passage sous la douche.

  • Je ne mange pas le matin, dit-elle, en glissant une main sur son ventre. Et j’ai la gerbe. Je vais appeler un taxi et rentrer chez moi.

Kley l’observa fermer correctement le sac en plastique qui contenait sa robe. La rouquine manquait d’énergie, sans aucun doute à cause des heures de sommeil perdues, mais il y avait autre chose. Il la trouva dans ses pensées, égarée.

  • Moi non plus je ne mangeais pas le matin, mais ça, c’était avant de travailler ici.

La remarque eut le mérite d’allumer une étincelle dans ses yeux de renarde. Elle voulut bien le suivre. Après tout, c’était la première fois qu’elle l’entendait évoquer son travail de cette manière-là. Habituellement, il n’en citait rien d’autre que le prix ou les règles à respecter. Le pourquoi et le comment Erwan avait atterri au Major, l’intriguait toujours.

Alors que ce dernier attrapait ses clés dans la poche de son sweat, Judith observait minutieusement son profil.

  • Tu fermes toujours derrière toi ? demanda-t-elle, d’un ton curieux.
  • C’est obligatoire, oui.

Elle jeta ensuite un œil à l’ascenseur au fond du couloir.

  • Ah oui ?
  • Oui, on ne sait jamais à qui on peut...

Prise d’une idée, elle lui flanqua une claque sur la main, l’obligeant à lâcher les clés par terre, et détala comme une gazelle.

  • Le premier en bas a gagné !!

Vite, Kley les ramassa.

  • P’tain !

Il eut du mal à retrouver la bonne clé, pris de court. Surtout, il ne fallait pas qu’elle descende toute seule, mais Judith trépignait déjà devant les portes de l’ascenseur. Quelle idée pourrie il avait eu de les rassembler toutes sur le même trousseau.

Du coin de l'œil, stressé, il vit la rouquine entrer à l’intérieur. Enfin ! Un petit tour dans la serrure, et il piqua un sprint jusqu’à l’ascenseur, pour se glisser entre les portes, de justesse. Il emporta Judith dans sa course et se rattrapa à la paroi métallisée derrière elle, les deux mains plaquées de part et d’autre de sa tête de garce.

En relevant son regard dans le sien, Kley lui accorda un sourire triomphant. La mine malicieuse qu’elle lui afficha en retour, s’effaça aussitôt.

Il lut l’illumination sur son visage :

  • Ha, je…

Elle se souvenait de quelque chose. Kley fouilla ses prunelles, en se détachant, l’ascenseur descendant.

  • Tu m’as tenu les cheveux pendant que je vomissais, dit-elle d’une mine dégoûtée.
  • … Tu te souviens… de ça ?
  • Argh, désolée, c’est dégueulasse…

Judith se pinçait le nez alors qu’ils arrivaient à bon port. Aussi vite que les portes s’ouvrirent, Kley appuya sur le bouton, empêchant alors quelqu’un de monter.

  • Qu’est-ce que tu fais ??
  • Faut qu’on parle.

L’ascenseur remonta.

  • De quoi tu te souviens d'autres ? demanda-t-il, d’un ton précipité.
  • Heu… Je…
  • Ok, peu importe, on en parlera plus tard. Je veux juste que tu saches que nous ne serons pas seuls quand on va descendre. Il y aura d’autres escorts…
  • Waw, trop bien !!
  • Non, ce n’est pas trop bien. On va aller manger dans une petite salle, il y aura quelques collègues et il y aura aussi, sûrement, leurs clientes. Toi, tu es ma cliente. Ça veut dire que tu as payé pour passer la nuit avec moi, d’accord ?
  • Mais… j’ai rien payé, si ?

Il roula des yeux, à nouveau au troisième étage, et appuya encore une nouvelle fois sur le bouton pour descendre au rez-de-chaussée.

  • C’est reparti pour un tour ! Tu veux que je dégueule encore, ou quoi ?
  • Tais-toi ! dit-il en lui calant une pichenette sur le front. Une fois en bas, tu restes tranquille.

Un vilain sourire se dessina sur ses lèvres.

  • Tu… ! fit-il en la pointant du doigt.
  • Ok, ok, je serais sage.
  • Merci. C’est important que ce qui s’est passé hier ne se sache pas.

Cette fois, c’était la bonne. Kley vit qu’elle abaissa le regard.

Ding.

  • On a contourné plus d’une règle, dit-il à voix basse. Je t’en prie, l’invita-t-il alors à s’avancer dans le hall doré.

Judith fut immédiatemment éblouie par la vue de plusieurs hommes. L’un d’eux s’apprêtait à monter dans l’appareil. Les cheveux ras, il se présentait comme une armoire à glace, mais possédait des traits accueillant.

  • … Tu t’amuses de bon matin, Kley ? lança ce dernier en s’attardant sur la rousse.
  • Salut, hum, désolé pour l’ascenseur. J’avais oublié un truc dans ma chambre.
  • J’espère que ce n’était pas cette jolie demoiselle ?

Agréablement surprise par le clin d'œil qu’il lui octroya, Judith le détailla avidement tandis qu’il s’enfonçait dans l’ascenseur.

  • Ne te laisse pas avoir, il fait ça pour t'avoir dans ton lit.
  • Mais il peut, dit-elle en se mordillant la lèvre inférieure.
  • Ju… ! Rah, laisse tomber. Et juste au cas où, tu es majeure.

Son âge était un problème et à juste titre, tout comme celui de Kley. La personne qui les avait fait se rencontrer au sein du Major résidait au comptoir.

Judith voulut l’appeler :

  • He ! Ad…

Mais Kley l'empêcha de rejoindre l'escort en lui attrapant la main.

  • Non, pas maintenant.
  • Mais…

Adam l’avait pourtant entendu. En découvrant la rouquine, la stupeur se lit sur son visage. À ses côtés, discutant avec le réceptionniste, un grand blond se tourna également dans leur direction. À cet instant, il décida d’accorder un signe chaleureux de la main à Judith.

  • Alors, c'est elle ? Celle qui donne tant de fil à retordre à notre benjamin, s’exprima l’autre. Elle fait bien jeune, elle aussi.
  • Elle l’est, fit Adam. Quand elle s’est présentée la première fois, elle venait tout juste d’avoir dix-huit ans. Un peu comme toi quand tu es arrivé ici, finalement…

Le coude bien placé auquel il eut droit l’obligea à détourner son attention des deux adolescents. Quand il revint dessus, ils avaient disparu.

***

Assise à une table encline au tête-à-tête, Judith observa les contours de la pièce. Le Major possédait donc une arrière-salle à la réception. Celle-ci permettait aux escorts de prendre leur petit-déjeuner en toute intimité, avec ou sans leurs clientes. Judith n’en compta que deux, et ce, en superbe compagnie. Il y avait aussi cinq escorts. Deux duos et un jeune homme, en train de lire le journal, paisiblement.

Alors qu’elle prenait connaissance de ses traits sous sa chevelure brune, ce dernier leva ses yeux bleus dans sa direction. Les mains attachées à sa tasse, encore vide, Judith sentit son ventre se tordre. Subtilement, il caressait ses prunelles des siennes, un léger sourire aux lèvres. Il avait l’air grand et engagé dans sa vingtaine.

La silhouette de Kley lui empêcha de divaguer sur son torse, qu’elle imagina parfaitement musclé sous son haut, et le claquement du plateau qu’il laissa glisser sur la table l’obligea à revenir à la réalité.

  • Tu te fais avoir, dit-il, les sourcils froncés.
  • On est dimanche, j’admire les saints…

Il retint un soupir et s’installa devant sa cliente.

Kley s’attela à lui servir le café.

  • Lait ? Sucre ?
  • Juste un peu de lait, répondit-elle, en regardant par-dessus son épaule.
  • Tu peux le regarder autant que tu veux, tant que tu auras dix-sept ans, tu peux l’oublier.
  • Chut !
  • Ah, ça t’importe, maintenant ?

En se fixant, ils dégustèrent tous les deux une première gorgée de leurs boissons chaudes. Judith ferma les yeux un instant. Elle se sentit revivre. Ils entamèrent les quelques viennoiseries qu’il avait apportées à table.

  • Je dois te demander…
  • Est-ce que les autres escorts habitent ici ? le coupa Judith, en grignotant un morceau de pain au chocolat.

Kley se sentit prit au dépourvu.

  • C’est plutôt qu’on loue notre chambre, dit-il sans parler trop fort. Certains y restent de manière permanente, oui.
  • Toi, c’est pas le cas ?
  • Non, je ne reste que le week-end.
  • C’est un peu comme un internat, en gros ? Mais au lieu de vivre la semaine ici et de retourner chez tes parents le week-end, c’est l’inverse ?
  • … C’est ça, oui.

Il l’observa attraper un croissant, cette fois, et voulut sauter sur l’occasion de son silence pour reprendre la parole.

  • Tu payes ta chambre avec ton salaire, alors ? le prit-elle à nouveau de court.
  • Oui, euh…
  • C’est pas trop cher ?
  • Non, je reste peu, alors…
  • En soi, avec ce job, tu ne dois pas manquer d’argent…

La petite cuillère qu’il tenait lui échappa et s’écrasa contre son assiette. Cela fit un bruit qui retint l’attention de tout le monde le temps d’une seconde. Kley garda son regard rivé sur ses viennoiseries. Elle continuait de poser mille questions.

  • De quoi tu te souviens ? lâcha-t-il, en plein milieu de son monologue.

Il était contrarié.

Judith le remarqua, mais ne sut pas en faire bon usage, plongée en arrière dans les souvenirs de la soirée. À quoi faisait-il référence, exactement ? À cet instant, où elle avait vu ce couple baiser sous ses yeux, ou à ce moment où il se faisait sucer ? Cette sortie lui avait permis de se rendre compte des dessous de son métier.

  • Qu’ils s’amusaient bien ! s’exclama-t-elle, en riant.
  • … Arrête de faire la maligne.
  • Ça ne m’a pas choqué, pourtant, ajouta-t-elle, d’un ton léger.
  • Tu te souviens de comment on est rentrés ?
  • … Non, dit-elle en pinçant les lèvres.

Kley se pencha vers elle.

  • C’est normal, tu as été droguée.

Il la vit faire à peu près la même tête que lorsqu’elle eut compris que la soirée se voulait être une immense coucherie. Elle se rappelait vaguement avoir discuté avec cet escort, Maël, et s’en être rapprochée, mais… Judith cligna des yeux. Un flash lui revint. Il l’avait embrassé. C’était là qu’elle avait vu Kley occupé avec cette femme.

Ensuite, le trou noir.

  • Est-ce que j’ai fait quelque chose d’étrange ?
  • Toi, non. C’est lui qui a essayé de profiter de toi, d’où ma prochaine question. Est-ce que tu veux porter plainte ?

Peut-être valait-il mieux passer les détails où elle avait essayé de lui grimper dessus à plusieurs reprises, puis de l'embrasser dans l’ascenseur. Ça, elle n’avait vraiment pas l’air de s’en souvenir.

Judith réfléchit. Si elle portait plainte, aurait-il des problèmes ? Elle devina à son air nerveux qu’il y avait un risque que ce soit le cas.

  • Nan, répondit-elle avec désinvolture. Je ne m'en souviens même pas, et puis si ça remontait aux oreilles de mes parents…
  • Ça me ferait des vacances, enchaîna-t-il.

Elle éclata de rire, mais en se reprenant, elle vit qu’il rigolait à moitié. Kley, lui, se demandait comment elle pouvait s’en fiche à ce point.

Cette fille, était-elle à toute épreuve ?

  • Ce serait bien si tu venais un peu moins.

Avec une telle tête brûlée, il ne fallait pas y aller par quatre chemins. Visiblement, cela ne la toucha pas.

  • Je me demande à quoi ça sert de travailler dans un tel endroit si c’est pour rejeter ses clientes.

Mais le ton qu’elle employa la trahit.

  • Pourquoi est-ce tu as décidé de devenir escort ?

Cette question-là, il n’eut pas envie d’y répondre. Cependant, Judith ne décrocha pas son regard du sien, joueuse. Ils en revenaient à leur première rencontre au Major.

  • J’ai besoin d’argent.

L’honnêteté lui ferait peut-être retirer ce sourire narquois.

  • Et ce que je fais avec mes autres clientes me rapportent plus d’argent que nos petites sorties.
  • Je peux payer le prix plein, si c’est ça.
  • Non, tu…

Elle était amplement sérieuse.

  • Non, tu ne peux pas, se reprit-il. Je sais que pour toi c’est un jeu, mais pour moi, c’est loin d’en être un. Si tu continues à venir autant, je vais définitivement perdre ma clientèle, or cet argent j’en ai besoin à long terme. Qu’est-ce qui se passera quand ça ne t'amusera plus de payer mes services ? Je me retrouverai sans rien, sans clientes fidèles, et je devrais tout recommencer. Encore, appuya-t-il péniblement. C’est ce qu’ils font, quand ils te regardent droit dans les yeux et en te souriant, les autres escorts. Ils ne te trouvent pas belle ou à leur goût, ils veulent juste se donner l’opportunité de ramener un nouveau portefeuille dans leur lit, en espérant qu’il y reste le plus longtemps possible. Et tu sais pourquoi ? Parce qu’ils ont besoin…
  • D’argent, souffla-t-elle, à sa place.

Enfin, il vit qu’elle comprenait. Il la vit attarder son regard dans celui du beau brun dans son dos. Ce dernier lui sourit. Elle avait compris que pour n’importe lequel de ces hommes, elle n’était rien d’autre qu’un gagne-pain.

  • Je te demande pas d’arrêter de venir, dit Kley. Juste un peu moins. Et pour ce qui est de Maël…

Judith eut un minuscule sursaut.

  • Merci de ne pas porter plainte, enchaîna-t-il à voix basse, d’un air embêté. Je parlerais avec mon boss pour trouver une autre solution, on ne peut pas…
  • Ne t'inquiète pas, je ne me souviens de rien.
  • C’est pas une raison. Je ne pense pas que tu sois sa première victime… Il est pas clean, ce type. Il aura la monnaie de sa pièce, j’y tiens.

Face à sa détermination, Judith acquiesça simplement. S’il se donnait cette peine, elle pouvait bien également accepter ce nouvel arrangement, peu importe la raison pour laquelle il avait tant besoin d’argent.

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