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Salvina fut réveillée une seconde fois, par le bruit de la Moka. Une seconde fois, elle éprouva un bref instant de sérénité immédiatement suivi d'une terrible vague de chagrin. Elle leva les yeux pour attraper la boîte de mouchoirs posée sur la table basse et croisa le regard de Leonzio. Debout dans la cuisine, il était vêtu d'un pantalon de costume et d'une chemise blanche repassée, une cravate défaite autour du cou.
— Tu sors ? demanda-t-elle.
Il la dévisagea, perplexe.
— Oui, Salvina, je vais au bureau.
— Mais...
Elle se redressa en remontant son sac de couchage sur sa poitrine.
— Tu ne peux pas aller travailler. Pas aujourd'hui. Tu dois bien avoir droit à quelques jours de congés pour raisons personnelles, non ?
— Qu'est-ce que tu peux être naïve, parfois, lâcha Leonzio avec mépris, avant de lui tourner le dos. Non, Salvina, dans le monde de la finance, tes supérieurs se moquent éperdument de ce qui se passe dans ta vie privée.
Blessée, Salvina essuya ses larmes et ravala la boule dans sa gorge. Elle examina le salon de Leonzio, d'ordinaire immaculé, et ne put que constater le bazar qu'elle y laissait : les verres vides, les mouchoirs usagés, son jean en boule dans un coin. Elle prit soudain conscience qu'elle n'était peut-être pas la bienvenue ici.
Quelques instants plus tard, Leonzio sortit de la cuisine avec deux tasses de café. Il en posa une sur la table basse devant Salvina et l’embrassa sur le front.
— Désolé, Salvina. Je n'aurais pas dû me montrer agacé. Je n'ai aucune envie d'y aller, mais j'ai déjà manqué la journée d'hier et je dois m'occuper de mes rendez-vous. Sinon, quelqu'un d'autre s'en chargera à ma place et je risque de perdre des clients. Je ne peux pas me le permettre. C'est comme ça.
La police passa chercher Salvina à midi. Deux hommes en uniforme et une femme en civil du nom de Viviana Ferretti, qui se présenta comme l'agente de liaison en charge de l'affaire et la rassura aussitôt.
— Surtout, si vous avez la moindre question, vous m'appelez, d'accord ?
Viviana était une toute petite jeune femme d'une trentaine d'années peut-être, avec une expression sévère qu'adoucissaient ses longs cils et sa voix apaisante.
Elle expliqua à Salvina qu'ils devaient l'emmener à la maison sur la falaise afin qu'elle examine les lieux et leur dise s'il manquait quoi que ce soit. Les enquêteurs n'ayant trouvé ni ordinateur portable, ni téléphone sur la scène du crime, ils étaient quasiment certains que ces appareils avaient été volés. Cependant, ils se demandaient si l'assassin n'avait pas pu dérober autre chose, quelque chose de plus personnel, qui permettrait de retrouver sa trace.
Salvina n'en voyait pas l'intérêt.
— On ne possédait rien qui ait la moindre valeur. Vous pourrez le constater vous-mêmes. Des meubles miteux, d'occasion pour la plupart. On ne gardait pas de liquide à la maison, et ce n'est pas comme si on avait des Modigliani au mur. Vraiment, je ne vois pas pourquoi vous tenez à ce que je fasse le trajet.
Viviana lui adressa un sourire rassurant.
— Je comprends que vous n'ayez aucune envie d'aller là-bas, Salvina. À votre place, je n'en aurais aucune envie non plus. Et j'ai conscience que cela risque d'être une expérience traumatisante, mais je serai à vos côtés à chaque instant. Il existe une chance que cette visite nous soit utile, parce qu'on ne sait jamais ce qui peut intéresser un cambrioleur. Si cette personne vous a pris quelque chose de personnel, ça pourrait nous aider à remonter jusqu'à elle.
Inutile de discuter. Salvina se laissa entraîner vers la voiture et prit place sur le siège arrière, sans un mot. Morose, elle regarda par la fenêtre tandis que le véhicule traversait le centre historique de Capri, qui regorge de boutiques de luxe, de restaurants gastronomiques et de cafés branchés, pour s’engouffrer dans les rues étroites entre les bâtiments en pierre.
— Dites-moi, Salvina... commença Viviana, qui semblait pour la première fois un peu hésitante. Depuis quand aviez-vous quitté votre domicile ?
Salvina se frictionna les avant-bras et se pelotonna un peu plus contre la portière.
— Deux semaines, répondit-elle doucement. On s'était disputés.
Alors qu'elle tournait la tête vers Viviana, elle croisa dans le rétroviseur le regard du policier au volant. Il l'examinait avec intérêt.
— Je vous dis la vérité, poursuivit Salvina. De toute façon, je n'ai rien à cacher. On traversait une mauvaise passe et on se disputait beaucoup.
— Au sujet de quelque chose en particulier ? interrogea Viviana.
— L'argent, surtout, soupira Salvina. À Naples, je travaillais comme responsable communication dans une grande boîte et je gagnais correctement ma vie. Mais depuis qu'on s'est installés ici, il y a deux ans, je n'arrive pas à décrocher un boulot stable. Je fais quelques remplacements en télétravail, mais ça rapporte une misère.
— Et Galdino ? insista Viviana. Il écrivait pour la télévision, c'est ça ?
Salvina haussa les épaules.
— Oui. Enfin... ça dépendait des périodes. Dans ce type de métier, ce n'est pas facile d'avoir des revenus réguliers. On se reposait plutôt sur mon salaire. Ces derniers mois, ajouta-t-elle en se tordant les mains, Galdino avait envoyé quelques idées de synopsis, mais il n'avait essuyé que des refus. Ça lui pesait. Il devenait aigri.
Elle se tut quelques minutes avant de reprendre.
— On se disputait aussi au sujet de la maison.
— C'est-à-dire?
— Je déteste cet endroit.
— Ah bon ? s'étonna Viviana. Pourtant, cette île est superbe...
— Superbe, mais envahie par les touristes. Il n'y a strictement rien à faire sans argent, et j'étais coincée... piégée. Car je n'ai pas le permis de conduire.
— Et pourtant, vous avez décidé d'acheter une maison éloignée du centre-ville ? intervint le conducteur, perplexe.
— On ne l'a pas achetée, rectifia Salvina. Galdino en a hérité à la mort de son père. Je n'y avais jamais mis les pieds avant notre emménagement. Galdino m'avait raconté qu'elle se trouvait à Capri.
Elle eut un petit rire amer.
— J'étais tellement enthousiaste ! Et en arrivant, j’ai découvert qu'on n'était pas du tout au centre de Capri, mais à vingt bonnes minutes de route, à condition de disposer d'une voiture, bien sûr. En plus, la maison est perchée sur une falaise d’Anacapri, au bout d’un chemin de terre qui relie la via Mesola, sans aucun voisin, et située à trente minutes de marche de l'épicerie la plus proche.
Salvina s'interrompit pour prendre une grande inspiration tremblante.
— Pour tout vous avouer, moi, je voulais vendre et acheter autre chose, plutôt en ville. Galdino estimait que c'était égoïste de ma part de lui demander de se débarrasser de la maison de son père.
Dans la poche de son blouson, Salvina sentit son téléphone vibrer. Elle regarda l'écran: un appel de Fiorella.
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