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Le téléphone de Salvina la réveilla en sursaut, et elle manqua tomber du canapé.

Par la fenêtre, elle vit que le soleil brillait. L'horloge accrochée au-dessus de la cheminée lui indiqua qu'elle s'était assoupie à peine un quart d'heure. La sonnerie du portable s'arrêta, puis reprit. Bon sang ! songea Salvina. Tout ce qu'elle voulait, c'était dormir. Elle attrapa l'appareil posé sur la table basse : c'était encore Fiorella.

— Allô ?

— Salvina, enfin !

Le soulagement se fit entendre dans la voix rauque de son amie.

— J'étais folle d'inquiétude !

— Je sais, je suis désolée. Je...

— Ne t'excuse pas, voyons, ne sois pas bête. Est-ce que ça va ? Non, évidemment que ça ne va pas. Je peux venir te voir ?

— Fiorella, je suis épuisée, je n'arrive pas à dormir...

— Écoute, j'arrive, je te fais un café et après ça, je fiche le camp. D'accord ? Je ne m'éterniserai pas. Tu veux que j'apporte quelque chose ? À manger, à boire ?

Salvina jeta un coup d'œil à la bouteille de grappa presque vide posée sur le minibar de Leonzio.

— De la Sarpa di Poli.

Il était tout juste seize heures quand Fiorella arriva, mais Salvina insista pour ouvrir la bouteille sans attendre.

— J’ai eu une journée horrible, confia-t-elle en retournant se blottir dans le coin du canapé pour rassembler les couvertures autour d'elle. J'ai subi un véritable interrogatoire de la part de « l’agente de liaison ».

Elle mima des guillemets avec les doigts.

— Elle est censée être là pour me tenir informée de l'avancement de l'enquête, mais j'ai surtout l'impression qu'elle essaie de me soutirer des informations.

Fiorella s'installa dans un fauteuil, dos à la fenêtre. Comme à son habitude, elle était tirée à quatre épingles, vêtue d'un élégant tailleur noir avec des ballerines rouge vif, ses cheveux blonds décolorés ramenés en queue-de-cheval haute.

— Mais la police ne pense quand même pas que tu as quelque chose à voir dans tout ça ?

— Non, non. Enfin, je ne crois pas. D'abord, les enquêteurs parlaient d'un cambriolage, ensuite d'une histoire de dettes, et... Oh, je n'en sais rien. Je n'ai pas les idées claires, de toute façon. Je n'y arrive plus, je suis exténuée. Et je passe mon temps à culpabiliser.

Fiorella ferma les yeux l'espace d'une seconde.

— Parce que tu n'étais pas là-bas avec lui ? Ou parce que...

— Parce que j'étais ici. Avec Leonzio.

Après une hésitation, Fiorella reprit :

— Quand tu dis que tu étais avec Leonzio, vous n'étiez pas...

— Non, pas du tout, non. Mais j'aimerais... Je voudrais seulement pouvoir faire mon deuil d'une manière naturelle, tu comprends ? Je voudrais être triste comme une personne normale.

— Je ne suis pas sûre que le deuil puisse être naturel, commenta Fiorella avec un sourire compatissant. On ressent ce qu'on ressent. Mais c'est toujours compliqué.

Salvina hocha la tête. Elle vida son verre d'un trait et se pencha pour se resservir.

— Je ne veux rien entendre, prévint-elle en jetant un regard à Fiorella.

Mais son amie leva les mains.

— Ce n'est pas moi qui te ferais la moindre remarque, Salvina.

Celle-ci reprit une gorgée de grappa et savoura un instant le réconfort de l'alcool, son effet anesthésiant. C'est alors qu'elle se rendit compte que, sous son allure apprêtée, Fiorella ne semblait pas très en forme, elle non plus.

— Tu vas bien, toi ? Tu as l'air un peu...

— Crevée ? compléta Fiorella, amusée. Oui, je bosse comme une folle, en ce moment. Je me suis enfin lancée dans un gros projet que je prépare depuis une éternité. Ça me tient à cœur, et je crois que ça va bientôt voir le jour.

Soulagée que la discussion porte enfin sur autre chose que son chagrin, Salvina encouragea Fiorella à lui donner des détails. À mi-chemin entre le podcast et le livre audio, L’ora di favola était une application à laquelle les gens pouvaient s'abonner pour écouter des fictions inédites publiées sous forme de chapitres et distillées chaque jour.

— Mais le truc génial, souligna Fiorella, c'est qu'on peut choisir de lire une partie sur sa tablette ou son téléphone et passer à l'audio pour la suite, selon qu'on est en voiture, à la maison dans son canapé ou en train de faire son jogging. Et il y en a pour tous les goûts : des histoires pour les promeneurs, pour les explorateurs, des histoires de fantômes à se raconter autour d'un feu de camp, des histoires d'amour... Bref, on est quasiment prêts à passer à la phase de test. Ensuite, je croise les doigts pour qu'on réussisse à lancer la version finale à l'automne. Je t'enverrai un lien, si ça te dit ? Tu auras un essai gratuit.

Salvina acquiesça, avala une autre gorgée et se pelotonna un peu plus dans ses couvertures. Fiorella l'observa, soucieuse, la tête inclinée sur le côté.

— Tu es épuisée, déclara-t-elle en attrapant son sac à main. Je ferais mieux de te laisser tranquille.

— Non, protesta Salvina.

Avec l'alcool, la présence de Fiorella était devenue agréable.

— Reste encore un peu. Parle-moi d'autre chose, n'importe quoi. Tu envisages toujours de participer à ton marathon ? Tu as commencé à t'entraîner ?

Salvina et Fiorella avaient en commun la passion de la course ; c'était d'ailleurs grâce à cela qu'elles étaient devenues amies. Un mois ou deux après que Galdino et elle avaient emménagé à Capri, Salvina s'était inscrite à un club de course de fond afin de rencontrer de nouvelles personnes.

Dès sa première sortie, elle avait repéré Fiorella, une grande blonde décolorée tout en jambes et très rapide. Les yeux rivés sur le logo du marathon de Naples à l'arrière du tee-shirt de la jeune femme, Salvina s'était efforcée de suivre son rythme, en vain. À la fin du parcours, la coureuse Fiorella était tout de suite venue la saluer et se présenter. Salvina l'avait trouvée accueillante et sympathique, bien qu'un peu « too much» à son goût, de prime abord, du moins. Fiorella était devenue sa première amie à Capri, et la seule jusqu'à ce que Leonzio quitte Naples pour s'installer lui aussi sur l’île.

Fiorella lui exposait ses progrès quand Salvina entendit un bruit dehors qui la fit tressaillir. Son amie s'interrompit et haussa les sourcils.

— Qu'est-ce qu'il y a ?

— Rien, je...

Salvina se redressa sur le canapé et se tordit le cou pour apercevoir le porche de l'immeuble.

— J’ai entendu quelque chose, j'ai cru que…

— Que quoi ?

— Que Leonzio était revenu plus tôt du travail.

Elle se rassit, toujours aux aguets, puis reprit une gorgée de grappa.

— Ça poserait problème ? s'enquit Fiorella.

Salvina se mit à se mordiller un ongle.

— Il n'est pas très bien, en ce moment. Enfin, évidemment qu'il n'est pas très bien : il a perdu son meilleur ami, et c'est lui qui a trouvé le corps. Mais la façon dont il réagit, ce n'est pas... normal. Il persiste à aller bosser, il refuse de prendre des congés, et chaque fois qu'il rentre, il est à fleur de peau, nerveux, presque... affolé… Il sursaute au moindre son. L'autre jour, il a piqué une crise parce que j'avais claqué la porte d'entrée sans faire exprès. Je suppose que tu as raison : un deuil est toujours difficile, et différent pour tout le monde.

— Bien sûr, commenta Fiorella, pensive. Cependant, ça ne lui donne pas le droit de s'énerver contre toi.

— Non, ce n'est pas grave, vraiment, protesta Salvina d'un air pitoyable. Mais je sens que ma présence lui pèse, qu'il préférerait que je sois ailleurs. Et ça me fait de la peine parce que, moi, j’ai le sentiment qu'on a besoin l'un de l'autre. Plus que jamais. Je ne sais pas, ajouta-t-elle en secouant la tête. J'ai aussi des réactions disproportionnées, parfois. Je deviens hypersensible, parano...

Salvina vida son verre et tendit le bras vers la bouteille.

— Salvina... commença Fiorella, hésitante.

— On avait dit pas de remarque, lui rappela Salvina.

Et Fiorella capitula.

Son verre plein, Salvina se renfonça dans son siège.

— Le souci de Leonzio, c'est qu'il ne sait pas gérer l'échec. Parce qu'il n'en a jamais fait l'expérience, jusqu'ici.

— L'échec ? répéta Fiorella, perplexe.

— C'est comme ça qu'il voit les choses. Il ne m'en a pas parlé, mais je le connais : il pense qu'il n'a pas été à la hauteur, qu'il n'a pas été à la hauteur de leur amitié, à Galdino et lui. Et qu'il a blessé Galdino en prenant mon parti, même si ce n'est pas ce qui s'est passé. C'est tellement compliqué, et je n'arrête pas de me demander...

Elle flancha puis, la voix enrouée, elle poursuivit :

— Je n'arrête pas de me demander pourquoi. Pourquoi ça nous arrive à nous ? On est des gens bien. On ne mérite pas une chose pareille !

Fiorella se leva brusquement et ouvrit la fenêtre.

— Il fait une chaleur étouffante, ici, tu ne trouves pas ?

Un instant, elle resta là, face à la vue, à profiter de l'éclat du soleil de cette fin d'après-midi.

— Voilà qui est mieux, dit-elle doucement, presque pour elle-même.

Derrière elle, Salvina vida son troisième verre, s'allongea sur le canapé et remonta la couverture jusque sous son menton.

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