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Elle était encore endormie. Oui, c'était forcément l'explication. Elle était au milieu d'un de ces cauchemars hyperréalistes qu'on fait parfois, quand on a l'impression de vivre une journée normale mais qu'on se rend compte qu'il se produit des choses étranges. Le genre de mauvais rêve dans lequel on sait qu'on est en train de rêver et qu'on doit se démener pour se réveiller.
Hélas, elle n'y arrivait pas. Salvina resta assise dans son lit, lumière éteinte, le regard fixé sur la fenêtre devant elle et le néant qui s'étalait au-delà, à écouter une voix lui raconter une histoire qu'elle connaissait déjà. Une histoire de vengeance.
Dans le premier épisode, le décor est planté : Rosa est une gamine intelligente, qui réussit un examen lui permettant d'intégrer gratuitement un collège privé dans la campagne de la Campanie. Elle est petite, ronde et brillante, mais se retrouve vite persécutée par les autres, car elle est issue d'une famille pauvre qui travaille dans la rénovation des palazzi*. Ils sont traités de nani pozzari*. Pour se faire des amis, elle donne des pièces de monnaie à ses camarades.
Très vite ils la surnomment Rosa il Munaciello ! En grandissant, Rosa se transforme tel un papillon sorti de sa chrysalide, elle devient de plus en plus jolie et attire de plus en plus les regards, en particulier ceux des garçons.
On continue donc de lui tourner autour, mais d'une autre manière désormais. Enchantée de ces attentions qu'elle croit sincères, à tort, Rosa les accueille à bras ouverts.
Sur les murs des toilettes, beaucoup de graffitis parlent dorénavant de Rosa, de ce qu'elle a fait, où et avec qui.
Trois de ses camarades ne prennent pas part au harcèlement. Ces trois-là, Marzio, Gino et Elia, forment un petit cercle très fermé qui se tient à l'écart des autres. Mais un des garçons, le plus beau, Marzio, a remarqué Rosa.
Il lui sourit lorsqu'il la croise dans les couloirs, un vrai sourire, pas un rictus vicieux. Rosa songe que, peut-être, ce garçon-là est différent.
Un week-end, un élève organise une fête chez lui. Rosa prend son courage à deux mains et décide de s'y rendre.
Là-bas, elle endure les commentaires mesquins qu'on fait sur ses vêtements de supermarché et ses boucles d'oreilles de pacotille, et ingurgite de l'alcool pour ne plus les entendre. Quand les trois autres arrivent, Rosa s'approche pour les saluer. Elia l'ignore et part s'asseoir à l'écart ailleurs, mais les garçons restent discuter. Ils boivent de la grappa avec Rosa. À un moment, ils décident d'aller explorer le premier étage. Atterrissent dans une chambre.
Quelqu'un enlève le haut de Rosa, remonte sa jupe, lui baisse sa culotte. Commence à prendre des photos.
Il n'y a personne pour croire que Rosa il Munaciello n'était pas consentante. On balaie rapidement ses accusations d'agression, qu'on qualifie de fantasme.
Et, une fois qu'Elia vient confirmer les dires de Marzio et Gino et jure que ses deux amis ne se sont pas retrouvés seuls avec Rosa de la soirée, l'affaire est close.
À présent, Rosa n'est plus seulement un Munaciello. Elle n'est plus seulement une salope. C'est aussi une menteuse. Alors le harcèlement empire, et empire encore quand se mettent à circuler parmi les élèves des photos d'elle, ivre, débraillée, le visage grimaçant, sa chair donnée en spectacle. Anéantie par la honte, Rosa cesse d'aller en classe. Elle arrête de s'alimenter. Et puis un soir, elle boit une demi-bouteille de grappa et avale une poignée de comprimés.
Par miracle, Rosa s'en sort. Elle est sauvée, d'abord par les secouristes, puis par un bon psychologue et une enseignante attentionnée. Rosa se souvient qu'elle n'est pas que jolie, elle est aussi intelligente. Après avoir fini le lycée, elle va à l'université et laisse derrière elle ses traumatismes comme un serpent abandonne sa mue.
Jusqu'à ce jour, quinze ans plus tard et à des kilomètres de cette maudite fête, où Rosa l'aperçoit.
Marzio. Il n'a pas changé, toujours grand et beau, marchant dans la rue avec décontraction. Elle le regarde entrer dans un bar, se diriger vers une table et rejoindre... mais oui, ce sont bien eux. Gino et Elia. Tous trois, ensemble, insouciants. Ils s'embrassent, ils rient, la vie est si belle pour eux. Alors, une vague d'intense fureur envahit Rosa, et elle prend une décision : tout cela ne durera pas.
Deuxième épisode : au beau milieu de la nuit, Rosa monte dans sa voiture et se rend à la maison isolée où Gino s'est installé avec Elia. Cette dernière est en déplacement professionnel et Rosa le sait. Elle entre par effraction et abat un lourd vase en verre sur le crâne de Gino, qui meurt sur le coup. Puis elle met en place les éléments qui lui permettront de faire accuser Marzio du meurtre. Une fois son agresseur derrière les barreaux, Rosa concentre toute son attention sur sa dernière cible, qui représente l'apothéose de sa vengeance : Elia.
Glacée, presque pétrifiée par la peur, Salvina laissa son index en suspens au-dessus du lien menant au troisième épisode. Elle allait sûrement bientôt se réveiller. Il fallait bien que ce rêve se termine, non ? Le cœur tambourinant follement contre ses côtes, elle ne put s'empêcher de cliquer. Son téléphone émit alors un tintement, et un message s'afficha à l'écran :
Le troisième épisode de ce feuilleton sortira le 8 décembre.
Merci de votre fidélité !
Salvina ferma les yeux, soulagée. Elle n'était pas obligée d'écouter. Elle n'était pas obligée de découvrir la fin de l'histoire. Dans sa main, son portable vibra alors, et elle sursauta. En baissant les yeux, elle vit apparaître sur l'écran un message provenant d'un numéro inconnu :
Et ensuite ?
***
* Les nains puiseurs d’eau qui arpentaient le sous-sol de Naples. Ils pouvaient facilement entrer et sortir des palazzi (palais) grâce aux puits qui ouvraient dans la cour de nombre d’entre eux.
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