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Que penseraient les gens, se demanda Salvina, s'ils la voyaient ? S'ils pouvaient la suivre tandis qu'elle remontait lentement la file de l'entrée sécurisée de la prison, les mains moites et tremblantes, les yeux rivés au sol ? Tandis qu'elle levait les bras pour la fouille au corps, le cœur battant à cent à l'heure à l'idée de bientôt revoir, pour la première fois depuis des mois, l'homme accusé d'avoir fracassé le crâne de son mari ?

Est-ce que, comme ses anciens camarades sur Facebook, les gens en déduiraient qu'elle avait effectivement « quelque chose à voir là-dedans » ? Est-ce que Viviana en tirerait la même conclusion ? Salvina n'avait pas encore parlé à la policière, ni du podcast ni de cette visite. Elle avait décidé qu'elle devait d'abord discuter avec Leonzio.

Après un arrêt aux vestiaires, on mena les visiteurs, ou plutôt, les visiteuses, jusqu'au parloir. Salvina observa les autres femmes : des mères, des filles, des épouses et des petites amies, abattues, venues voir les hommes qui avaient mis leur vie en pièces. Elle ne se sentait pas à sa place et se répéta intérieurement : je ne suis pas comme elles. Et Leonzio n'est pas comme les gens qui sont enfermés là-dedans. Lui, il est innocent.

Le temps qu'on fasse enfin entrer les détenus, l'adrénaline avait presque consumé Salvina. Quand elle l'aperçut, elle manqua défaillir : le beau visage de Leonzio était tiré, pâle, et des taches grises parsemaient désormais sa barbe.

Il s'approcha et elle vit qu'il avait une coupure sur la joue gauche et, autour de l'œil, une ombre verdâtre, vestige d'un bleu vieux de quelques jours.

Il lui sourit, de son inimitable sourire en coin, et Salvina en eut la gorge serrée.

— Tu as l'air fatiguée, Salvina, commença-t-il, la tête inclinée, en prenant place de l'autre côté de la table.

Incapable de répondre, elle se contenta de le dévisager, les lèvres entrouvertes.

— Allons, allons, poursuivit Leonzio. Je n'ai quand même pas une tête si affreuse que ça !

Salvina se força à parler.

— Est-ce que... commença-t-elle, mais sa voix était enrouée et elle dut toussoter avant de reprendre. Est-ce que ça va ?

— Mieux, maintenant que tu es là.

Il lui tendit sa main ouverte sur la table. Figée par l'émotion, Salvina ne la saisit pas, et Leonzio finit par croiser les doigts devant lui. Après un moment de silence, il leva les yeux, plein d'espoir.

— J’ai cru que tu m'avais laissé tomber, avoua-t-il.

Salvina sentit son coeur se briser.

— Tu sais que le procès a lieu dans trois mois ? Trois petits mois...

Il examina la pièce et Salvina vit qu'il était au bord des larmes.

— Ce n'est pas moi, Salvina. Tu le sais. Tu sais que je ne suis pas capable d'une chose pareille.

— Oui, parvint à lâcher Salvina. Je le sais. Je te crois, à présent.

Leonzio baissa la tête et ses épaules se mirent à tressauter.

— Tu n'as pas idée de ce que ça représente pour moi, souffla-t-il.

Le poing pressé contre ses lèvres pour retenir ses sanglots, Salvina l'observa un long moment avant de reprendre la parole.

— Je te crois, mais je ne comprends toujours pas pourquoi vous m'avez caché des choses. Pourquoi vous m'avez menti.

— On ne t'a pas menti, protesta Leonzio en se passant une main dans les cheveux. Écoute, Salvina, c'était des broutilles. Des trucs que tu n'étais pas obligée de savoir...

— Des broutilles ? siffla Salvina, stupéfaite. On parle de plusieurs milliers d’euros, Leonzio ! Je ne sais même pas ce qu'il en a fait, d'ailleurs. Parce que je n'en ai jamais vu la couleur, et il ne s'en est pas non plus servi pour rénover la maison, ni…

Elle écarta les mains, perdue.

— Qu'est-ce qu'il a fabriqué, avec cet argent ?

Leonzio se détourna un instant avant de la regarder à nouveau en face.

— Il s'est inscrit à un séminaire d'écriture de documentaires en ligne. Tu te souviens ? Il t'en avait parlé, mais tu estimais que vous n'aviez pas les moyens. Galdino voulait progresser, se remettre en selle. Il a aussi fait quelques investissements. Pas très avisés. J'ai essayé de lui expliquer qu'on ne se lançait dans des fonds aussi risqués que si on pouvait se permettre de perdre sa mise, mais il m'a ignoré. Il ne voulait pas recevoir de conseils... surtout pas venant de moi.

En se penchant, il poursuivit, la voix plus basse :

— Il avait honte, d'accord ? Il avait honte de devoir constamment m'emprunter de l'argent.

Il se redressa.

— On s'est pas mal disputés à ce sujet. Je pensais qu'il ne devait pas te cacher tout ça, mais il refusait de m'écouter. Il ne voulait pas passer pour un minable à tes yeux. Alors j'ai laissé faire.

Il tendit encore la main et, cette fois, Salvina la prit. À ce contact, elle sentit un choc électrique lui traverser le corps.

Le visage brûlant, elle détourna les yeux.

— On s'est toujours soutenus tous les trois, pas vrai, Salvina ? Regarde-moi. On a toujours été là les uns pour les autres.

Salvina resta silencieuse un bon moment. Enfin, elle reprit la parole.

— Tu te souviens de cette fille, au collège ? Celle qui t'a accusé de l'avoir agressée ? Tout le monde la surnommait il Munaciello, à cause de son visage rond et de ses cheveux courts noirs aux mèches rousses.

Leonzio recula sur sa chaise, les sourcils froncés.

— Quoi ?

— Tu ne te rappelles pas ? insista-t-elle. J'avais quatorze ans, Galdino et toi vous deviez en avoir quinze. On est allés à une fête et...

— Oui, je me rappelle, l'interrompit Leonzio. Évidemment ! Elle a raconté que je l'avais violée, ajouta-t-il en chuchotant ce dernier mot. Ce n'est pas le genre de choses qu'on oublie.

Sur son visage, l'amertume était lisible.

— Pourquoi tu me poses cette question ? ajouta-t-il.

— Je ne peux pas t'expliquer pour le moment, on n'a plus beaucoup de temps. J'ai vraiment besoin d'en savoir plus sur cette fille. Est-ce que tu te souviens de son nom ? C'est important.

Leonzio laissa échapper un soupir.

— Mirella. Mirella Gabanelli.

Mirella Gabanelli, mais oui ! Entendre ce nom évoqua soudain à Salvina un souvenir très net d'eux trois : Galdino, Leonzio et elle debout devant le portail du collège, le lundi midi qui avait suivi le week-end de la fête. Leonzio avait un bras passé autour de ses épaules. Adossé à la grille, Galdino fumait en cachant sa cigarette dans le creux de sa main, l'air abattu.

— Cette fille, Mirella, expliquait Leonzio, elle raconte tout un tas de mensonges sur nous. Elle dit qu'on l'a agressée, qu'on lui a fait des trucs...

Les yeux écarquillés, le ton suppliant, il avait ajouté :

— Tu dois nous aider, Salvina ! On risque de gros ennuis.

Salvina avait dévisagé tour à tour Leonzio puis Galdino, mais ce dernier refusait de la regarder en face.

— Tu nous connais, avait repris Leonzio. Tu sais qu'on est incapables de faire ce genre de choses. Il faut que tu leur dises, Salvina. Il faut que tu leur dises que ce n'est pas vrai.

À présent, Salvina observait Leonzio, l'ecchymose autour de son œil, ses ongles rongés jusqu'au sang. Elle aurait fait n'importe quoi pour lui, à l'époque. Cela n'avait pas changé. Pourtant, au fond d'elle, une question demeurait.

— Leonzio, je dois encore te demander...

— Le temps est presque écoulé, Salvina, et j'ai besoin de...

— Quelqu'un t'a vu, le coupa-t-elle. Le jour de la mort de Galdino, un type qui promenait son chien t'a vu garer ta voiture devant la maison vingt minutes avant l'heure que tu as donnée à la police.

— Je pensais que tu me croyais ! s'exclama Leonzio.

— Pourquoi tu as menti ? Qu'est-ce que tu as fabriqué pendant ces vingt minutes ?

Leonzio posa les coudes sur la table et se massa les tempes.

— Gald et moi, on s'était engueulés, la veille ou l'avant-veille. On ne s'était pas expliqués depuis, et je n'étais même pas sûr qu'il me laisserait entrer. Je réfléchissais à ce que j'allais lui dire.

— Je n'étais pas au courant de cette histoire. Pourtant, tu m'hébergeais, à ce moment-là. Pourquoi tu ne m'en as pas parlé ?

Leonzio secoua la tête.

— Parce qu'il était question de toi, lâcha-t-il à contre-cœur, et Salvina rougit.

— Qu'est-ce que tu veux dire ? insista-t-elle, gênée, mais également flattée.

Elle n'avait jamais réussi à se débarrasser de ce sentiment... le plaisir de savoir qu'ils se disputaient son affection. Lorsque Leonzio vit son expression, il se détourna. Lui aussi était gêné. Pour elle.

— Non... Tu n'étais pas la cause de cet accrochage... Juste le sujet.

Salvina rougit un peu plus.

— Ah, d'accord. Et donc ?

— Je voulais que Galdino te dise la vérité, répondit-il sans la regarder en face. À propos de l'autre femme qu'il avait rencontrée.

Un vrombissement déferla dans les oreilles de Salvina, comme le bruit des vagues, ou celui du vent dans les pins derrière la maison. Elle eut la sensation que, sous elle, le sol venait de se dérober. Elle s'accrocha des deux mains à la table.

— Quoi ?

— Il fréquentait quelqu'un, Salvina, soupira Leonzio. Je les ai surpris un jour au bar de l’hôtel La Scalinatella. Ils étaient… Enfin, c'était évident qu'ils étaient ensemble. Il a nié, il a prétendu qu'il s'agissait d'une productrice, mais j’ai bien vu qu'il me mentait. Il est resté vague à son sujet, et il s'est mis très en colère.

Salvina peinait à retrouver la parole.

— Mais... non, bégaya-t-elle enfin. Tu m'en aurais forcément parlé.

— Comment voulais-tu que je fasse ? s'exclama-t-il, les paumes ouvertes. Il ne méritait pas ça, et toi non plus. Et puis, tu ne m'aurais pas cru. Dès que ça touche à Galdino, tu n'y vois plus clair.

— Non, insista encore Salvina, estomaquée. Et puis, comment aurait-il pu rencontrer quelqu'un ? Il ne sortait jamais !

Leonzio lui adressa un pauvre sourire.

— C'est toi qui lui as présenté cette personne. Je n'ai pas retenu son prénom. Fiorinda, ou Fioretta, peut-être ? Une membre de ton club de course à pied.

— ... Fiorella ?

— Oui, voilà. Fiorella.

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