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De sa vie, Salvina n'avait jamais ressenti une telle douleur : intense et aiguë à l'arrière du crâne, accompagnée de violents élancements dans le front. Elle avait l'impression qu'on avait placé sa tête dans un étau dont on serrait peu à peu la vis. Son épaule la faisait tant souffrir qu'elle se demanda si elle se l'était démise et, lorsqu'elle essaya de remuer pour s'en assurer, elle constata qu'elle avait les mains attachées dans le dos. En relevant les yeux, elle croisa son propre reflet, deux orbites noires fichées dans un visage livide.

La lumière était allumée. Salvina était assise sur une des chaises de la table à manger, face à la baie vitrée, qui avait été refermée. Lentement, elle regarda à gauche puis à droite, mais ne vit personne. Elle se fit la réflexion que la tempête avait dû se calmer, car elle n'entendait rien non plus, à l'exception de sa propre respiration saccadée.

Et puis, après quelques secondes, un bâillement. Dans son dos.

— Ça y est, tu es réveillée ?

Des talons claquèrent sur le carrelage.

— Tu es restée évanouie un bon bout de temps, j’ai cru que j'allais devoir te secouer.

À la périphérie de son champ de vision, une silhouette apparut. Fiorella qui s'agenouilla.

— Comment tu te sens ? s'enquit-elle en fronçant le nez. Tu as une sale tête. Tu as soif, peut-être ?

Sans attendre, Fiorella s'éloigna vers la cuisine et actionna le robinet. Quelques secondes plus tard, elle revint avec un verre qu'elle appuya contre les lèvres de Salvina. Cette dernière but une gorgée. Un mince filet d'eau coula sur son menton.

Fiorella fit racler une chaise sur le sol pour la placer devant Salvina. Une fois assise, elle effectua plusieurs rotations des épaules et inclina la tête sur le côté, comme si elle s'échauffait avant une course. Ou un combat. Elle se tourna un instant vers la baie vitrée.

— La tempête a l'air de s'être essoufflée, commenta-t-elle.

Sans un mot, Salvina ferma les yeux pour les protéger de la lumière.

— C'est quand même marrant qu'on se retrouve là, non ? reprit Fiorella.

— Comment ça ? Toi dans mon salon et moi ligotée à une chaise ?

— Mais non, pouffa l'autre. Là, à Capri. On est loin des quartiers de Naples !

Salvina perçut un grattement et rouvrit les paupières. Fiorella s'allumait une cigarette. Elle sourit à Salvina.

— Ça ne t'embête pas, hein ? demanda-t-elle, mais Salvina se contenta de la dévisager avec froideur. Au fait, rappelle-moi pourquoi vous avez décidé de vous installer à Capri ? Ou devrais-je dire, à Anacapri ?

Salvina inspira et, aussitôt, la fumée la fit tousser. Fiorella leva les yeux au ciel et agita la main pour la dissiper.

— On est venus pour la maison, répondit Salvina, tu le sais très bien. On était fauchés, on n'avait plus les moyens de vivre dans le quartier Chiaia de Naples. Galdino n'arrivait pas à trouver du boulot, et puis son père est mort. Je te l'ai déjà raconté...

Elle s'arrêta, prise d'une quinte de toux. Agacée, Fiorella jeta sa cigarette par terre et l'écrasa du talon, avant de reprendre le verre d'eau pour faire boire Salvina.

— Et Leonzio ? reprit-elle après que Salvina eut avalé une gorgée. À quel moment il vous a suivis ici ?

— Il ne nous a pas "suivis", corrigea Salvina, piquée. On lui a fait une super offre d'embauche, c'est pour ça qu'il est venu.

Fiorella eut un éclat de rire moqueur.

— Bien sûr ! Il travaillait à Naples mais il a décidé de tout plaquer pour déménager à Capri. Eh bien, soit tu es aussi idiote que tu en as l'air, soit voilà une preuve de plus que tu ne vois que ce que tu as envie de voir. En tout cas, Galdino n'était pas dupe : il m'a dit que Leonzio s'était empressé de vous rejoindre.

— Ce n'est pas vrai.

— Pour lui, Leonzio avait besoin de quelqu'un qui l'idolâtre. Et, depuis qu'il est devenu adulte, il n'a rencontré personne qui joue ce rôle aussi bien que toi. Les gens comprennent vite ce qui se cache derrière sa surface mielleuse. Ils comprennent vite à qui ils ont affaire : à un connard mégalo.

— Tu racontes n'importe quoi...

— Ah bon ? Tu ne t'es jamais demandé pourquoi Leonzio était incapable de garder un boulot plus d'un an ? Ou une petite copine plus de quelques mois ?

Fiorella se rassit, l'ombre d'un sourire sur ses lèvres.

— Oh, je vois... Tu t'imaginais que c'était parce qu'au fond il avait toujours été secrètement amoureux de toi ? Tu t'imaginais qu'à ses yeux aucune autre femme ne pouvait être à la hauteur ?

Salvina s'agita sur sa chaise. Son épaule lui faisait encore horriblement mal, mais ce n'était rien comparé à ce qu'elle éprouvait sous le regard perçant de Fiorella.

— Tu te souviens de Tania ? reprit celle-ci. Une ex-copine de Leonzio d'il y a quelques années. Tu sais pourquoi ça n'a pas duré, avec elle ? Je te donne un indice : ce n'est pas à cause de toi. C'est parce que Leonzio l'a frappée et qu'il a essayé de l'étrangler. Tania a demandé de l'aide à Galdino, qui lui a conseillé de porter plainte. Bien sûr, elle n'en a rien fait. Ça aurait été sa parole contre celle de Leonzio. Et puis, tout le monde sait qu'il suffit à un homme de plaider le petit jeu sadomaso qui a mal tourné pour ne pas être inquiété. Bref, Tania a préféré laisser tomber et passer à autre chose. Mais le truc, c'est que Galdino l'a crue, lui. C'est à ce moment-là qu'il a décidé de prendre ses distances avec Leonzio, pour de bon. Ou, plus exactement, qu'il a décidé de te soustraire à son influence.

Salvina s'était mise à secouer la tête sans s'arrêter.

— Non, tu mens. Galdino me l'aurait dit !

— Tu en es sûre ? Pourquoi aurait-il fait ça ? Il avait compris depuis déjà bien longtemps qu'on ne pouvait pas critiquer Leonzio en ta présence. Tu veux savoir ce qu'il m'a dit ? Il suffit que Leonzio la regarde droit dans les yeux avec un beau sourire, et elle fait tout ce qu'il lui demande. Elle a toujours été de son côté.

Une fois encore, Salvina repensa à ce lundi midi après la fête, devant le portail du collège. À Leonzio, focalisé sur elle.

« Il faut que tu leur dises, Salvina. Il faut que tu leur dises que ce n'est pas vrai. Et à Galdino, qui s'était détourné. »

Après cet épisode, Galdino et Leonzio ne s'étaient pas adressés la parole pendant des mois. Une brouille dont Salvina et Galdino n'avaient jamais vraiment parlé, car chaque fois qu'il avait essayé d'aborder le sujet, elle l'avait arrêté. « Je ne veux rien savoir, répétait-elle. Ça vous regarde. Je ne veux pas me retrouver coincée entre vous deux. »

— Tu as tort, affirma Salvina à Fiorella avec froideur. Je n'ai pas toujours été de son côté. La preuve, avant que tu ne viennes me raconter ta petite histoire, j'étais convaincue que Leonzio était coupable de meurtre.

Fiorella repartit à la cuisine dans un claquement de talons.

— Et pourtant, j'avais tort ! poursuivit Salvina. Leonzio est innocent, tout comme Galdino. Galdino ne t'avait rien fait !

— Rien ?

Fiorella réapparut subitement à côté de Salvina et lui agrippa l'épaule. En cherchant à se retourner, Salvina aperçut un éclat métallique une fraction de seconde avant de sentir une lame contre sa gorge.

— Il savait, siffla Fiorella à son oreille. Il savait ce que Leonzio m'avait fait. Il le savait, et toi aussi.

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