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En réalité, elle n'en avait nullement l'intention, mais, désormais, elle était convaincue que Fiorella ne comptait pas la tuer. Et elle était certaine que, en dépit de toutes ses précautions, Fiorella n'avait pas d'échappatoire. Salvina allait gagner.
— Est-ce qu'on peut aller faire un tour dehors ? demanda-t-elle. S'il te plaît ? J'ai vraiment mal. Je veux bien répondre à toutes tes questions, mais j'ai besoin de respirer et de me dégourdir un peu les jambes. S'il te plaît.
Fiorella l'examina de la tête aux pieds avant d'étudier l'extérieur, où l'aube pointait à peine. Elle réfléchissait. Elle devait estimer qu'avec ses vêtements légers et ses ballerines, Salvina ne risquait pas de s'enfuir, d'autant qu'elle n'y verrait presque rien. Or, Fiorella ignorait qu'après ses courses quotidiennes de ces derniers mois, son ancienne amie connaissait ces bois et ces sentiers par cœur. Même dans le noir, elle était probablement capable de retrouver le raccourci qui menait à la route.
Salvina retint son souffle.
— S'il te plaît ? lâcha-t-elle une troisième fois.
Fiorella acquiesça sèchement. Elle fit le tour de la chaise pour trancher les serre-câbles qui retenaient les poignets de Salvina, et celle-ci s'effondra en avant. La douleur dans son épaule empira violemment avant de se calmer d'un coup. Soulagée, Salvina se plia en deux et agrippa ses genoux pour relâcher la tension dans son dos. Elle resta là une seconde, puis Fiorella l'attrapa par le bras et la remit debout sans ménagement.
Dehors, il faisait froid et très humide. Les deux femmes se tinrent côte à côte sur la terrasse, leur haleine formant deux petits spectres de condensation devant elles. L'espace d'un instant, ce fut presque comme si elles étaient redevenues deux simples amies. Fiorella lâcha Salvina et descendit de la terrasse pour s'avancer vers le bord de la falaise d'une démarche un peu gauche, la faute à ses talons aiguilles qui se plantaient dans la terre. Elle tenait encore les ciseaux à la main. Le manche vert créait un contraste saisissant avec le gris ambiant.
Salvina jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. En repassant par la maison, elle pouvait verrouiller la porte d'entrée derrière elle et ainsi prendre un peu d'avance. Mais il valait mieux temporiser. Plus il y aurait de luminosité, plus elle avait de chances de s'en tirer.
— Comment tu as su ? s'enquit-elle alors. Que j'avais écouté ton histoire, que j'avais vu tes photos sur l'ordinateur de Galdino... Comment tu as fait pour savoir tout ça ?
Fiorella la dévisagea. Le vent balaya ses cheveux devant son visage, et elle les repoussa d'une main.
— Avant de fonder L'Ora di favola, j'ai bossé dans l'informatique pendant des années. Je suis une pro des logiciels espions. La première fois que je suis venue ici, il m'a fallu moins de cinq minutes pour installer tout le nécessaire sur ton téléphone, ton ordinateur et celui de Galdino. Depuis, je suis au courant chaque fois que tu appuies sur une touche, chaque fois que tu cliques sur un lien, chaque fois que tu ouvres une application. Après ça, je me suis contentée de vous surveiller en attendant mon heure.
Elle revint face à la mer et fit un pas de plus vers la falaise.
— Je suis descendue par là, dit-elle en désignant le chemin qui partait du rebord vers la plage. C'était marée basse. J'ai couru le long du rivage pour rejoindre le cap.
Salvina se rapprocha. Ses ballerines s'enfonçaient dans la pelouse spongieuse et de l'eau glacée s'infiltrait à l'intérieur.
— Je me suis débarrassée des traces de sang dans la mer avant de remonter jusqu'au sentier côtier, conclut-elle.
Et Salvina comprit qu'elle parlait de Galdino.
— Est-ce que ça t'a fait quelque chose ? Est-ce que tu as ressenti quoi que ce soit ?
Dans la lumière diffuse, elle vit Fiorella se retourner. Elle ne distinguait que sa silhouette et le blanc de ses yeux.
— J’ai eu de la peine, répondit Fiorella. Et j'ai eu peur. Je me suis dit : Et voilà, j'ai encore fichu toute ma vie en l'air. Ce n'était pas juste que je doive en arriver là. Ce n'était pas juste que mon existence se résume à ça. Mais je n'ai pas eu le choix ! Dès le moment où je t'ai revue, tu n'as pas quitté mon esprit. Je n'arrêtais pas de songer à ce que tu m'avais fait, au peu d'impact que tout ça avait eu pour toi. Je devais te sembler tellement insignifiante, pour que tu t'affranchisses si facilement de ma souffrance... Tout ça parce que tu estimais que tes amis et toi valiez mieux que moi.
— Et c'était vrai, cracha soudain Salvina. Ça l'est encore. Nous vaudrons toujours mieux que toi !
Une onde brûlante lui traversa le corps, et elle se mit à crier à pleins poumons :
— Tu croyais vraiment que j'allais implorer ton pardon ? Conclure un marché avec toi ? Je n'éprouve aucune culpabilité, je n'ai aucun regret. Je n'ai vu personne t'agresser, je n'ai vu personne te faire du mal. Tu veux que je te dise ce que j'ai vu ? Une fille bourrée avec sa jupe remontée au-dessus de la culotte. Une traînée qui s'était tapée tous les garçons de notre classe et ne comptait pas s'arrêter là. Une allumeuse qui a bien cherché ce qui lui est arrivé.
Fiorella la dévisagea, bouche bée, les larmes roulant silencieusement sur ses joues.
— Comment peux-tu dire des choses pareilles ? balbutia-t-elle enfin. Comment peux-tu être aussi aveugle?
— Je ne suis pas aveugle ! aboya Salvina. Je savais qu'il s'était passé quelque chose, je me doutais que Leonzio était allé trop loin. Et je l'ai choisi, lui. Je les ai choisis, eux ! Tu t'attendais à ce que je sacrifie notre amitié pour toi ? Sous prétexte que tu es une fille, j'aurais dû automatiquement te défendre ?
Elle secoua la tête.
— Ces conneries de solidarité féminine, moi, je n'y ai jamais cru. Je n'étais pas ton alliée à l'époque, et je ne le suis pas plus aujourd'hui. Si c'était à refaire, je prendrais exactement les mêmes décisions, sans rien changer. Je fermerais les yeux.
Salvina s'avança vers Fiorella, les poings serrés.
— Je te détruirais, et ça ne m'empêcherait pas de dormir la nuit.
Fiorella émit un son, un rire ou un cri, un peu comme le bruit d'une mouette, fit un pas en arrière et trébucha, un talon coincé dans la terre. Elle essaya de garder l'équilibre mais lâcha ses ciseaux et tomba dans la boue au bord de la falaise. Aussitôt, elle agrippa frénétiquement des touffes d'herbe pour ne pas glisser vers le vide.
Salvina n'hésita pas : elle se jeta sur elle. D'une main, elle s'empara des ciseaux, les brandit au-dessus de sa tête et les abattit aussi fort qu'elle le put, transperçant la main de Fiorella. Celle-ci hurla de douleur puis parvint tant bien que mal à repousser Salvina d'un coup de pied, et s'agenouilla. En voyant son visage taché de terre et de larmes, Salvina ne ressentit pas une once de pitié. Elle plongea une seconde fois sur son adversaire, les ciseaux pointés sur sa gorge. Fiorella s'effondra sur le dos en faisant rempart de ses bras pour se protéger. Salvina bascula sur le côté. Toutes deux tâchaient de se relever sur l'herbe glissante quand le sol commença à céder sous leur poids.
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