Chapitre 15

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Hélène regarde une nouvelle fois l’heure à la pendule de la cuisine. Treize heures. Jamais elle ne s’est levée si tard. Le rosbif est bientôt cuit et elle n’aura même pas pris de petit déjeuner. Que faire ? La réveiller ? Commencer le repas sans elle ? La mère de famille ouvre le four et constate qu’il n’est plus possible d’attendre, sinon la viande de bœuf sera définitivement gâchée.

- Charles, c’est prêt. Tu peux dire à Adèle de se lever ?

Hélène entend son mari repousser son fauteuil et quitter le salon pour se diriger vers la chambre de leur fille, de l’autre côté de l’appartement. Elle a juste le temps de disposer les plats dans la salle à manger qu’il est déjà revenu.

- Elle veut dormir encore, dit-il en s’installant à table. Hum…ça sent bon !

- Dormir encore ? Mais elle n’a jamais dormi aussi longtemps ! Elle est malade ?

- Je ne sais pas, je n’ai pas soulevé sa couette. Elle a dû rentrer plus tard que d’habitude, c’est tout. Il était quelle heure d’ailleurs ? Tu dois bien le savoir.

- Pas très tard non, une heure douze.

Charles ne peut retenir un sourire, il songe à faire une remarque sur la précision de ce relevé digne d’une police secrète mais il n’en a pas le cœur. Il se sent fatigué ce dimanche midi et n’aspire qu’à déguster la tranche saignante que vient de lui servir sa femme. Celle-ci semble plus soucieuse que contrariée en s’asseyant à son tour.

- Je te sers un peu de vin ? lui demande son époux.

- Oui, merci, répond-elle les yeux dans le vide. Puis voyant l’étiquette sur la bouteille reposée devant elle : Du Saint-Emilion de 1998 ! Mais pourquoi débouches-tu une bouteille pareille un dimanche ordinaire ? Qu’est-ce qu’on fête ?

Le mari réfléchit deux secondes. Il a bien quelques idées en tête, quelques événements de cette année-là dignes de commémoration, mais sa femme et lui n’ont jamais eu le même sens de l’humour. Alors quel intérêt de lancer une saillie drôlatique s’il n’y a personne pour en rire ?

- Et si j’ai envie de boire du bon vin avec un bon rôti, il me faut une occasion exceptionnelle ou des invités pour cela ? Je travaille comme un forcené depuis des années pour avoir la chance de remplir ma cave d’excellents crus. Il faudrait pour en profiter que je les partage avec des gens incapables la plupart de temps d’apprécier ce qu’ils ont dans leur verre ? Eh bien flûte alors ! Qu’on me laisse savourer mon petit plaisir de nanti en paix !

Le voilà énervé à présent. Il s’est pourtant promis de se reposer après sa semaine harassante au cabinet. Sa femme se contente de hausser les épaules sans rien répliquer. Cela ne lui ressemble guère, il faut vraiment qu’elle soit préoccupée. Hélène ne peut s’empêcher de regarder la chaise vide à ses côtés comme si elle espérait y voir apparaître miraculeusement sa fille.

- Allez ne t’en fais pas pour Adèle, reprend-il. On n’est pas bien tous les deux ? Hum… la viande est savoureuse, ma chère.

- Ça viendra bien assez vite qu’on soit tous les deux à chaque repas, répond Hélène en picorant dans son assiette.

- Je vois que cela te réjouit, c’est charmant pour moi !

- Arrête Charles, tu sais bien ce que je veux dire.

Le médecin comprend en effet que sa femme est en train de souffrir précocement du syndrome du « nid vide », à l’idée de voir partir son dernier enfant du foyer. Depuis quelques semaines déjà, elle montre des signes récurrents de déprime dès qu’il est question de l’avenir d’Adèle. Son mari se souvient de l’avoir déjà vue dans cet état d’hébétude après le départ d’Éric, mais les circonstances étaient différentes : la rupture avec son fils adoré l’avait brisée et elle s’était réfugiée dans la religion et l’éducation de sa fille.

Aujourd’hui, le mariage d’Adèle devrait être source de réjouissance même s’il annonce aussi une séparation. Hélène a été si heureuse quand leur fille leur a annoncé. Un mariage dans la tradition catholique en plus ! Charles sait bien que leur enfant agit davantage par conformisme que par conviction religieuse en se mariant à l’église, n’allant plus à la messe que lors des rares événements familiaux. Il semble par ailleurs que Frédéric ne soit pas pratiquant, peut-être même pas croyant, alors il sait gré aux jeunes gens de faire ainsi plaisir à sa femme.

Hélène est peut-être stressée par tous les préparatifs de ce mariage dont elle a déjà planifié toutes les étapes avec la minutie et la rigueur qui la caractérisent. C’est elle qui a soufflé à Adèle l’idée de prendre son frère pour témoin. Regrette-t-elle maintenant que sa fille semble investir la relation avec Éric bien au-delà de ce qu’elle attendait ? Craint-elle que la fréquentation du jeune homme et de son partenaire ne la dévoie ?

Charles observe discrètement sa femme en train de manger tristement, sans un mot ni un regard pour lui. L’idée de vivre quotidiennement ce genre de scènes dans quelques mois ne le réjouit guère non plus. Il aimerait pourtant, à soixante ans et des poussières, réduire son activité et passer plus de temps à lire, écouter de la musique, voir des films, ses passe-temps favoris. Leur intérieur cossu aux meubles patinés et confortables l'invite à une paresse méritée. Mais il ne se sent pas prêt à supporter une compagne aigrie ou dépressive, ayant déjà traversé ces épisodes par le passé. Il préfère encore repousser son départ en retraite et continuer à soigner ses patients, malgré la fatigue.

Le déjeuner s’achève rapidement sans que les mets de choix ne parviennent à lui faire oublier la morosité ambiante. Scrutant les reflets rouge profond du grand cru à travers le cristal de son verre, Charles regrette finalement de n’avoir personne à qui parler de ce vin d’exception. Au moins les convives, mêmes ignares en la matière, prennent généralement plaisir à écouter la poésie de son discours œnologique et c’est pour lui un grand divertissement.

- Je vais voir Adèle, déclare Hélène, après avoir débarrassé la table. Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond.

Son mari soupire puis se retire au salon.

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