Prologue
Certains l’appellent le passage. Les autres ne connaissent pas son existence.
Certains le craignent, d’autres l’attendent sereinement.
Il s’agit d’un bois.
Une forêt que personne ne voit de la même façon.
Pour certains, elle est luxuriante, pleine d’arbres et de fleurs exotiques.
Pour d’autres, elle est obscure et silencieuse.
Tantôt, c’est une forêt sous la neige. Parfois, il y pleut, mais on y voit rarement le soleil briller.
La forêt est la traversée inévitable. Celui que tout ce qui vit empruntera un jour.
Personne ne sait ce qu’il y a après.
Le passage est un périple solitaire. Le dernier et le plus beau des voyages. Le plus terrifiant aussi.
Particulièrement pour un enfant de onze ans.
Aucun chemin ne parcourt la forêt, alors il marche. Il n’émet pas un son, mais des larmes roulent sur ses joues maigres et sales.
Le gamin est émacié, couvert de bleus. Son bras est cassé.
Il erre sans but, comme insensible à la douleur qui fuse dans son corps à chaque pas.
Alors que son regard commençait à se brouiller et son esprit à partir, il vit au pied d’un arbre un coquelicot.
L’image de cette inflorescence rouge et orange, d’une couleur semblable à celle de ses yeux, au pied de cet arbre centenaire et nu le fit s’arrêter. L’enfant se pencha et admira la fleur. Ses pétales semblaient si fragiles, menaçant de se détacher à tout moment.
« Bonjour »
Le gamin n’eut même pas la force de sursauter lorsqu’une vieille dame apparut sous ses yeux désabusés.
Elle portait une longue robe pourpre, évasée au niveau des jambes et des avant-bras. Une simple corde de chanvre nouée sur ses hanches fines. Sa chevelure gris perle tombait dans son dos dans un entrelacs de nattes complexe. Son visage bien que présentant quelques rides était rond et rieur. Ses yeux étaient orange. D’une couleur semblable à ceux d’un coquelicot.
Exactement de la même nuance que ceux de l’enfant.
« Où suis-je », demanda-t-il d’une voix si basse qu’il fallut tendre l’oreille pour saisir les paroles.
La vieille dame le scruta et remarquant son apparence, elle lui fit signe de la suivre.
L’enfant la suivit en silence, sans poser de question. Peu importe, où il se trouvait finalement. Plus rien ne comptait vraiment.
Sauf Vikyanne.
Ils marchèrent pendant un petit moment avant d’arriver devant une demeure de pierre rose, blanche et grise. Sans être démesurée, la maison avait entre autres : trois étages, cinq chambres, trois salles de bains et un boudoir.
Dès le seuil franchi, un majordome et une servante se précipitèrent pour les accueillir.
« Liarick, emmenez dès lors ce garçon dans la chambre nord. Lavez-le et mettez-le au lit. Manaka, préparez donc une collation et servez là dans la bibliothèque. »
Deux heures plus tard, l’enfant et la vieille femme se trouvaient installés dans un voluptueux canapé de velours violet, dégustant des sablés aux algues de Kenyes et au sel noir du lac Ormoy.
Les bruits de mastication finirent par s’estomper et un silence pesant s’établit. L’enfant se tortillait sur son séant. La vieille dame regardait par la fenêtre. Elle se servit une cinquième tasse de thé à la bergamote et la porta à ses lèvres sous le regard médusé du gamin.
Les seules boissons qu’il n’avait jamais connues étaient le vin coûteux qu’absorbait son père, l’eau croupie à laquelle il avait droit et le sirop de balgur qu’adorait sa sœur.
Il se demanda si sa mère aussi buvait cette boisson chaude à l’odeur amère lorsqu’elle était encore en vie.
« Quel est ton nom, petit ? »
« Ioh », répondit l’enfant en omettant volontairement son patronyme.
« Ioh », répéta la vieille dame. « C’est un nom intéressant ».
Comme elle ne fit pas mine de continuer la conversation, Ioh prit son courage à deux mains et demanda à son tour :
« Et qui êtes-vous ? »
Après un instant de réflexion, il baissa respectueusement le regard et ajouta :
« Madame ? »
Elle se contenta de laisser échapper un petit rire. Si infime, qu’on aurait pu le confondre avec un soupir.
« Je suis Samdo. La gardienne du Passage. »
Samdo reprit une gorgée de thé.
« Hum… La gardienne de quel passage ? »
« Sais-tu pourquoi tu es là ? »
Cela ne répondait pas à la question, mais Ioh décida de répondre.
« Non. J’étais chez moi, avec mon père et je me suis évanoui. Quand je me suis réveillé, j’étais perdu dans la forêt. »
Un soupir s’échappa des lèvres roses et pleines de Samdo.
« Tu es mort, Ioh. Tu ne t’es pas évanoui. Tu es mort et vu ton apparence lorsque je t’ai trouvé, cela n’a pas été une mort rapide et sans douleur. »
Mort ? Il était mort ?
Il tourna et retourna les mots dans sa tête. C’était possible il supposait. Son père avait été d’une humeur particulièrement massacrante ce jour-là.
L’idée de sa mort ne le révoltait pas vraiment, même s’il aurait imaginé ne plus rien ressentir après…
« Je pensais que la mort serait moins douloureuse », constata-t-il d’une voix plate.
Samdo avait les yeux pleins de sympathie et de compréhension.
« C’est parce que tu n’es jamais arrivé de l’autre côté. Tu es toujours dans le Passage ».
« Le Passage ? Entre la vie et la mort, vous voulez dire ? »
La vieille dame hocha la tête.
« Pourquoi suis-je ici ? »
« Tu as été choisi, Ioh. Mon temps est presque écoulé et quand je partirai pour enfin voir l’autre côté du Passage, tu me remplaceras. »
Ioh resta interdit. Rester ici ? Dans cette maison ? Dans cette forêt ? Seul pour combien de temps ?
Comme lisant dans ses pensées, Samdo posa une main consolatrice sur sa jambe.
« Les gardiens du Passage parcourent le monde. Ils cherchent les âmes en peine et les amènent à l’orée de la forêt pour qu’il puisse passer. »
« Est-ce que j’ai le choix ? » demanda Ioh.
« Non », répondit Samdo.
C’est tout aussi bien se dit Ioh. De cette manière, il pourrait veiller sur Vikyanne.
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