11 - Panthères
20e jour de la saison du soleil 2448
Toute la nuit, les serviteurs personnels du père d'Argent se dévouèrent corps et âme pour réparer les dégâts causés par la trahison de Dètmor. Argent n'eut que très peu de sommeil avec tout ce bruit. Elle passa la moitié de la nuit accoudée contre le rebord de sa fenêtre à observer la lune et les domestiques au travail. Les pans de sa robe de nuit dansaient doucement aux souffles des brises. Elle ne portait rien en dessous, laissant le vent rafraichir sa peau. Elle sourit à demi alors qu'elle réalisa que cet évènement tragique était terminé. Elle remercia silencieusement Elysia, déesse de la vie et du bonheur, d'avoir attiré le Haut-Roi à Daigorn. Son timing avait été parfait. Elle avait sauvé la plupart de la populace, incluant tous ceux qu'Argent chérissait. D'un autre côté, la jeune guerrière se questionnait sur la bienveillance du sournois Noktow. Était-ce ses manigances qui avaient entrainé tout cela? Personne ne le saurait vraiment.
Azéna, Fayne et Sérus partaient demain pour être remplacés par le prince d'Elthen, aussi connu sous le surnom du prince brun, le promis d'Argent. Elle les manquait déjà. Elle se remonta le moral en se rappelant que le prince n'allait être présent que pour deux soirées. Le mariage sera plus tard. Sa mère lui avait dit :
- Je sais que c'est au-delà de ton contrôle et de ton consentement mais, au moins, prend avantage de la situation. Tu seras reine d'une grande région. Tu auras du pouvoir, le pouvoir de changer bien des choses. J'ai entendu dire que le prince brun est bon. Tu es une femme sage. Il saura t'écouter.
Une larme coula le long de sa joue, brillante sous le clair de lune tel un diamant précieux. Elle se souvint de sa réponse:
- Je veux rejoindre l'ordre des chevaliers. Je veux mon titre de chevalière. C'est ainsi que je veux laisser ma trace en ce monde.
Sa mère l'avait entendu et elle l'avait compris, mais hélas, elle ne put rien faire de plus.
Les émotions passèrent et Argent essuya la larme. Le combat et la brève réunion avec Kardun et son père l'avaient puisé de son énergie. Ses yeux brulaient, ses muscles étaient endoloris. Elle bailla et observa, pour une dernière fois, le ciel étoilé. L'image de Demien en armure, resplendissant au cœur du combat, fut sa berceuse ce soir-là.
✦×✦
21e jour de la saison du soleil 2448
- Ma Dame.
On cogna à la porte de la chambre. Argent grommela, se tourna sur le côté et croisa ses bras autour de son oreiller.
- Entre, Serfie.
- Ryah est avec moi, informa la servante.
Les deux femmes entrèrent et s'arrêtèrent devant le lit.
- Vous n'êtes pas lever, s'étonna Ryah. Ma dame, ce n'est pas comme vous.
- Êtes-vous souffrante? demanda Serfie, inquiète. Si ce sont vos menstruations, nous pouvons vous rapportez des médicaments pour les crampes.
Argent sourit aux deux femmes.
- Vous êtes si serviables. Ce n'est pas cela. Je suis tout simplement triste. Ma sœur et mon frère partent et je n'ai pas envie de rencontrer le prince d'Elthen.
Ryah étouffa une exclamation de surprise avec sa main. Serfie, de son côté, ne semblait pas surprise; elle avait toujours été plus futée que sa compagnonne.
- Pourquoi pas? demanda Ryah. C'est un prince ! C'est... C'est, enfin, c'est votre promis.
- Justement, dit Serfie. C'est son promis, pas son amoureux. Il y a une grosse différence.
- Oh, dit Ryah. Je n'ai jamais eu d'amant alors, je ne sais pas.
Elle parut triste pour un moment, mais elle se rétablit vite.
- Je comprends... Être forcée n'est pas plaisant.
- Pour l'honneur de ma maison, dit Argent avec un mélange de sarcasme et de sincérité. Je ne sais pas si c'est aussi important que je ne le croyais.
Cette-fois, les deux servantes furent choquées. Argent avait toujours été dévouée à sa maison et était très loyale. Ryah jeta un coup d'œil en direction de Serfie. La blonde lui fit signe de laisser tomber.
- De toute façon, commença Ryah avec maladresse, il faut vous préparer, ma dame. Votre frère part sous peu.
- Bien sûr, répondit Argent. Il ne faudrait pas manquer son départ. Ce serait mal vu.
Elle se leva. Les servantes la guidèrent jusqu'à la salle de bain, où un énorme bassin reposait en son centre. Le plancher de pierre était humide et froid. Ryah prépara la tenue d'Argent à l'écart alors que Serfie détacha la queue-de-cheval d'Argent et procéda à l'aider à se déshabiller.
- Vous savez, je ne suis plus une enfant, dit Argent.
Malgré qu'elle aimait bien se faire chouchouter, la jeune adulte se savait assez indépendante pour s'occuper d'elle-même.
- Ne dites pas de bêtises, Ma Dame, répondit Serfie. C'est notre devoir d'assurer que vous soyez à votre meilleur avec le moins d'efforts requis pour vous.
Une troisième servante se présenta avec un sceau d'eau bouillante et le versa dans le bassin. Elle s'inclina et repartit.
Argent s'installa dans le bassin, accoté contre le rebord, les bras allongés. La chaleur de l'eau détendit ses muscles. Elle se laissa perdre intérêt au monde réel pendant de longues minutes. Lorsqu'elle revint à elle, Serfie la lavait avec un linge. Malgré l'habitude, elle se sentit irritée. Comme une dame de la noblesse, elle masqua ses émotions avec prouesse pour ne laisser paraitre que la politesse.
Une fois Argent lavée et séchée, Ryah la vêtit d'un corset bien serré qui la laissait à peine respirer. Elle ne put s'empêcher de sourire aux grimaces de la dame.
- Je sais que vous détestez cela, Ma Dame, mais regardez comment votre buste est en évidence et est bien soulevé. Vous allez impressionnez le prince.
Puis, par-dessus le corset, elle passa une robe à demi-lousse d'un mauve pâle qui faisait ressortir les yeux gris d'Argent.
- C'est parfait et de la couleur du royaume.
Elle examina soigneusement le travail de Serfie et acquiesça.
- Une belle longue tresse en queue de poisson. Perfection, ma belle Serfie.
- Je peux partir maintenant? demanda Argent.
- Attendez, Ma Dame, dit Serfie en lui présentant des sandales.
- Oh, j'ai horreur de ça. C'est si inconfortable et ça m'handicape.
- Je suis désolé, Ma Dame. Votre mère nous as chargé d'assurer que vous aurez l'allure d'une future reine aujourd'hui.
Argent s'abandonna à leurs caprices. Elle se dit que ce n'était que pour une journée. Enfin, pour le moment. Elle se laissa maquiller mais, insista pour que ce soit léger. Du maquillage lourd n'était pas son style.
- Marché conclut, avait dit Serfie de bon cœur.
Serfie et Ryah escortèrent Argent jusqu'à l'entrée du château, où une troupe de gardes les attendaient. À la tête de la troupe se tenait fièrement un visage familier. Malgré le heaume qui couvrait la plupart de son visage, Argent reconnue Demien.
- Ils t'ont accordé la charge d'une troupe, dit-elle surexcitée pour lui. Tu dois être fier.
Elle ne pouvait pas voir, mais elle savait que son ami souriait sous son heaume.
- Ma Dame, dit Demien sur un ton formel. Nous avons été chargés de vous escorter jusqu'aux portes mères de Nothar.
Il était le seul à porter une hallebarde, symbolisant son titre de capitaine de la troupe; les autres avait le port d'une épée bâtarde.
- Bien. Allons s'y alors. Il ne faudrait pas faire mon frère attendre trop longtemps.
Elle sourit en coin, sachant que son ami essayait de paraître professionnel.
Alors qu'ils se dirigeaient vers les portes mères, la troupe encerclait Argent, la protégeant d'une attaque provenant de n'importe quel angle. Demien marchait côte à côte avec elle au centre.
Argent chuchota :
- Alors, tout va bien. Tu te mérites une promotion bientôt?
Demien hocha de la tête et se raidit afin de masquer sa convivialité avec la Dame de Daigorn. Argent sourit puis, haussa le regard. Les portes mères se tenaient hautes et fières devant eux.
- Juste à temps, dit Seigneur Bayrne qui se tenait avec sa famille qui longeait le chemin de pierre.
Il s'approcha de sa fille et la serra brièvement.
- Tu es ravissante.
Il l'escorta jusqu'à Rivatha et se retourna vers Demien.
- Excellent travail, capitaine. Vous pouvez aller vous reposer. La sécurité est sous la responsabilité du Capitaine de la Garde.
Les enfants furent placés en ordre d'âge. Argent se tenait entre sa mère et Azéna. Celle-ci donna un petit coup de coude à sa grande sœur et se pencha vers elle.
- C'était bien?
- Oh, je t'en prie, répondit Argent.
Elle ne put s'empêcher de sourire malgré elle. Azéna avait un air taquin comme à son habitude. Ses yeux brillaient, chercheurs d'ennuis.
- Tu pars quand? lui demanda Argent.
- Peu de temps après Sérus, répondit-elle, sa voix légèrement inquiète. Tu y seras, n'est-ce pas?
- Oui. J'y serai. Je te le promets.
Son cœur se remplit de joie lorsque sa petite sœur sourit et que toute trace de son inquiétude se dissipa.
Quelques minutes passèrent et enfin, Sérus se présenta sur un étalon noir au museau pâle. Il portait son armure de cuir sombre et son équipement de rôdeur. Plusieurs soldats le suivaient, tous équipés d'après leur style de combat.
Argent remarqua l'absence de la bannière de Daigorn comme à chaque fois qu'il partait.
« Pourquoi ne représentes-tu pas ton royaume, frère? songea-t-elle. Pourquoi cette subtilité? »
Et comme à chaque année, elle ne reconnaissait aucun des soldats qui accompagnaient Sérus. Ils n'étaient pas de Nothar, possiblement même pas de Daigorn.
« Père ne répondra pas à mes questions, se dit-elle. Il ne le fait jamais. Tout ceci est curieux. Quels sont ces quêtes qui t'obligent à partir pendant des mois ? »
- Reste prudente et sauve, ma sœur, dit Sérus alors que vint le tour des adieux d'Argent.
- Ne t'inquiète pas, mon frère, répondit-elle. Je sais très bien me défendre.
- Ça, je n'en doute pas.
- De même va pour toi.
- Tu as un admirateur, chuchota-t-il.
Il pointa de la tête un jeune homme à l'écart.
- Eh?
Elle suivit son mouvement du regard et aperçut Demien, assied sur un baril, qui dessinait en jetant des coups d'œil de temps en temps en sa direction. Elle rosit légèrement et porta son attention à Sérus. Celui-ci ricana, dit ses adieux à ses autres frères et sœurs puis, enfin, il traversa les portes mères et mit son étalon au galop.
Les roturiers furent les premiers à partir puis, les nobles, laissant la famille Kindirah le loisir de circuler sans encombrement.
- Je vous rattraperai, dit Argent.
Sa famille s'en retourna au château. Lorsqu'ils furent assez loin, elle s'approcha d'un pas nonchalant de Demien.
- Qu'est-ce que c'est que ça, dit-elle avec amusement.
Elle baissa le papier soutenu par un livre d'un doigt le plus doucement possible.
- C'est toi, dit Demien sans scrupule.
Il lui montra le dessin, confiant de lui.
- Il fallait que je capture ce moment. Tu fais rarement apparence dans une robe.
Argent fronça les sourcils, incertaine de si elle était confortable avec le compliment.
- Héhé, continua Demien. Je sais que ce n'est pas ton truc... D'accord, que tu détestes ça mais, tu es resplendissante Argent.
Leur regard se croisa.
- Regarde-moi ces perles grises, digne d'admiration, féminine, mais forte comme le fer.
Il affleura doucement près de son œil, comme un amant.
- Si je pouvais me trouver une femme qui te ressemble, je ne pourrais jamais râler.
Argent réprima le feu qui menaçait de rougir ses joues.
- Ma Dame, dit un homme derrière eux.
Argent se retourna. Un homme dans sa quarantaine en armure étincelante attendait. Il était assez grand mais, Argent lui tenait tête, grande et musclée pour une femme.
- Seigneur Kindirah m'a envoyé.
- Bien sûr, répliqua Argent. On se reverra plus tard, capitaine.
Elle lui fit un clin d'œil espiègle et suivit Kardun.
- À la cérémonie plutôt, dit-il, haussant le ton pour qu'elle l'entende.
Argent ne se retourna pas malgré sa surprise. Elle suivit le Capitaine de la Garde jusqu'au château.
Ils trouvèrent Bayrne dans la salle à manger où les servants finissaient les préparations finales. Il hurlait des ordres d'un côté puis de l'autre.
- Plus de chandelles. Je veux que nos invités y voient quelque chose.
Un servant s'arrêta devant lui.
- Mais, monseigneur, c'est le jour.
- Nous allons fêter jusqu'à ce que la lune se couche, répondit Bayrne. Alors, installe plus de chandelles. Dépêche-toi, le roi va arriver bientôt.
Le serviteur, le visage ruisselant de sueur, acquiesça et s'exécuta.
- Père, appela Argent.
Elle accourut en sa direction.
- Ma fille, répondit Bayrne, soudainement nettement plus heureux.
Il la serra dans ses bras puis, la regarda avec attention.
- Serfie et Ryah se sont dépassées, continua-t-il avec un sourire. Tu es parfaite. Ce prince ne pourra pas te résister.
Argent sourit à son tour. Elle aimait voir son père si heureux, même si c'était pour une raison qu'elle n'aimait pas particulièrement.
- Puis-je retourner aux portes mères brièvement? Azéna... J'aimerai assister à son départ.
- Ton cœur est tendre, comme à son habituel.
Il fut interrompu par un soldat qui se présenta.
- Monseigneur, dit le soldat, les éclaireurs sont revenus. Le roi sera ici d'ici peu.
- Bon sang qu'il est rapide ce vieux lion, rigola Bayrne.
Le seigneur suzerain hocha de la tête, laissant le soldat partir.
- Je suis désolée Argent, mais tu dois rester ici. Le temps nous manque. Tu dois être prête.
- Mais je lui ai promis, dit Argent. C'est le devoir d'une Dame, encore plus d'une future reine, de ne pas manquer à sa parole.
- Et je comprends, plus que tu ne le crois mais, une future reine doit aussi s'entretenir avec son futur roi. Maintenant, relaxe. Tout sera prêt à temps. Azéna comprendra.
- Peux-tu envoyer quelqu'un pour lui dire qu'elle ne m'attende pas?
Bayrne hocha de la tête et ordonna à un garde posté à l'entrée de porter le message verbale à Azéna.
- Fait vite. Son groupe part sous peu.
- Je serai rapide, monseigneur, répondit le garde.
- Merci, dit Argent à son père.
- Repose-toi, dit le seigneur. Tu as une longue journée devant toi et nous sommes qu'au lever du matin.
Argent s'assied devant le foyer. Un petit feu y était alimenté par du bois. Il faisait déjà assez chaud dans la pièce alors, il ne servait que de décoration.
Peu de temps plus tard, le garde messager revint, avisa le seigneur que le roi approchait puis, remit un bout de papier à Argent. La jeune dame l'ouvrit avec délicatesse et y reconnue l'écriture grossière de sa petite sœur :
Ne t'en fait pas pour moi. Je comprends. Je reviendrai encore plus forte et, peut-être, cette-fois, ce sera moi qui te montrerai des nouvelles techniques.
Oh, hé, ne laisse pas père contrôler ton destin. Je sais, à propos du prince brun. D'ailleurs, je sais pour ton garde aussi. Ha ha.
Argent roula les yeux et lança le papier dans les flammes. Celles-ci grossirent momentanément, comme un essai de griffer le ciel.
Un long moment s'écoula et Bayrne s'approcha enfin de sa fille.
- Il est temps. Allons aux portes mères. Le roi est presque ici.
Lorsqu'il passa les portes, il hurla :
- Que la sécurité soit au maximum. Je ne veux aucun soldat ou garde oisifs. Capitaine Kardun, occupez tous vos hommes.
- Oui, monseigneur, répondit Kardun.
Il lança des ordres à ses sous-capitaines:
- Allez me chercher Demien et sa troupe.
- Demien est l'un de nos invités. C'est bon, laissez-le. Par contre, mettez sa troupe au travail.
Il continua son chemin, Argent et quelques gardes sur ses talons. Argent était ravie que Demien puisse être présent. Elle se savait forte, mais sa présence la rassurait toujours.
La trompette d'Elthen, royaume doré, sonna à trois reprises avant que le son des sabots des chevaux qui martelaient le chemin de pierre menant à Nothar n'effleura les oreilles d'Argent.
- Faites place au Roi Brun, s'écria le porteur de bannière de tête. Faites place pour le roi du royaume brillant de la Coupe d'Or ainsi que du vôtre.
Argent remarqua que la mention de Daigorn avait encore une fois été négligée. Le porteur passa devant elle; la bannière flottait au gré du vent tel une rivière de terre. Au centre reposait la coupe d'or d'Elthen. Sur ses talons, une horde de chevaux à la robe palomino et isabelle trottèrent gracieusement dans la cité en parfaite conduite. Leur cavalier était équipé d'une armure de plaques étincelante d'un or presque aveuglant. Mêmes leurs armes étaient de haute qualité, fait d'une main spécialisée. Sur leur cape brune aux rebords crème reposait également la coupe d'or de la bannière.
- Les chevaliers d'Elthen, murmura Argent.
Elle en eut presque le souffle coupé. Ils étaient si séduisants et beaux. Leur fierté, leur parure, ils étaient le mélange de la force d'un guerrier avec la royauté d'un roi.
Argent sentit le bout de ses oreilles se réchauffer à la vue du Haut Chevalier, le commandant de l'Ordre de la Chevalerie. Il retira son heaume et salua Bayrne. Il était splendide, parfait. Un jeune guerrier aux yeux noisette-vert et à la longue chevelure blond foncé. Il ne portait qu'une spallière, à la droite, d'or aux rebords blancs, fusionnée avec un aigle d'ivoire.
- Ma Dame, dit un jeune homme d'une voix extrêmement polie et douce.
Argent se détacha enfin du Haut Chevalier. Devant elle, un homme d'environs vingt ans souriait; un petit mais sincère sourire. Il portait une armure similaire aux chevaliers, mais avec des modifications spéciales tels qu'une tête de léopard sur ses deux spallières. Argent trouvait cela un peu exhibitionniste, mais elle ne jugea pas. Sa monture par contre, était un spécimen exemplaire. Elle n'avait jamais vue un étalon si beau. Son pelage et ses crins était d'un crème pâle, presque blanc et ses grands yeux lui rappelaient un océan tropical, d'un doux bleu.
- Mon prince, balbutiât-elle, distraite par le cheval.
Elle baissa le regard en signe de politesse et de soumission.
- Il s'appelle Jre'gan, dit le prince avec un étrange, mais exotique accent.
Argent leva le regard.
- Jreh'ganh?
Le prince poussa un petit rire inoffensif.
- Jre'gan, corrigea-t-il.
Il fit attention de prononcer lentement. À son nom, l'étalon secoua la tête avec une force et une prouesse majestueuse.
- Je peux?
Elle tendit la main en direction de Jre'gan. Le prince lui donna permission et elle flatta délicatement le museau de l'étalon. Celui-ci cligna comme pour la remercier. Une intelligence étrange transperçait son visage.
- Son regard...
- Il m'a fait le même effet, dit le prince. Il a été élevé en Nëowalds parmi les elfes lunaires. C'est pourquoi il est si intelligent.
- Tu es si beau, Jre'gan.
L'étalon haussa son museau d'un coup, effleurant la joue d'Argent. Les cloches attachées à sa crinière tintèrent avec le mouvement.
- Il vous aimes bien, dit le prince.
Il fit une pause, observant Argent interagir avec Jre'gan.
- Je m'appelle Kiojar. Vous êtes Argent, n'est-ce pas?
Argent acquiesça.
- Oui, mon prince.
Elle prit le temps de l'observer de plus près. Il était typique des Eltheniens: peau cuivrée, longs cheveux couleur sable et yeux en amandes. Il était grand, moyennement bâtit, au visage carré et à la mâchoire solide. Il faisait sûrement fier guerrier, mais il ne serait pas de taille face à un barbare du Sang du Dragon. À sa ceinture pendait une épée courte et de l'autre côté, une longue masse d'armes. C'était une étrange combinaison. Argent aurait bien aimée voir comment il se débrouille en duel. Mais, ce soir n'était pas un bon temps.
- Vous aimez? ricana-t-il en frottant sa barbichette avec anxiété.
Le menton était tout ce qu'il pouvait laisser pousser, le reste était encore trop juvénile.
- Um? Oh, vous parlez de vous. Um...
Elle hésita, ne sachant trop quoi dire. Le prince était beau et tout, mais son cœur appartenait à Demien. Elle s'efforça à mettre le garde de côté, mais elle ne réussit pas à se voir en couple avec Kiojar.
- Pas besoin de répondre, dit-il, paraissant un peu triste.
- Je suis désolée, je vous connais à peine.
La trompette sonna et les chevaliers suivirent leur roi et Bayrne en direction du château.
- C'est le temps d'aller manger et parler affaires, conclut Kiojar. Vous voulez monter? Ça ira plus vite et je ne peux pas faire marcher une Dame, spécialement vous.
Il lui tendit la main. Argent ne pouvait pas refuser un prince alors, elle accepta. De plus, elle désirait monter Jre'gan. Elle ignora la main du prince et enfourcha Jre'gan avec aise.
- Je suis une cavalière d'expérience.
- Vous êtes impressionnante, Ma Dame.
Il glissa un mot qu'Argent ne reconnue pas à Jre'gan et l'étalon se mit au galop. Jre'gan sprinta au travers de la ville comme s'il la connaissait depuis des années. Il s'amusa à faire plein de détours qui rallongeaient le chemin. De temps en temps, Kiojar lui glissait un mot dans la langue étrange. Finalement, ils arrivèrent au château.
- Vous voilà, s'écria un garde stationné à l'entrée. Seigneur Kindirah et Roi Lènmar sont inquiets. S'il vous plaît, allez à eux dans la salle à manger.
- Vous faites souvent ça? questionna Argent à Kiojar.
- Non, avoua Kiojar. Je voulais visiter votre cité et vous montrer de quoi Jre'gan était capable.
Il sourit, espiègle. Ce sourire rappela Azéna à Argent. Les deux compagnons mirent pieds à terre et se dirigèrent vers la salle à manger.
- Je ne le conseil pas, dit Argent. Dètmor vient de trahir notre hospitalité et mon père est tendu.
Kiojar parut choqué. Il lui fallut un moment pour répliquer:
- Ces bons à rien de loups. Mon père nous as toujours dit de nous méfier d'eux et qu'ils ne sont pas dignes de confiance.
Il fit une pause.
- Ne craignez rien, Ma Dame, nous avons une parole et un honneur d'or.
- C'est bien vrai. Votre peuple est reconnu pour cela.
Argent resta tout de même sur ses gardes. Kiojar semblait avoir bon cœur mais, elle ne put s'empêcher de se sentir méfiante après les évènements d'hier. Le Prince Zamir avait une âme innocente, lui aussi, d'après les dires d'Azéna.
- C'est toujours mieux de rester prudent. Vous êtes sage, Ma Dame.
Argent resta impassable, mais en dedans, un tourbillon de questionnement naquit. Elle ne s'attendait pas à ce que le prince perce sa coquille si facilement.
- Je vous fait confiance, mentit-elle.
Le prince ne fit que sourire. Il ne la croyait visiblement pas, mais il restait tout-de-même poli. Il lui ouvrit la porte et la laissa passer.
À l'intérieur, la salle à manger bourdonnait de conversations. Tous les invités s'y trouvaient. Des tables additionnelles avaient été installées.
- Le prince ! s'exclama un sujet du roi.
Le silence tomba. La plupart des regards se fixèrent sur Argent dont la beauté n'avait pas d'égale. Les Eltheriens portaient presque tous la peau cuivrée, les yeux en amandes et des vêtements légers. Ils étaient les enfants du désert et du soleil.
Argent repéra Demien au bout d'une table, accompagné de Kardun et de quelques autres soldats haut-placés, une coupe de vin entre les mains et un léger sourire aux lèvres. Il la fixait lui aussi de ses beaux yeux remplis d'admiration. Ses lèvres bougèrent, mais aucun son ne sortit:
- Ça ira.
Argent se sentit soulagé de la voir près d'elle. La royauté et la formalité n'était pas son jeu préféré, mais contrairement à Azéna, elle s'en sortait bien
- Viens t'asseoir à mes côtés, appela Seigneur Bayrne.
Argent obéit. À sa gauche, Kiojar s'installa entre elle et son père. Le roi lui ressemblait énormément, mais en plus costaud et en plus sage. Frisant sa quarantaine, ses cheveux à mi-longueur et son long bouc étaient couleur sable striée d'argent. Son visage rayonnait d'une bonté qui le rajeunissait. Il serra brièvement son fils avant de se tourner vers Argent.
- Vous êtes magnifique, Argent. Seigneur Bayrne m'a parlé de vous. Kiojar a choisi avec sagesse.
- Merci, Votre Majesté, dit Argent.
Elle força un sourire. L'anxiété commençait à prendre forme et, pour un instant, son sourire tressaillit.
- Appelez-moi tout simplement Lôre. Vous serez de la famille bientôt, dans environs une saison pour être précis. Vous serez unis sous la lune brune tel est la tradition à Elthen.
Sa voix était puissante et profonde, mais en même temps, elle était rassurante et douce. Il rappelait à Argent un grand lion à la crinière épaisse et au rugissement royal. Une grosse brute au cœur noble.
- Voici ma reine, Odilia.
À sa gauche, une belle femme dans sa mi-trentaine semblait briller dans sa robe blanche et beige. Elle portait les mêmes yeux que Kiojar. Contrairement au reste de sa famille, ses cheveux étaient ondulés et de couleur jais. Ils étaient si épais et longs mais, toute-de-même parfaits, qu'ils semblaient enterrés le reste de sa personne.
- Enchanté, Argent.
- La panthère noire, dit Argent.
Odilia sourit.
- On me connait jusqu'à ici à ce que je vois.
Argent rougis et baissa le regard.
- Pardonnez-moi, ma reine.
- Ne t'inquiète pas, jeune enfant de la tempête. C'est un bon titre, dans mon opinion. L'emblème de notre famille est bien une panthère; une panthère classique, mais tout-de-même une panthère.
Elle leva délicatement le menton de sa future héritière et l'observa. Ses yeux bruns croisèrent les siens.
- Je suis un peu différente.
Elle fit une pause, songeuse à ces prochaines paroles.
- Appelle-moi tout simplement Odilia.
Sans trop comprendre pourquoi, Argent se sentit affreusement gênée. Elle attendit que la reine se retire et reprit une conversation avec Kiojar pour se distraire.
✦×✦
Plus tard en soirée, après des dizaines d'apéritifs et de plats, de chansons et de jeux de boissons, la plupart de la foule était ivre. Un des gardes, noyé dans l'alcoolisme, était venu courtiser Argent devant toute la famille royale. Il chantait qu'elle était sienne. Kardun se leva pour le restreindre mais, Demien s'en occupa. À la fin de la lutte, Demien se retrouva avec un œil au beurre noir et le nez saignant tandis que son opposant, évanoui au sol, fut traîné dehors.
- Vous êtes blessé, Ma Dame? demanda Demien à Argent.
- Je vais bien, répondit-elle, heureuse de son protecteur. Merci.
Elle fit une pause pendant laquelle il fit demi-tour.
- Et, vous mon prince?
Il s'arrêta et prit une respiration un peu plus forte que la normale, comme s'il se préparait mentalement à endurer un coup.
- Ça va.
Il retourna s'asseoir. Quelque chose n'allait pas. Argent regarda autour d'elle. Son père et Lôre étaient occupés à jouer au bras de fer en tentant d'impressionner leurs épouses. Les deux hommes riaient de bon cœur à chaque partie et lançaient des blagues. Lôre enterraient presque toute la foule avec sa voix de géant. Il frappa la table, défiant amicalement Bayrne.
Kiojar était bien sobre et attentif.
- Est-ce que tout va bien? questionna-t-il.
- J'aimerai aller discuter avec mon ami pour un moment, mais je ne sais pas si c'est le moment propice, expliqua Argent.
- Tu n'es pas une prisonnière, loin de là. Tu es une Dame et une future reine. Va où la brise t'emporte; tu es sa fille après tout. Tu feras une parfaite tempête de sable.
Le regard admiratif de Kiojar mit Argent à moitié mal à l'aise à moitié fière. Elle hocha de la tête en signe de remerciement et se dirigea vers la table des soldats où Kardun et Demien la saluèrent avec des acclamations folles. Ils étaient clairement à moitié saoul à présent, Kardun un peu plus que Demien.
- Argent! Ça va, Dame du vent? demanda Kardun.
- Je vais bien, Capitaine de la Garde, répondit Argent en se tourna vers Demien. Tu viens pour un instant?
- Tu es une Dame, dit Demien. Tu-vous pouvez me l'ordonner, vous savez.
Kardun leva un sourcil suspicieux, mais laissa les deux jeunes adultes partir. Il avait probablement remarqué le manque de formalité dans leurs interactions.
Argent entraîna Demien jusqu'à l'un des multiples balcons du château où ils seraient seuls. Elle ordonna aux gardes de les laisser. Ceux-ci hésitèrent en premier lieu mais elle leur dit que Demien était un garde lui-même et que ce sera suffisant pour la protéger. Finalement, ils cédèrent.
- Je me demandais combien de temps tu allais tenir bon, avoua Demien avec un sourire taquin en s'accotant contre le mur du fond.
- Ce n'est pas drôle, répliqua Argent avec impatience.
Elle soupira longuement et se secoua en tentant d'ignorer son déconfort.
- Désolé. J'avais besoin d'un moment pour démêlé tout ce qui se passe. C'est beaucoup en si peu de temps.
- Et j'étais ta porte de secours.
Il pouffa, son sourire aussi charmant que le reste.
- Ça va. Pourquoi penses-tu que je suis venu? Il fallait bien que je t'aide un peu.
Il retrouva son expression sérieuse, quoiqu'encore floue en raison de l'alcool.
Alors, comment tu le trouve le Prince Brun des Panthères et de la Coupe dorée? Je me demande si son engin est pointillé de rosettes et si ses petites culottes sont en or.
Argent fronça les sourcils, son expression abasourdie par les commentaires du soldat.
- L'alcool fait ressortir le bouffon en toi. Et puis, ais-je vraiment besoin de répondre? Tu connais mon opinion sur le sujet.
- Allons, relaxe un peu. On n'a tous besoin d'un peu d'humour pour se changer les idées. C'était ton but n'est-ce pas?
- Je ne suis pas dans une très bonne humeur, avoua la Dame. Je ne sais pas quoi penser. Tout semble bien aller avec les Lènmar. Ma famille s'entend bien avec eux, ils sont gentils, honorables, sans oublier qu'ils sont très beaux. C'est tout-de-même trop tôt pour dire.
- Trop mignon. Argent qui se laisse courtiser, ce n'est pas donner.
- Oh arrête, Kiojar est un ami intéressant, c'est tout. Je n'ai pas envie de lui comme amoureux. J'aime bien son étalon.
Demien leva un sourcil, surprit par le changement aléatoire de sujet.
- Tu aimes bien son cheval?
Argent détourna le regard, mal à l'aise.
- Bah, ouais.
Il s'approcha d'elle, confiant et beau. Sans avertissement, il prit son visage de ses deux mains, effleurant légèrement sa joue droite, ce qui la fit tressaillir.
- Argent de la famille Kindirah, tu es la plus splendide femme que j'ai eu la chance de rencontrer, dit-il de sa voix douce, remplie d'affection. Tu n'es pas toujours facile à plaire. Derrière ce masque de Dame, tu es une véritable enfant de la tempête. Je dois t'avouer que je te veux à mes côtés.
Son visage devint soudainement sombre.
- Qu'essais-tu de me dire?
Elle posa sa main sur la sienne, sur celle qui lui frottait la joue, et sourit.
- Je suis venu ici pour deux raisons. La première, pour toi, pour te supporter.
Il hésita longuement.
- La deuxième... avant qu'il ne soit trop tard-
Argent était presqu'assurée de savoir le reste de ses aveux. Elle faillit perdre contrôle de ses émotions alors qu'elle sentit un frisson chatouiller son épine. Elle avait attendu ce moment depuis trop longtemps.
- Partons d'ici, coupa Argent. Allons à Elthen pour devenir des chevaliers ensemble. Laissons tomber nos devoirs à Daigorn. S'il te plaît. Je te veux à mes côtés aussi. Ce serait notre rêve, comme on le voulait.
Demien resta bouche-bée pendant un instant, puis ses traits faciaux s'assombrirent.
- Tu sais bien que c'est impossible. Ils te retrouveraient facilement. Tous s'auraient que la Dame de Daigorn serait présente. Tu ne ressembles pas à tes parents mais, tu n'es pas difficile à distinguer. Tes yeux de fer, tes longs cheveux d'amande, ta beauté distincte, même dans une armure.
Argent était sous le charme. Son cœur battait la chamade, elle avait des bouffées de chaleur et sa tête menaçait d'exploser en cause des émotions trop intenses qui tourbillonnaient dans son esprit.
« Embrasse-moi, espèce d'idiot, suppliait-elle mentalement. Arrête de parler et embrasse-moi, par la lumière d'Elysia. »
- Devenir une chevalière est impossible, Argent, termina Demien.
Les émotions d'Argent palpitèrent à l'irritation.
- C'est ça ton plan? Que j'abandonne mes ambitions et que je m'abaisse à être ce que ma famille veut de moi?
- Pas du tout. Je te dis tout simplement que devenir chevalière n'est pas possible. Ils te retrouveraient. Si tu veux devenir guerrière, il te faudrait joindre une faction qui n'est pas si proche du roi ou de ton père. Comprends-tu?
- Je ne veux pas rejoindre une bande de filous.
- Connais-tu toutes les factions d'Aerinda? Il n'est pas nécessaire de suivre le suzerain du royaume pour avoir une bonne conviction. Allez, tu es plus intelligente que ça.
Elle y songea.
- Ummm... Peut-être as-tu raison.
- Je voulais t'en parler parce que je pensais à faire cette démarche. J'ai un sentiment de malaise concernant nos suzerains, particulièrement le Haut-Roi.
- Que veux-tu dire?
- Tu ne trouves pas ça louche que Dètmor nous as tout à coup trahis? Que le Haut-Roi lui-même était dans les parages?
- Il l'a dit, il était ici pour avertir les dragonniers de rentrer d'urgence à Atgoren.
- Mais il est venu en personne chercher ceux de Nothar? Je ne sais pas, quelle sorte de roi se déplace pour rien? Il avait une autre raison derrière tout ça. De toute façon, penses à mon offre.
- Quelle sorte de faction comptes-tu rejoindre?
Demien sourit.
- Je t'en parlerai plus tard. Il faudrait retourner au banquet. Notre absence va devenir suspecte.
Argent espérait secrètement qu'il allait l'embrasser avant qu'ils ne se mettent en route. C'était là possiblement leur dernière chance de s'unir physiquement. À ce point, elle s'en foutait même de si elle aurait tombée enceinte. Au moins, elle aurait eu ce qui la hantait depuis qu'ils avaient tous les deux atteint l'adolescence.
« Grande bêta, se dit-elle. Arrête les hormones et fait ton devoir. »
Frustrée, elle respecta le choix du garde et le suivit.
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