Chapitre 13 Tentation
Il faisait nuit, le moment préféré des vampires dans la journée : la fin du jour. Isa m’avait entrainé dans un petit restaurant parisien affichant un style ancien, comme dans les vieux films des années 50. Le style rétro mêlé à l’art nouveau convenait à ravir à mon amie buveuse de sang. Le repas se faisait en musique, mais pas n’importe quelle musique, de la musette s’il vous plait ! Une petite scène surplombait la salle et accueillait tantôt, groupe de jazz, tantôt groupe de blues. Cet établissement se donnait visiblement beaucoup de mal pour recréer l’atmosphère des années folles qui avaient fait la gloire de Paris.
À notre arrivée sur les lieux, une jeune femme nous aborda :
« Une photo souvenir, Messieurs-dames ? Offerte avec le repas.
-Eh bien je…
-Oh oui ! S’exclama Isa.
Nous prîmes la pose, pendant que la photographe faisait son office.
-Ne bougeons plus !
Une série de lumières furent émises violemment et l’appareil photo se déclencha, désorientant Isa.
-Isa ! Tout va bien ? Lui demandai-je.
-Oui, oui, j’avais oublié qu’il y avait un flash. Dit-elle en se frottant les paupières. »
Ses yeux avaient un peu rougi et des larmes en coulaient exactement comme les fois où je me prenais des « coups d’arc » en soudant dans le cadre de mon travail. La jeune femme nous tendit la photographie révélée, en tremblotant. Quelque chose l’avait choquée et je ne tardai pas à en connaitre la raison : Isa avaient les yeux qui brillaient sur les photos. Les miens, en revanche, étaient restés normaux.
Nous nous installâmes à une petite table devant l’orchestre. L’accordéoniste entama un nouveau morceau, comme pour nous souhaiter la bienvenue. À la manière dont il dévisageait Isa, je me dis qu’il avait dû la rencontrer à l’époque où elle dînait dans ce même restaurant. Le vieil homme n’en tenant plus, posa son accordéon puis vint nous parler afin d’en avoir le cœur net.
« Bonsoir madame, dit-il poliment, je m’excuse de vous importuner, mais je vous ai vu entrer et je dois vous dire que vous êtes le sosie parfait d’une flutiste que j’ai connu dans ces lieux autrefois. N’auriez vous pas dans votre famille, une aïeule qui s’appelait Marie Isabelle Garnier, par hasard ?
Isa se mit à rougir alors que je m’efforçais de retenir un rire nerveux subtilement dissimulé derrière ma main.
-Non monsieur, je suis désolée, vous devez faire erreur, ma famille n’est plus de ce monde depuis très longtemps.
-Ça alors, vous parlez exactement comme elle. Comment vous appelez vous ?
-Marie Isab… Enfin je veux dire Isa.
-Isabelle ! C’est vraiment toi ! Ça alors, c’est incroyable !
-Mais non enfin ! Réfléchissez, j’aurais plus de 145 ans.
-Comment le savez-vous ? Je n’ai jamais mentionné son âge.
-Alex, aide-moi !
Tentant toujours de retenir mon fou-rire, je faisais mine de lire le menu tout en cachant mon visage derrière les pages. Par conséquent Isa me lança un regard noir que je pouvais ressentir, même sans la regarder, à travers le papier plastifié.
-Isabelle, souviens-toi, tu jouais sur scène avec ma mère dans les années trente, je n’étais qu’un petit garçon, je te piquais toujours ta flûte pour jouer avec, ça te rendait folle.
-Oui bon, ça va, ça va tu as gagné ! C’est moi, c’est bien moi, Marie Isabelle. Toi, tu es le petit Miguel c’est ça ?
Le vieil homme versa des larmes de joie.
-Oui, le petit Miguel, celui qui versait son chocolat sur ta belle robe et qui jouait avec tes chapeaux.
-Oh euh eh bien, comme tu as grandi, je vois que tu es devenu un homme, hem !
Toujours derrière mon menu je lâchais un gloussement. Isa m’écrasa alors violemment le pied avec son talon. Je fis mon possible pour me retenir de crier tant la douleur était forte.
-Tout va bien monsieur ? Demanda l’accordéoniste.
-Oui, pardonnez-moi, une vilaine crampe qui m’a pris par surprise. Continuez, je vous prie.
-Comme tu vois, Isabelle, je suis surtout devenu si vieux. Toi en revanche tu n’as pas changée. Comment se fait-il que tu sois toujours aussi jeune. ? Tu as un secret ?
À ce moment-là, je concentrai toute mon attention sur la réponse qu’allait donner Isa. Je me demandais sincèrement comment elle allait se sortir de cette situation. Sa réponse :
-Le gouvernement américain fait des tests en grand secret sur la cryogénisation, mais chut ! C’est confidentiel…
-Oh je vois, c’est incroyable, quand je vais raconter cela à mes amis du troisième âge, ils ne vont pas en revenir. »
Isa, dépitée, regarda le vieux Miguel repartir à son accordéon afin d’assurer le spectacle, sa pause étant terminée. Elle se tourna vers moi et me confisqua mon menu.
« Bon, à nous deux Rigoletto !
-Je suis désolé Isa, c’est que vous étiez tellement mignons. Rien que le fait d’imaginer qu’il est plus jeune que toi…
-Je ne m’attendais pas à être reconnue après tout ce temps. Miguel n’était qu’un petit garçon après tout.
-Tu as vraiment connu sa mère ?
-J’ai connu plein de gens et fait plein de métiers différents. Pour autant que je m’en souvienne, Carmen était une jeune musicienne venue d’Argentine avec sa famille. Elle m’avait pistonné pour que je puisse jouer avec elle sur scène. Miguel, son fils, était souvent dans nos jambes, il voulait apprendre la musique lui aussi.
-Tu penses qu’il va trahir ton secret ?
-Non, ça devrait aller. C’est triste à dire, mais avec l’âge, on finit par être de moins en moins écouté de toute façon. »
Le serveur se présenta devant nous, carnet en main, habillé de manière traditionnelle, avec les tabliers d’autrefois.
« Avez-vous fait votre commande Messieurs-dames ?
-Galette de sarrasin au fromage de chèvre, s’il vous plait.
-Et pour vous madame ?
-Une côte de bœuf !
Le serveur s’arrêta net. Il releva les yeux afin d’examiner le petit gabarit d’Isa.
-Madame, si je puis me permettre, ceci est un plat plutôt imposant pour quelqu’un comme vous. Êtes-vous vraiment certaine de ce que vous demandez ?
-Bien sûr que je suis certaine ! Je n’ai pas mangé de nourriture solide depuis des mois. Il faut que je reprenne des forces.
-Isa, dis-je à mon tour, je suis très heureux que tu retrouves enfin l’appétit, mais tu dois savoir que mon budget à été défini à l’avance et que je ne peux pas tout dépenser du premier coup donc…
-Tu as peut-être raison, je vais être plus raisonnable. Apportez-moi trois bavettes bien saignantes, je vous prie.
-La cuisson ?
-Sans cuisson.
-Je vous demande pardon ?
-Je les consommerai crue. Vous avez bien entendu.
Le serveur me regarda avec stupéfaction. Je lui fis alors un signe rapide avec mon doigt et hocha la tête afin qu’il comprenne qu’il devait respecter les prescriptions d’Isa. En retour, il leva les yeux au ciel, fit un mouvement de sourcils tout en haussant les épaules comme le font si bien les Parisiens.
-Soit, Reprit-il, en boisson ?
-Un cidre bouché.
-Et pour vous madame ? Demanda-t-il avec lassitude.
-Un grand verre d’eau. Répondit Isa.
Le serveur et moi étions étonnés. Personnellement je m’attendais plutôt à ce qu’elle commande un verre de sang, mais en y réfléchissant, aucun restaurant ne pouvait fournir un service comme celui là.
-Isa, tu bois vraiment de l’eau ? Lui chuchotai-je.
-Bien sûr.
Le serveur revint avec les boissons. Lorsqu’il eut le dos tourné, je pouvais constater que l’eau d’Isa était rouge.
-Mais ! C’est du… C’est du…
-Sang Lyophilisé, vendu en poudre, on s’en sert en charcuterie.
-C’EST DU SANG ! Hurlai-je en me levant brusquement devant toute la salle, au moment précis où l’orchestre venait de finir son morceau. »
Bien évidemment, tous les clients que je venais de déranger pendant leur repas me regardaient comme un fou échappé de l’asile. Donc je me rassis, confus, pendant que l’orchestre reprenait là où il s’était arrêté. Elle venait de reproduire la première plaie d’Égypte dans son verre à la vue de tous.
« Isa, que penseront les clients en te voyant boire ça ? Lui demandai-je.
-Ils penseront simplement que c’est du vin, répondit-elle. Ne t’inquiète pas comme ça, on croirait entendre Éva. J’ai dû apprendre très vite à m’adapter tu sais. Quand on se nourrit comme moi, il faut savoir donner le change. »
Le serveur revint à nouveau avec nos plats. Je pouvais constater combien il était sceptique au sujet du plat d’Isa. Elle aimait la viande et cela contrastait avec son charmant minois de jeune fille en fleur.
Avec le recul, je dois admettre que même si je me doutais que dîner en tête-à-tête avec une femme vampire était loin d’être romantique, je n’imaginais pas à quel point il fallait avoir le cœur bien accroché.
En effet, à peine le serveur nous tourna-t-il à nouveau le dos qu’Isa laissa tomber toute forme d’étiquette. Je mangeais tant bien que mal, pendant qu’elle était occupée à déchiqueter sa viande avec ses crocs, comme le ferait une lionne à l’état sauvage. L’entendre se bâfrer avait pour effet d’importuner les autres convives, mais personnellement je n’y prêtais pas attention. Ce qui m’inquiétait le plus était la manière dont j’allais justifier qu’elle fut capable de manger aussi facilement autant de viande crue, ainsi que la raison pour laquelle elle avait la bouche pleine de sang.
Évidemment, elle remarqua que j’étais écœuré par le fait de la regarder dévorer son assiette telle une bête sauvage.
« Tu ne manges pas ? Demanda-t-elle.
-Si, c’est juste que c’est la première fois que j’invite une femme vampire à dîner.
-Et quel effet ça te fait ? Dit-elle en riant, toujours les dents en sang.
-Je ne sais que dire, je suis ému.
-Haha, Alexandre, je lis en toi depuis le premier jour. Je t’ai fait perdre l’appétit, n’est-ce pas ?
-Eh bien…
-C’est normal, ne t’inquiète pas, ça fait souvent ça au début. Il y a longtemps que je suis devenue carnivore et j’ai un peu oublié comment me servir des couverts. »
Elle avait fini de manger avant moi et je me hâtais de finir à mon tour, le temps qu’elle revienne de se nettoyer la bouche. Lorsqu’elle fût de retour, elle reprit sa place devant moi. Elle avait retrouvé toute sa fraîcheur qui la rendait si humaine.
« Tu vas rire, affirma Isa, figure-toi qu’une femme m’a surprise à la toilette, pendant que je me passais du fil dentaire.
-Quoi, c’est une catastrophe, qu’est ce qu’on va lui dire !
-Rien ne t’inquiète pas. Je me suis arrangée.
-Tu veux dire que tu l’as… tu l’as… ?
-Mené en bateau. Je lui ai fait croire que j’étais une actrice de théâtre et que mes crocs étaient factices. »
De toute évidence, je me rendais compte combien il était dangereux d’exposer Isa au grand jour. Comme l’avait prédit ma mère, elle était insouciante et veillait à changer le moins de choses possibles héritées de son ancienne vie en tant que mortelle. Elle ressentait vraiment le désir de vivre une vie normale, en société, sans avoir à se cacher ou à inventer sans cesse des excuses afin de dissimuler sa véritable nature.
Nous arrivions en fin de soirée. Miguel, l’accordéoniste fit signe à ses musiciens d’enchainer avec un nouveau morceau. Dès les premières mesures, le visage d’Isa s’illumina :
« Un tango ! C’est un tango ! Comme autrefois ! Viens, on doit le danser !
-Mais je ne sais pas danser ça, moi. C’est une danse pour les petits vieux, on ne danse plus comme ça de nos jours.
-Allez, viens, ne te fais pas prier. C’est un Tango lent, je vais guider.
-Comment ça se danse un tango lent ?
-Comme une milonga !
-Une quoi ?
Au son de la basse, Isa me tira par le bras et m’entraîna jusqu’au centre de la salle. La musique était plutôt répétitive et facile à intégrer. Aujourd’hui, je pense qu’il s’agissait d’une reprise de Last Tango In Paris du groupe Gotan Project.
Isa prit ma main et la posa assez bas sur sa hanche, pendant qu’elle tenait l’autre dans la sienne.
-Allez, laisse-toi faire et ne pense pas. Laisse la musique te transcender. Fie-toi au rythme de mes jambes et mets tes pas dans les miens.
-Euh, d’accord.
-Courage ! Décoince-toi un peu et surtout n’hésite pas à me toucher, ça doit rester sensuel ! »
Puisqu’elle y tenait tellement, j’obéis à ses injonctions et posa mes mains sur elle, surmontant ma timidité. Aussitôt, les premières notes de piano retentirent, comme de doux picotements dans l’air, se mariant à celles de la basse. C’était un morceau langoureux et jazzy, suffisamment lent pour que je puisse suivre les mouvements du corps d’Isa.
À ces quatre premières petites notes, Isa fit trois pas en avant. De mon côté j’en fis trois en arrière, dont un dernier au ralenti. Puis à la mesure suivante, elle recula de trois pas, je compris qu’il fallait que j’avance sur elle, mes pas toujours dans les siens et ainsi de suite.
Ça avait l’air simple pour le moment. La suite devint plus « chaude », si je puis dire. Dès que le pianiste commença à complexifier ses accords, Isa se colla à moi et positionna sa cuisse contre ma hanche.
« Maintenant, soulève-moi et fait moi tourner trois fois, dit-elle. »
Je cessai de réfléchir et fit exactement ce qu’elle attendait de moi. Je soutenais sa jambe avec ma main pendant que tout son corps prenait appui sur mon bassin. Je la fis tourner sous les applaudissements de la salle qui profitait du spectacle.
Je la reposai par terre. Elle tendit alors sa deuxième jambe en arrière, la laissant glisser loin sur le parquet. Sa première jambe étant toujours enroulée autour de moi, elle dut faire un grand écart afin de descendre le plus bas possible tout en se frottant à moi. Sa grande souplesse lui permettait de faire virevolter sa jambe en avant comme en arrière.
Vint alors les premières notes d’accordéon. Je sentis alors tout son corps se rigidifier. Elle ramena sa jambe et repris de l’altitude. Nous répétâmes de nouveau le cycle des quatre pas, face à face.
Elle m’apprit alors un nouveau mouvement. Elle leva mon bras et passa en dessous tout en tournant sur elle-même. Elle m’invita à faire de même. Lorsque l’accordéon s’emballa, elle remit sa jambe sur moi et je compris que je devais la faire tourner à nouveau sur chaque mesure. L’accordéon et le piano semblaient se livrer un duel pendant que nous dansions. Par conséquent, Isa devenait difficile à suivre. Elle tourbillonnait dans un sens puis dans l’autre, n’ayant plus aucune pitié pour moi. Elle se collait à moi, tantôt de dos, ses cheveux sous mon nez, tantôt de face, repliant son mollet en arrière.
« Alors, pas mal pour une petite vieille ! Se moqua-t-elle. »
Nous terminâmes la danse face à face, tout près l’un de l’autre, les yeux dans les yeux. Dans le feu de l’action, bercé par la musique qui diminuait progressivement, toujours au centre d’une salle baignant dans la lumière tamisée des bougies et sous les sifflements du public, elle m’embrassa…
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