Bardamu
Cela faisait déjà deux mois que je m’étais installé quand Bardamu est arrivé. Je ne l’attendais pas. Je n’attends jamais Bardamu. Lui et moi, c’est l’amitié invisible. On passe des mois, des ans sans se voir, sans se parler, puis un jour, on se retrouve et on continue comme si nous nous étions quittés la veille. Il avait eu « l’adresse » par un de mes cousins qu’avait lui même entendu la rumeur de ma fuite.
Bardamu attaqua directement après s’être assis sur un des ronds que j’avais ramené au bord de l’eau, une bière à la main. Il avait amorcé : « J’ai vu Astrid ». Je pris à mon tour une bonne gorgée. « Faudrait que tu la vois que tu lui parles ». J’avalais cul-sec le reste de ma bouteille avant de lui répondre que j’en avais pas envie, que j’étais bien là depuis, que j'aspirais à ce qu’on ne vienne plus me faire chier, me traiter ou je ne sais quoi. « Je lui ai dit que tu étais là » avait-il conclu. J’enfonçais ma main dans le seau pour en sortir une autre et décompresser la colère qui montait. Dans ce qu’il me restait de rancœur, il venait là avec son bâton faire remonter tout ça sans ménagement.
Je me suis contenté d’opiner de la tête et d’avaler ma bouteille.
Vite la discussion avait changé de thème, de région.
Bardamu était grand seigneur. Grand seigneur au boulot, en famille, en société. Réussissait peu ou prou tout ce qu’il entreprenait avec une arrogante facilité, tout en naturel, sans forcer.
Nous nous étions rencontrés à la faculté de droit, il avait fini avocat, j’avais fini courtier en assurance à distance. Il avait fini marié avec deux gamins, des plans culs à la petite semaine. J’étais divorcé, sans gamins, et je n’avais plus baisé depuis trois ans.
Pourtant, y avait-il toujours quelque-chose d’incassable entre nous. Ce qu’on pourrait appeler de l’amitié.Nous ne nous comprenions pas forcément, mais nous nous accordions.
Il était resté jusqu’au lendemain, comme ça. M’avait dit que ça lui avait fait du bien un peu de
simplicité, mais avait tout autant hâte de retrouver son petit canapé et les cuisses de sa femme.
Je l’entendais bien.
Une fois son SUV parti, lui avec, du chemin de terre qui menait jusqu’ici, je n’avais eu qu’une envie : picoler. Il était 10h30, grand bien m’en fasse. Je m’installais dès lors sur le ponton que je m’étais fabriqué avec deux vieux fûts et une palette. Le seau rempli de bière à fraîchir dans la rivière et mes pieds dans l’eau. Il n’y avait plus qu’à attendre que l’ivresse monte, que le visage d’Astrid disparaisse.
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