19.Neela
Je retourne au pas de course vers le laboratoire. Mon amie m’y attend rayonnante dans sa robe légère. Elle accourt dans ma direction, la mine réjouie.
— Neela, comme je suis heureuse ! Tu es libre !
Libre ? Tout est relatif. Le conseil y consent tant que je reste dans notre communauté. Je doute que mes envies d’installations sur nos anciennes terres en fassent partie. Azur trouverait des mots rassurants. J’espère avoir l’occasion de parler de tout ce qui s’est passé avec lui prochainement. Flanie s’approche et me serre dans ses bras un court instant.
— J’ai croisé ton père dans Rial.
— Vraiment ? C’est étonnant.
— Disons que ce n’était pas le fruit du hasard, j’ai peut-être un peu forcé le destin.
— Ingénieuse la petite, fait remarquer Calys. Elle me plait.
— Et que t’a-t-il raconté ?
— Que je dois organiser une sortie dans Narbète.
Je me tétanise. Hors de question ! L’incident dans la salle du conseil suffit.
— Alléluia ! s’écrie Calys en sifflant à tue-tête. Enfin de saintes paroles.
J’hallucine. C’est quoi ce comportement immature ?
— Et Gabriel ? s’empresse de rappeler Fala.
Enfin quelqu’un qui pense aux priorités.
— Moins vite je le verrai, mieux je me porterai, ronchonne la déesse.
À mon tour de me manifester.
— Hé ! ho ! Je suis là, je vous entends et je ne compte pas y aller.
— Minute papillon, s’offusque l’insouciante qui partage mon corps, c’est pas toi qui réclamais une pause ?
— Oui, ici, la visite du jardin ne t’intéresse plus ?
— Et bien…
Un raclement de gorge se fait entendre. On dirait que mon amie cherche à attirer mon attention. Gérer ses deux furies à l’intérieur tout en gardant à l’esprit qu’une personne interagit à l’extérieur... J’ai parfois du mal.
— Dois-je comprendre que tu discutes avec Fala ? J’imagine qu’elle s’y oppose ?
C’est vrai, je n’ai rien dit à Flanie pour la déesse. Deux options : soit je lui révèle tout, soit j’utilise son ignorance pour me sortir de ce bourbier.
Pardonne-moi Flanie. J’affiche mon plus beau visage innocent.
— Exactement. Il y a bien trop à faire dans le jardin.
— Menteuse ! s’exclame l’intéressée, outrée.
Flanie tourne les talons et va s’installer sur l’une des chaises du laboratoire. Je l’observe faire à moitié intriguée. Jambes croisées, elle tapote son menton puis déclare d’une voix monocorde :
— Ah ! Je croyais que tu avais plutôt peur de refaire un malaise.
Les bras m’en tombent. Le traitre, il a vendu la mèche.
— Je l’adore trop ! Quelle futée ! s’enthousiasme la déesse.
— Mon père n’a pas su tenir sa langue. Alors oui, je ne veux pas réitérer l’expérience.
Elle m’incite à la rejoindre en me montrant l’autre siège. Incapable de refuser son invitation, je m’assois. Elle attrape ma main et la serre dans la sienne.
— Je serais là, Neela.
— « Nous » serons là, reprend Calys, personne ne te fera aucun mal. Mes pouvoirs sont plus actifs que jamais. Tes barrières psychiques, c’est du béton ! Alors, fais-moi confiance.
Et bien… Tout le monde est contre moi. Quand je dis « tout le monde », je parle de Calys évidemment. C’est quoi du béton ? Je ne comprends jamais rien à ce qu’elle me raconte.
— Oh le vent ! s’écrie Fala.
— La ferme, l’abeille. Neela, tu veux être fixée sur tes capacités. J’ai une idée. Éprouvons ton mur mental.
Ben voyons. Mon dernier entrainement remonte à une éternité. Je… Oh ! Oh ! Pas si bête cette idée. Il suffit que je me laisse faire et hop, pas de Narbète. Personne ne m’en voudra puisque j’aurai essayé.
— D’accord, mais à une condition.
— Super ! s’enflamme Flanie, je t’emmène dans la plus incroyable des boutiques.
Hein ?
— Non ! Non ! Je donnais juste mon accord à la voix dans ma tête pour une expérience loufoque. Pour l’instant, je reste ici.
— Très bien, acquiesce-t-elle, des étoiles plein les yeux. Ce test nous permettra-t-il d’aller en ville en cas de validation ?
— Peut-être.
— Parfait, applaudit-elle. En quoi consiste-t-il ?
Je la stoppe une main en l’air et montre mon crâne.
— La petite voix dans la tête, tu te rappelles.
— Ah, oui.
— Laisse-moi le temps de voir avec elle.
Aussi vive qu’un ressort, elle saute jusqu’à Fala assise sur la table.
— Je compte sur toi, petite voix.
Cette chipie lui pince le nez. Du Fala tout craché. Pauvre Flanie, elle si crédule parfois.
— Pas de problème, ma belle ! Calysta gère, nous irons en ville faire la fête.
— Une visite, Calys, ce sera une visite, voilà ma condition. Oh et que tu arrêtes d’appeler Fala, Cupidon. C’est bien assez compliqué comme ça.
— Rabat-joie.
Décidément, cette déesse incarne parfaitement l’idée que je me faisais de la Flamme. Un tempérament brulant tout sur son passage.
— Et si nous abordions les points de ce test avant d’envisager quoi que ce soit ?
— Alors, l’abeille, tu vas canaliser toute la magie que tu peux pour la projeter sur les barrières mentales de Neela.
— Non, mais ça va pas la tête ! riposte immédiatement la reine, je risque de la détruire.
Je commence à regretter ma décision.
— Il ne se passera rien ! Je te le garantis. Dois-je te rappeler qui était mon mentor et par qui j’ai été élevé ? Dois-je aussi te rappeler que je suis une déesse ?
— Non, ce ne sera pas nécessaire.
Fala qui capitule aussi vite ? On aura tout vu.
— Bien, alors balance tout ce que tu as Cupidon, Fala je veux dire.
L’incertitude grandit.
— J’ai le droit de donner mon avis avant que mon corps explose ?
— Neela, tu ne risques rien, m’assure Calys. Tu entends, absolument rien.
Alors que je m’apprête à faire marche arrière. Tant pis si je passe pour une dégonflée. Une douce chaleur éthérée s’empare de mon corps et me réconforte.
— Aie foi en moi comme tu as foi en mon père.
Impossible d’expliquer l’évolution de ce que je ressens. Plus efficaces qu’un coup de balai devant une porte. Mes craintes disparaissent une à une, emportées par une force qui me pousse vers l’avant. Je me sens invincible. Prête à tout affronter : Torse bombé, épaules en arrière, menton relevé. Je brule de l’intérieur.
— Vas-y, je suis prête.
Fala s’envole sous ma sommation.
— Sortons d’ici que j’ appelle l’essaim.
Sous le regard interrogateur de Flanie, je suis la reine à l’extérieur de la serre. Mon amie s’empresse de nous suivre. Après quelques minutes de marche, elle s’arrête dans un champ à l’écart du jardin.
— Voilà, ici ce sera parfait, affirme-t-elle en tournant sur elle-même.
— Tu m’expliques, s’aventure Flanie à mi-voix.
Toujours éprise par cette étrange conviction. J’expose ce qu’il m’attend.
— Fala va malmener mes barrières psychiques. Si je parviens à résister, j’aurai la preuve que je suis capable d’affronter les habitants de Narbète.
— C’est dangereux.
— Oui, alors recule-toi. Elle semble horrifiée. Je me sens si forte. Ne t’inquiète pas, il ne m’arrivera rien.
Je le crois. C’en est presque irréel.
Face à moi, Fala émet un son sifflant avec ses ailes pour convoquer l’essaim. Celui-ci apparait la seconde suivante dans un bourdonnement puissant.
— Prête ?
Je signe de la tête.
L’aura de Fala s’intensifie, tous les Ionodins bruissent des ailes. Une vague d’énergie prodigieuse gonfle et s’amplifie. Des rafales aplatissent les herbes. Les oiseaux s’envolent. Même l’harmonie de la nature s’en trouve perturbée. Pourtant, je contemple cette onde, émerveillée, atteindre son point de rupture.
Puis tout s’accélère.
Flanie crie.
Le faisceau dévastateur se dresse comme un fouet composé de milliers de fils harmoniques, prêts à s’abattre. Je ferme les paupières, consciente que ma vie ne tient plus qu’à cette foi et inspire à fond.
Les secondes passent, mais rien.
— Tu vas rester longtemps comme ça ? Mode jésus, bras en croix.
J’ouvre un œil, puis l’autre.
Flanie saute dans tous les sens au milieu de l’essaim.
— Par Moniris, Neela, tu es incroyable. Tu as dévié le pouvoir des Ionodins. Il a rebondi contre un mur invisible devant toi avant de disparaitre. Comment as-tu fait ?
Autant tout lui dire.
— Je suis habitée par une déesse.
Elle se rapproche à grands pas.
— Avec tout ce bruit, je n’ai pas compris. Répète.
— Je suis habitée par une déesse.
Elle sourit de plus belle.
— Évidemment ! Tu as la Flamme en toi ! Tu es une déesse.
Je secoue la tête.
— C’est moi ou elle a pris ton aveu au premier degré, s’étonne Calys.
— Cette divine a parfois la comprenette difficile.
— Fala ! Flanie est mon amie.
— L’un n’empêche pas l’autre, riposte-t-elle déjà haut dans le ciel. Je retourne à la ruche préparer la protection du jardin. Profite de ma générosité pour découvrir Narbète. Je ne veux plus te voir jusqu’à demain.
Flanie agite la main en guise d’au revoir.
— L’expérience a-t-elle été concluante ?
Je souris pendant que Calys exprime sa joie dans ma tête.
— Oui.
Elle me serre par les épaules jusqu’à notre retour au jardin.
Trente minutes plus tard, nous y sommes. Jamais je n’avais marché aussi vite. Alors que nous venons d’atteindre les portes de Narbète, Flanie ne tient plus en place. Comment la canaliser alors que je suis en effervescence. J’ai dû attendre un long moment avant de retrouver mes sentiments. Sacrée déesse, son pouvoir impressionne. Il agit comme un bouclier protecteur. Les ondes de la cité ricochent comme un millier de balles contre une vitre.
En haut des remparts, les gardes me saluent en abaissant la pointe de leur lance. J’agite une main timide en retour. Dans l’embrasure, j’aperçois le conseiller Ragnor. Aussitôt mes épaules s’affaissent.
Que fait-il là ?
J’interroge Flanie du regard.
Elle fait la moue comme s’il s’agissait d’une fatalité. En fin de compte, cette escapade risque de suivre un tout autre chemin.
— Conseiller Ragnor.
— Princesse Neela. Spécialiste Dolnor. La garde nous a prévenus de votre arrivée. Comment puis-je vous être utile ?
— En nous foutant la paix par exemple.
— Calys…
— Conseiller, vous en avez déjà bien assez fait. Cet après-midi, je souhaite la passer en compagnie de mon amie. Nous nous verrons ce soir à la cérémonie.
— N’oubliez pas vos obligations dans la salle commune Flanie.
— Oui, Grand-master.
Heureuses, nous fonçons vers l’inconnu.
— Et bien, jamais je n’oserai lui parler sur ce ton.
— Je ne veux pas le blesser, mais j’ai besoin d’espace. À quoi sert la liberté si un chaperon regarde par-dessus mon épaule à tout bout de champ.
Mon amie rit sous cape. Bras dessus, bras dessous, nous filons vers la grande avenue.
— Si je m’attendais… s’extasie la déesse. Cette cité sort tout droit d’un livre de Tolkien.
— Un orateur terrien ?
— Non. Écrivain. Un homme adorable.
Tandis que Calys énumère les qualités de ce Tolkien, j’admire les rues qui regorgent de vie et de beauté. Des milliers de fleurs multicolores garnissent les façades d’érables rouge géants. Des enseignes chatoyantes flottent comme des drapeaux sur les devantures des boutiques. L’air embaume d’effluves de pain, de brioche et autres senteurs alléchantes. Mes papilles frétillent d’enthousiasmes. Au-dessus de nos têtes, des frondaisons rubis tamisent les rayons du soleil d’automne.
Dire que ce soir, la jungle qui entoure la cité ne sera plus. Rial la détruira. Ses spores sèmeront la forêt d’érables géants. Les feuilles tomberont et les allées seront aussi rouge que ce ciel de verdure. En une nuit, le paysage changera jusqu’au prochain solstice où la forêt de conifères accueillera l’hiver.
— Tout va bien Neela ?
— Oui, je pensais à ce soir.
— La cérémonie ?
— Non, Rial.
— Tous les maitres divins appréhendent l’ouverture des mondes. Ils imaginent que la puissance de Rial risque d’influer sur le bon déroulement du rituel.
— Pourquoi parle-t-elle de porte dimensionnelle ? se renseigne Calys.
Si elle croit utiliser celui-ci pour retourner chez elle, c’est raté.
— Non, il s’agit juste d’un passage pour permettre notre communion avec la nature. Tiens, regarde l’avant-bras de cette femme.
— Ouais. Elle porte un tatouage composé de plusieurs feuilles.
— En effet, chez nous c’est le symbole de notre attachement au sacre de la terre. Tous les cent ans, un Narbe renforce son appartenance et une nouvelle feuille apparait.
— Parfois j’ai l’impression que tu parles toujours avec Jaal.
Cette phrase me ramène aussitôt vers le monde extérieur.
— Non. Je discute avec la déesse qui vit en moi.
— Très drôle.
Hé bien. Quand la vérité souhaite l’anonymat…
Elle ne pourra pas dire que je lui ai caché.
— Enfer et damnation ! Que font des anges ici ?
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