23.Neela
Voir tant de monde me terrifie et m’exalte à la fois si bien que ce double sentiment me tord l’estomac de façon exquise, mais douloureuse. Le conseil au complet me gratifie de saluts courtois lorsque je m’assois à côté de mon père. Le prince rejoint les membres des autres factions et nous nous promettons de nous revoir pour la réception. Si Calys me voyait.
Un groupe Altien à la peau diaphane discutent avec un groupe de Furias, le peuple du sacre du feu. L’un comme l’autre affiche avec fierté ses couleurs. Ma curiosité naturelle l’emporte et m’autorise à tendre l’oreille. Je suis certaine que nos livres de la bibliothèque ne renferment pas le quart de la réalité. Maintenant que je suis libre d’aller et venir à ma guise, rien ne m’empêche d’assouvir ma soif de savoir. Le Furias aux yeux violets semble contrarié par les retards de livraison de la flotte Altienne. Je ne saisis pas toute l’importance de ce dilemme mais la discussion s’enchaine sur les traités établis entre les deux sacres. Avons-nous le même genre de relations avec le Elaîfles ? Je me rends compte à cet instant que je suis loin du dédale politique et que mon père a su me préserver de tout.
Soudain, le tumulte s’estompe. Un groupe de six musiciens s’installent sur la gauche de la scène. Ils portent tous une tunique beige, la couleur des Inventeurs. Tout le monde se tait. Les premières notes d’instruments à vent et à corde envahissent l’espace d’une douce mélodie. En réponse, la caverne résonne entière. Flanie se lève, ainsi que d’autres divins et comme un essaim attiré par la lumière du feu, elles rejoignent le centre du décor autour de la fontaine. Je suis hypnotisée par la scène. Commence alors une étrange danse collective, les corps souples et harmonieux tournent, s’arquent, se croisent, se touchent en rythme. D’avant en arrière, de gauche à droite, on dirait des esprits flottants. Peu à peu, une transe habite les divins, la musique s’accélère modifiant l’atmosphère. Un seul cœur, une seule âme. La surface de l’eau frémit au moment même où l’arbre Rial s’éveille, plus brillant que le soleil, que la vie.
Lentement, un ruban de lanternes encercle la fontaine, l’effet de la connexion des mondes. L’énergie se propage jusqu’à l’arbre Rial. Il diffuse, en cette nuit de changement de saison, une telle puissance que sur ses racines, fleurissent des bourgeons de vie capable de guérir toutes les afflictions une fois éclos.
Je laisse tomber mes boucliers psychiques pour accueillir ce flux naturel, il me traverse de part en part aussi pur qu’une nouvelle âme. Rose semble aussi l’apprécier, j’en ai la chair de poule. Mon père se lève et avance jusqu’à la pointe des racines qui surplombe la foule.
— Peuple de la terre, depuis la séparation de notre peuple en quatre factions afin de préserver le pouvoir des arcanes, il a été décidé de laisser à chaque arcan le choix sur la faction dont il souhaite se lier pour le reste de sa vie. Une période d’un siècle a donc été jugé opportune pour en décider. Cette nuit marque un tournant pour certains de nos centenaires qui recevront en plus de la marque de Yuma un demi-dieu de la nature. Comme à chaque cérémonie un représentant des autres factions nous a fait l’honneur de venir, accompagné de ceux voulant rallier notre communauté. Nous avons aussi la chance d’avoir à nos côtés, celle que nous protégeons depuis toujours, ma fille et grand-master Neela, porteur de la Flamme.
La foule frappe du pied en cadence pour montrer son excitation.
Emue par cette démonstration d’affection, je décide de rejoindre mon père pour saluer chaleureusement la communauté. Si seulement Jaal était là, il serait heureux. J’ai le sentiment d’avoir enfin trouvé ma place. Il ne manque que Fala à mes côtés pour parfaire ce moment important. Cette tête de mule a toujours été présente pour les moments importants de ma vie sans jamais faillir. Notre dispute me pèse. Je dois la voir pour qu’on s’explique. Je ne veux pas qu’elle imagine que ma liberté empiète sur notre amitié. Nous avons passé un grand cap suite à la révélation concernant Calys. Et je constate avec satisfaction que rien n’a changé.
Le temps passe et le reste du discours de mon père glisse à l’intérieur de mes oreilles sans s’y arrêter. Mon esprit est trop préoccupé par Fala et la façon dont je dois gérer cette crise. J’ai été impulsive et même si ce n’est pas notre première divergence d’opinion, jamais je n’avais fait usage de ma voix de Grand-master. Je regrette tellement.
— … à tous. Que la cérémonie commence ! s’écrit la voix puissante de notre guide.
Mon père s’empare de ma main, la retourne puis la soulève en l’air. Un à un les autres centenaires font de même. Mes yeux harponnent le vortex luminescent qui flotte à la surface de la fontaine. Mon cœur s’emballe d’excitation. Les divins ont ouvert la porte des mondes et je n’ai rien vu. La marque de Yuma va se dévoiler sur tous ceux qui l’attendent avec impatience.
Des milliers de scintillement se répandent dans l’atmosphère formant des tourbillons étincelants avant de se poser en un amas d’étoiles sur chaque paume tendue. On dirait des battements d’ailes de papillons. Ma main se réchauffe de plus en plus. La lumière s’intensifie au rythme de la musique. Je ne la distingue plus. J’ose à peine bouger mes doigts. Mon père sourit et la foule frappe encore plus fort du pied. La frénésie s’empare des miens. J’ai envie de crier ma joie. La marque du premier feuillage se dessine sur mon avant-bras. Elle scintille en surface comme la sève de l’arbre Rial.
Tout à coup, le noir.
La main de mon père quitte la mienne.
Il se passe quoi là ?
Aveugle et sous le choc, la population diffuse des ondes apeurées semblables à celles de l’altercation avec le golem, même Rose se modifie en une combinaison de cuir sans me demander mon avis. Tout le monde semble déboussoler. La Grand-master Bétina évoque une bulle de lumière magique, aussitôt les autres membres de la caste des sciences magiques font de même.
Mon père a disparu !
Je balaie la salle, mais je ne vois que les gardes chargés de la protection des invités des factions s’occuper de les évacuer.
Tout en marchant vers moi, le général Enole lance des instructions.
— Princesse, vous devriez rentrer à la serre, vous y serez en sécurité.
— Général où est mon père ?
Il baisse les yeux.
— Général ?
— Je ne sais pas.
— Il était à mes côtés puis .
Le capitaine qui m’a arrêté surgit devant nous. Je tressaille. Il me jette de nombreux regards furtifs.
— Général, un groupe de Guetteurs est entré dans le périmètre de la cité. Notre guide est sur place. Nous ne savons pas si des Brumeux les accompagnent.
Je hoquette d’effroi et le général fronce ses sourcils épais.
— Mon père à transmuter ? Ce doit être grave.
— Je vois… Capitaine, je vous confie notre princesse.
— Certainement pas ! Je peux me débrouiller toute seule.
Le Général riposte.
— Ne me faite pas perdre mon temps ici, jeune fille. Vous ! Protégez-la, elle ne doit pas tomber entre leurs mains.
Qui sont Les Brumeux et les Guetteurs ? Et que cherchent-ils ?
— Demi-dieux ! Aux armes ! rugit le Général alors que son lion apparait. Nous sommes attaqués.
Cette simple information suffit à ce que tous les spectres quittent le corps de chaque narbe. Il y a en a partout. Ils vont fusionner avec leur hôte pour combattre.
J’attrape l’épaule du capitaine et le presse de partir.
— Prenons les souterrains jusqu’à la serre, je vais solliciter l’aide de la ruche si j’arrive à contacter Fala.
— Excellente idée, je sais à quel point ils sont redoutables.
Nous courrons vers la sortie afin de remonter le boyau menant à la surface. Dehors, c’est la désolation, Rial vient de répandre les spores et toute la flore se flétrie sous les rayons lunaires. J’entends des cris stridents fouetter l’air au loin.
— Ce sont les Guetteurs, m’informe le capitaine. Nous devons faire vite.
En moins de cinq minutes nous avons atteint l’entrée de la bibliothèque. En voyant un groupe de divins se réfugier dans l’un des bâtiments sacrés, je pense soudain à Flanie.
Yuma faites qu’elle aille bien !
— Dépêchez-vous princesse, le temps nous est compté.
J’inspire à fond et fonce dans les escaliers. La fraicheur du tunnel rosit mes joues, mais je cours comme si ma vie en dépendait. Des secousses par intermittence font s’effriter le plafond de terre. C’est évident, les mages usent de leurs pouvoirs. Dépêchons-nous, il manquerait plus que nous restions coincés ici. Le gardien protecteur ours du capitaine prend possession de son corps. Crocs, griffes, yeux noirs, il lui transmet sa force en retour sa morphologie mute en une énorme bête aux poils bruns. Au lieu d’ouvrir la porte, il la brise d’un coup d’épaule.
Je stoppe net. La serre est sans dessus-dessous. Les fleurs sont piétinées, les arbres déracinés, les vitres fracassées. Mon laboratoire n’existe plus. Il ne reste rien. Le jardin souffre, son harmonie est déstabilisée.
La ruche !
Je saute par-dessus les débris et cours en direction de l’abri.
— Fala ! Fala !
La ruche a littéralement explosée en mille morceaux, le sol est recouvert de petits corps sans vie, mais pas celui de la reine.
— Non ! Non ! Fala !
J’ai beau crier, elle ne vient pas. J’abaisse mes boucliers psychiques pour la localiser, j’étends au maximum ma toile, rien n’y fait. Je ne la trouve pas. Je m’effondre à genoux, les joues ruisselantes de larmes.
— Fala ? croassé-je dans un souffle altéré de sanglots.
Délicatement, je commence à rassembler les corps éparpillés, je ne veux pas les laisser à même la terre.
— Nous devons partir, m’annonce la capitaine redevenu lui-même.
Sans répondre, je continue ma besogne. Il est hors de question que je parte et les laisse ici.
— Princesse, je vous en prie, nous n’avons pas le temps. Les Brumeux pourraient être à l’origine de la destruction de la serre.
Je m’en fiche. Ils sont ma famille.
— Princesse ! me rappelle encore une fois à l’ordre le capitaine.
Cette fois-ci, il m’attrape par le bras.
— Si la reine Fala n’est pas auprès des siens, c’est pour une bonne raison, ne croyez-vous pas ?
Je cligne plusieurs fois des paupières.
Peut-être.
Je le dévisage, les yeux encore imbibés de larmes. Puis-je seulement le croire ?
Il serre délicatement ma main. Son geste me redonne un peu d’espoir. Oui, certainement. Fala n’abandonnerait jamais son peuple.
— Je lui ai toujours dit de mettre la ruche en sécurité s’il y avait le moindre problème.
— Voilà, acquiesce le capitaine, et vous devez faire de même. Nous la retrouverons quand nous auront repoussé l’attaque.
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